Ce vendredi, la France hésite.
D’un côté, il y a celle qui aimerait bien aller travailler, mais qui est quelque peu gênée : sauf à pédaler de longues heures, l’essence vient à manquer.
De l’autre, il y a celle qui aimerait bien aller faire grève, manifester et secouer des petits fanions colorés, mais elle aussi semble empêchée.
D’un côté, on sent une exaspération monter, palpable jusque dans les papiers mal bigornés d’une presse qui cherche vraiment sur quel pied danser.
De l’autre, de merveilleux sondages nous annoncent pourtant que la population continue de soutenir les grèves l’inaction sociale les émeutes la mobilisation.
Il faut se rendre à l’évidence : la grille d’analyse traditionnelle, qui permet de mettre d’habitude deux blocs de France dos à dos, l’une tournée vers le patronat, le travail et le conservatisme, et l’autre tournée vers la classe ouvrière, les jackys acquis sociaux et le progressisme, cette grille binaire ne semble pas fonctionner.
En réalité, l’actuel mouvement saucial sur ragoût de réforme (délicieux si servi très chaud) semble bel et bien mélanger les genres, les ambiguïtés, les contre-évidences. Le nécessaire recul pour toute analyse provoque un moment de perplexité : l’homme honnête ne peut plus prendre parti.
D’un côté, il est difficile de supporter les petits mouvements de bras du gouvernement : enfilant les maladresses politiques, médiatiques voire constitutionnelles, il montre chaque minute qui passe son incroyable fébrilité dans la gestion des affaires du pays, avec ce petit parfum de panique assumée que seule la naïveté ou la désinvolture autorise avec aussi peu de conséquence.
Si la télé transmettait les odeurs, ce serait celle, âcre, de sueur et de gêne un peu rance qu’elle offrirait lorsqu’on irait interviewer le chef de l’état ou ses sbires. On sentirait le résultat des dures besognes pesantes des soudards républicains bricolant de vieilles machines poussives auxquelles ils ne comprennent absolument rien. Que ce soit la réforme des retraites ou, plus largement, le reste des montages législatifs improbables qui s’étalent sur les trois dernières années, la majorité et son gouvernement montrent une constance dans l’effervescence ridicule qui confine à l’obstination malgré les échecs patents qu’elle entraîne.
De l’autre côté, il est au moins aussi compliqué d’encaisser les abrutissantes stupidités dégoisées avec un aplomb formidable par l’opposition, dont les propositions ne sont plus qu’un distillat grossier des fruits absurdes d’une absence compacte de toute remise en question depuis les seventies. Stupidités auxquelles s’ajoutent d’ailleurs le chœur des pleureuses syndicales, qui traînent leur ventre, enflé des privilèges multiples de ceux qui s’y affilient, de manifestations bigarrées en blocages festifs, ayant pour seul horizon la déclaration officielle d’ouverture des jeux olympiques de la révolution prolétarienne, avec le succès mitigé (et quasi-comique) qu’on sait.
Il est en effet bien difficile de s’identifier tant aux bouffons qui tentent de pousser ou de tirer de leurs petits bras malingre l’énorme wagon France, qu’aux clowns grotesques qui le poussent et le tirent exactement dans le sens opposé.
Mais il y a peut-être une autre raison plus profonde : en pratique, cette contestation, aussi bruyante soit-elle, la majorité des Français s’en fout. Tout comme cette même majorité se contrefout des tentatives de Sarkozy et sa clique. C’est d’ailleurs parfaitement visible dans le taux d’abstention des dix dernières années d’élections. Cette majorité de Français aspire, très simplement, à faire sa petite vie dans son coin, sans trop se poser de question ; tout juste tente-t-elle d’éviter les ponctions, taxations et vexations fiscales des monarques en place ; tout juste essaie-t-elle de passer entre les gouttes des montées d’urticaire de telle ou telle catégorie revendiquant bruyamment ses privilèges.
Mieux : on sent, diffusément, que tous ces mouvements sont le résultat d’un profond emmerdement. Les syndicalistes s’emmerdent et veulent s’occuper : dans la vie de tous les jours, personne ne s’occupe d’eux, réellement. Ils sont la dernière roue du carrosse avec leur 5% de représentativité les jours de pluie, moins quand il fait beau. Ils sont caricaturés à souhait par les autres salariés, et font presque tout pour être caricaturaux.
Les fonctionnaires, dans leur grande majorité, s’ennuient : travail dévalorisé parce que n’ayant, en réalité, qu’une valeur très moyenne, trop nombreux pour être rares, trop peu rare pour être chers, ils sont eux aussi régulièrement caricaturaux et caricaturés. Les récents témoignages poignants de certains d’entre eux, maltraités à la rentrée, n’ayant pas assez reçus de petits bisous, montrent que l’idée même qu’il puisse exister un travail pénible s’est évaporée il y a bien longtemps.
Suivant en cela l’exemple de leurs aînés ou de leurs mentors, les lycéens s’ennuient en cours. Prodigieusement. D’ailleurs, il est piquant de constater que plus les pédagogos font absolument tout pour qu’il n’en soit rien, plus les élèves se morfondent. De fil en aiguille, ils en viennent à ne souhaiter qu’une chose : une bonne fête du slip revigorante et totalement futile.
Pas étonnant ensuite que les Jeunes Déçus, dont l’ennui, la morosité et l’absence d’occupation sont bien connus, emboîtent rapidement le pas.
Il ne reste plus aux frétillants bobos, dont une partie de la vie frétillante consiste à s’emmerder en frétillant un peu ici ou là, qu’à aller frétiller avec plein d’autres frétillants spécimens de gens qui s’emmerdent. Défiler dans la fraternité et la citoyenneté, c’est finalement encore plus frétillant que frétiller tout seul dans son coin, sur son Vélib’ ou dans sa Smart électrique.
En fait, c’est assez étonnant au final que cette foule de gens qui s’ennuient arrive à se fédérer suffisamment pour faire quoi que ce soit. L’oisiveté est mère de tous les vices, dit-on. Mais en réalité, il n’y a rien de pire que travailler à des choses parfaitement futiles et ridicules pour produire des catastrophes : qu’on soit au pouvoir ou dans la rue, le résultat est le même : le chaos. Car en réalité, que va-t-il ressortir de tout ce bordel incommensurable ?
Absolument rien.
D’un côté, la réforme est si timide, si mal boutiquée, si péniblement passée qu’elle n’apportera au mieux qu’un soulagement microscopique des finances pour un temps bien court. Reculer pour mieux sauter. Dans le gouffre.
De l’autre, les manifestations n’ont rien changé, ni à l’équilibre budgétaire, ni aux formidables performances françaises en matière de croissance, d’emploi ou même d’acquis sociaux. Aucune proposition concrète, au delà du mantra enfantin et niaiseux du « taxons les riches », n’a été formulée.
Le néant total.
Le constat est sans appel : il n’y a plus d’envie en France. Aux avenirs minuscules ont fait correspondre des passions étriquées. On se drape de grandiloquence et d’objectifs intenables. On se réjouit de victoires minables.
Ce pays s’ennuierait-il au point d’être foutu ?
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