Par Ralph Raico.
Traduction : Arthur Gautier pour l’Institut Coppet.
Définition du libéralisme classique
Le « libéralisme classique » désigne la doctrine qui défend la propriété privée, une économie de marché non entravée, l’État de droit, les garanties constitutionnelles de liberté religieuse et de liberté de la presse, et des relations internationales pacifiées par le libre-échange. Jusqu’à l’aube du XXe siècle, on parlait simplement de « libéralisme » pour nommer cette doctrine. Dans les pays anglo-saxons, le qualificatif « classique » est devenu indispensable car le mot libéralisme a été associé à de graves entraves à la propriété privée et au libre marché, commises au nom de l’égalité. Cette version du libéralisme, si tant est qu’on puisse encore l’appeler ainsi, est parfois qualifiée de « social-libéralisme», voire de « nouveau libéralisme ». Nous emploierons ici le terme de libéralisme dans son acception classique.
De portée universelle, la doctrine libérale n’en reste pas moins le produit d’une culture distincte et d’une histoire particulière. Comme l’a clairement démontré Lord Acton, cette civilisation est l’Occident, cette Europe qui fut l’alliée de la papauté romaine. Son berceau, en d’autres termes, est la société humaine ayant connu le « miracle européen », pour reprendre les termes d’E.L. Jones. Les circonstances historiques de sa naissance sont l’affrontement entre les institutions et les valeurs de libertés héritées de l’Antiquité et du Moyen-Âge et les tentations absolutistes et étatistes des XVIe et XVIIe siècles.
La révolte des Hollandais contre l’absolutisme des Habsbourg a engendré un régime politique de nature libérale : l’État de droit, y compris un solide attachement aux droits de propriété ; la tolérance religieuse ; une grande liberté d’expression ; un gouvernement central mais aux pouvoirs strictement limités. Le succès stupéfiant de l’expérience néerlandaise a eu une influence considérable sur la pensée européenne et, petit à petit, sur ses pratiques politiques. Ce fut particulièrement vrai en Angleterre. L’histoire du libéralisme est caractérisée par une interaction féconde entre la théorie et la réalité sociale : l’observation du réel stimulait et améliorait les réflexions théoriques, tandis que la théorie inspirait de nouvelles réformes.
Au cours des querelles constitutionnelles émaillant l’Angleterre au XVIIe siècle, de nombreux individus et groupes ont montré des inclinations libérales. Cependant, le premier parti ouvertement libéral dans l’histoire européenne fut celui des Levellers. Emmené par John Lilburne et Richard Overton, ce mouvement radical issu des classes moyennes revendiquait la liberté de commercer, la fin des monopoles étatiques, la séparation de l’Église et de l’État, la représentation du peuple et des limites au pouvoir, y compris à celui du parlement. Leur insistance sur la propriété privée, en commençant par la propriété de soi, et leur hostilité au pouvoir étatique viennent discréditer tout amalgame entre les Levellers et les présocialistes Diggers, comme on l’a souvent fait. Malgré leurs échecs, les Levellers ont fourni aux anglo-saxons le prototype du libéralisme des middle classes. La fin du XVIIe siècle verra John Locke appliquer la doctrine des droits naturels à la vie humaine, à la liberté et à la propriété foncière – qu’il désignera génériquement sous le terme de property – sous une forme qui se transmettra aux Whigs du XVIIIe siècle à aux révolutionnaires américains.
L’Amérique, relais du libéralisme classique
L’Amérique devint le modèle de la nation libérale dans le monde, à la suite de l’Angleterre. Tout au long du XIXe siècle, la société américaine fut marquée par une quasi-absence d’État dans bien des domaines, ce qui ne manquait pas de surprendre les observateurs européens. Des idées libérales radicales étaient défendues par des groupes tels que les Jeffersoniens, les Jacksoniens, les abolitionnistes et les anti-impérialistes de la fin du siècle.
Jusqu’à une bonne partie du XXe siècle, les idées libérales les plus importantes ont continué d’être produites en Europe. Le XVIIIe siècle fut particulièrement fécond en la matière. Les penseurs des « Lumières écossaises » y ont joué un rôle majeur, comme David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson et Dugald Stewart. Leur analyse a mis au jour « l’origine de structures sociales complexes ne nécessitant pas d’intelligence planificatrice », selon les mots de Ronald Hamowy.
La théorie écossaise de l’ordre spontané a largement contribué à concevoir le caractère autonome de la société civile, qui n’a besoin de l’État que pour défendre les citoyens contre la violation de leurs droits individuels. Dans sa notice biographique consacrée à Adam Smith (1811), Dugald Stewart le résume ainsi : « Pour passer de la barbarie à l’opulence, un État n’a besoin de rien d’autre que la paix, de faibles taxes et une institution judiciaire raisonnable ; le reste n’est que le cours naturel des choses. » La célèbre formule des Physiocrates, « laissez faire, laissez passer, le monde va de lui-même » inspire le programme libéral et sa philosophie sous-jacente. L’ordre spontané a ensuite été théorisé par des penseurs plus proches de nous, comme Herbert Spencer et Carl Menger au XIXe siècle et F.A. Hayek et Michael Polanyi au XXe.
Or, cette idée singulière oppose les libéraux aux conservateurs comme Burke, pourtant proches du libéralisme à de nombreux égards. Là où les libéraux voient dans le marché au sens large, entendu comme un vaste réseau d’échange volontaire, la matrice d’un système d’institutions et de mœurs pérenne, les conservateurs pensent que les fondations indispensables de la société résident dans l’action de l’Etat, au-delà de la seule protection de la vie, de la liberté et de la propriété, y compris en matière religieuse.
Liberté (Crédits : Alban Gonzalez, licence CC-BY-NC 2.0), via Flickr.Conservateurs contre libéraux
Le passage à l’ère industrielle a causé d’importants désaccords entre libéraux et conservateurs. Les élites conservatrices, notamment en Angleterre, ont souvent exploité les circonstances des premières décennies d’industrialisation pour ternir l’image de leurs adversaires libéraux. Avec le recul historique, il est clair que ce que l’on a appelé la « Révolution industrielle » fut contemporaine d’une explosion démographique sans précédent. Certains conservateurs ont profité de la prolifération de travailleurs pauvres dans les villes pour vilipender le marché pour son matérialisme, son inhumanité et son caractère anarchique.
Une autre source de conflits est survenue lorsque les libéraux ont associé le conservatisme au militarisme et à l’impérialisme. A l’exception d’une fraction des Whigs, pour qui la guerre peut se justifier à des fins libérales, et hormis le cas particulier des guerres d’unification nationale, le libéralisme était avant tout un pacifisme. L’École de Manchester a incarné cet idéal libéral anti-impérialiste, en la personne de ses leaders John Bright et Richard Cobden.
Ce dernier a notamment élaboré une analyse poussée des motivations belliqueuses des États. L’essor du libre-échange international était pour eux l’antidote contre les guerres. Le français Frédéric Bastiat a développé ces idées dans une doctrine libérale d’une grande pureté, qui a connu un écho favorable en Europe et plus tard aux États-Unis.
Les partisans du libéralisme n’ont pas toujours été cohérents, notamment quand ils s’en sont remis à l’État pour promouvoir leurs idées. En France, des libéraux ont utilisé les canaux des grandes écoles et instituts publics pour défendre le sécularisme sous le Directoire ; ils ont voté les lois anticléricales de la IIIe République quand bien même ils pourfendaient le Kulturkampf allemand à la même époque. Une trahison des principes libéraux que les plus conséquents des penseurs ont su heureusement éviter.
Une réconciliation partielle libéralisme et conservatisme
La réconciliation du libéralisme et du conservatisme anti-étatiste a été rendue possible après la Révolution française et l’Empire. Benjamin Constant en est certainement le meilleur exemple. Confronté aux dangers d’un pouvoir central illimité reposant sur la manipulation des principes démocratiques, Constant a cherché des contrepoids sociaux et des alliés théoriques tous azimuts. La foi religieuse, l’enracinement local et les traditions populaires furent considérées comme autant de forces contre l’oppression étatique. Alexis de Tocqueville a ensuite étendu l’approche de Constant, en devenant le grand analyste et contempteur de l’État bureaucratique qui s’annonçait.
Dans les pays anglo-saxons, l’hostilité des conservateurs a été exacerbée par leur focalisation exagérée sur le rôle de Bentham et des radicaux dans l’histoire des idées libérales. Dans On Liberty (1859), John Stuart Mill dévie ainsi de la pensée libérale classique en opposant la liberté de l’individu non seulement à l’Etat mais aussi à la « société ». A l’inverse de Constant ou d’un Wilhelm von Humboldt, qui considéraient les corps intermédiaires comme l’extension de l’action individuelle et des barrières à l’accroissement de l’État, Mill voulait libérer l’individu de toute tradition ou autorité, mêmes choisies délibérément par les peuples.
Mais c’est à l’État socialiste que le libéralisme classique s’est le plus vigoureusement opposé. L’austro-américain Ludwig von Mises s’est ainsi efforcé de démontrer l’impossibilité de toute planification centrale rationnelle. Prolifique pendant plus de 50 ans, Mises a réaffirmé la philosophie libérale et en est devenu le porte-parole au XXe siècle, après plusieurs décennies de marginalisation. Parmi les nombreux étudiants que Mises a influencé, Murray Rothbard a combiné l’école autrichienne d’économie avec la doctrine lockéenne du droit naturel pour donner naissance à une forme d’anarchisme individuel, l’« anarcho-capitalisme ». En étendant le domaine de la société civile au point de faire disparaître l’État, Rothbard atteint dès lors les limites du libéralisme originel.
Qu’est-ce que le libéralisme classique ? Et qu’est ce qu’il n’est pas ?
Le libéralisme classique est souvent opposé au « social-libéralisme », qui en serait une excroissance devenue autonome aux alentours de 1900. Mais ce libéralisme dit social dévie profondément de son homologue dans la mesure où il dénie la capacité autorégulatrice de la société : c’est l’État qui est inexorablement appelé à la rescousse pour réduire les inégalités sociales. L’argument selon lequel l’État poursuit ainsi les finalités du libéralisme en changeant simplement de moyens est irrecevable pour les libéraux conséquents : on pourrait en dire autant de toutes les variantes du socialisme. Il est d’ailleurs bien difficile, en théorie comme en pratique, de distinguer ce « social-libéralisme » du socialisme ! Il est également très discutable de dire que cette école de pensée provient du libéralisme classique, s’émancipant de celui-ci au tournant du XXe siècle. Le « social-libéralisme » existe au moins depuis Sismondi, tandis que l’État-providence était déjà en germe dans les écrits de certains grands auteurs libéraux classiques, comme Condorcet et Thomas Paine.
Avec le déclin du socialisme traditionnel, les libéraux classiques et les conservateurs seront certainement d’accord pour dire que le « social-libéralisme » est devenu le principal ennemi de la société civile. La préoccupation politique actuelle des libéraux classiques est dictée par la nécessité : il s’agit de combattre la tendance générale à l’appétit des hommes d’Etat, ce cauchemar qui rongeait autant Burke que Constant, Tocqueville et Herbert Spencer. Les querelles du passé paraissent désormais obsolètes. Libéraux et conservateurs anti-étatiques pourraient bien se découvrir plus de points communs que leurs prédécesseurs n’auraient pu imaginer.
Pour une présentation générale du libéralisme, on pourra se référer à Qu’est-ce que le libéralisme ?
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Publié initialement dans American Conservatism: An Encyclopedia, 2006. Repris dans Mises Daily, 16 août 2010. Traduction : Arthur Gautier, Institut Coppet.
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