Descendre dans la rue en réponse irrationnelle aux réformes économiques est une vieille tradition française. En 1848, quand un gouvernement élu démocratiquement a tenté d’endiguer l’inflation monétaire, le parti socialiste naissant a dressé des barricades dans Paris. Alexis de Tocqueville, alors membre du Parlement, écrit dans ses Mémoires que les Français s’y connaissaient très bien en politique et très peu en économie. Le désordre actuel causé dans les villes françaises par les grèves et les émeutes illustre la pérennité de cette culture politique.
Le prétexte au « mouvement social » actuel, comme nous l’appelons en français, est une initiative parfaitement rationnelle du président Nicolas Sarkozy de repousser l’âge légal de la retraite de 60 à 62 ans. En 1983, le président socialiste François Mitterrand l’avait abaissé de 65 à 60 ans. Le repousser à 62 ans constitue un modeste retour à la raison : 62 ans est en effet l’âge moyen dans l’Union Européenne.
Le raisonnement derrière cette réforme – le vieillissement de la population – peut être compris par tous les français. Une espérance de vie plus élevée et une croissance économique lente n’offrent pas d’autre choix pour sauver le système de financement des retraites de la banqueroute. Dès lors, pourquoi la population réagit-elle aussi violemment?
La gauche qui a initié les grèves représente pour l’essentiel le secteur public, soit un quart de la population active. Pour elle, toute modification du système des retraites est une première brèche dans l’Etat providence. La gauche française voit la façon dont les gouvernements scandinaves, allemand et britannique limitent les dépenses au nom de l’assainissement de finances et de l’augmentation de la croissance.
Les syndicats français craignent que la France ne suive le mouvement. Dans la mesure où ils représentent le secteur public, la relance de l’économie de marché ne les concerne pas. De plus, l’Etat providence est considéré par la gauche française comme une conquête historique sur la route du socialisme, qui reste le but ultime. Sachant qui les syndicats représentent, nous pouvons comprendre qu’ils choisissent la violence plutôt que les négociations : la France n’a pas le pragmatisme d’un pays scandinave.
Cela ne suffit pas à expliquer le soutien des grévistes par les lycéens et la relative sympathie d’une majorité de français – ou du moins la passivité de la majorité silencieuse. La personnalité de Nicolas Sarkozy pourrait expliquer, en partie, les sentiments partagés des français envers les grèves et les émeutes. Le Président est une figure qui divise, qui génère à gauche une hostilité plus grande que ses prédécesseurs conservateurs.
De plus, les Français sont fiers de leur Révolution : la rejouer, en moins violent et plus théâtral, est souvent perçu comme un devoir patriotique et culturel. Le fait que, dans les programmes scolaires français, la Révolution de 1789-1793 soit enseignée avec passion par des professeurs de gauche n’aide pas. Apparemment, ils oublient le mot de Marx sur l’histoire qui se répète toujours deux fois : la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une comédie.
Pour les jeunes, les émeutes de rue sont une sorte de rite de passage. Ils rejouent la Révolution comme leurs parents en mai 1968. La comparaison est éloquente : mai 1968 fut une rébellion parisienne d’enfants gâtés, demandant plus de libertés individuelles, dans une société autoritaire dominée par la figure hautaine du général Charles de Gaulle. À l’époque, il n’y avait pas de chômage, pas d’inquiétude pour l’avenir. Aussi, en mai 1968, il n’y avait pas l’équivalent des violentes émeutes auxquelles on assiste aujourd’hui. Ce nouveau genre de violence gratuite est le résultat regrettable de décennies d’immigration non contrôlée, de manque d’opportunités et d’une tolérance de la police dans de vastes zones de non-droit en banlieue.
La violence actuelle cessera quand les Français se lasseront des événements et exigeront le retour au calme. En 1968, le gouvernement de Gaulle fut apte à rétablir l’ordre quand les pompes à essence furent vides. Le même dénouement est à attendre cette fois-ci, et rien ne sera résolu : le départ à la retraite sera repoussé à 62 ans, mais la vraie bataille aura lieu plus tard.
Le débat sur le juste équilibre entre un Etat providence adoré des européens et une économie dynamique a commencé dans les pays scandinaves il y a plusieurs années. Le Danemark, par exemple, a développé le concept créatif de « flexisécurité » : le marché du travail a été dérégularisé, les employés licenciés sont immédiatement envoyés dans des écoles de formation et doivent accepter le premier travail qu’on leur propose. L’assouplissement des régulations a permis de créer de nouveaux emplois. L’Allemagne a relancé le marché du travail en réduisant les allocations chômage. Le Royaume-Uni de David Cameron transfère le soutien financier accordé aux classes moyennes vers les plus démunis. En France, Nicolas Sarkozy – qui a été élu sur la base d’une économie de libre marché – est devenu un adepte inconditionnel de l’étatisme, comme tous ses prédécesseurs.
En conclure que la France ne changera jamais ne serait, cependant, pas totalement exact. Malgré une droite napoléonienne et une gauche marxiste, l’économie française est devenue bien plus ouverte sur le marché qu’il y a 20 ou 30 ans. Les membres de l’élite veulent aujourd’hui devenir des entrepreneurs, et non des bureaucrates. Une telle évolution n’a pas été souhaitée par les leaders politiques, elle s’est imposée à la société française à travers l’influence libératrice de la mondialisation et de l’Union Européenne. Cette confrontation entre Nicolas Sarkozy et les syndicats ne pèse pas lourd comparée à ces tendances historiques.
Article repris avec l’aimable autorisation de l’auteur du blog de Guy Sorman.
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