Par Fernando Diaz Villanueva.
La légende raconte qu’à la fin de 1958 le nouveau ministre du Commerce [espagnol] fut convoqué au palais du Pardo pour y avoir une entrevue privée avec le général Franco. Ce ministre, Alberto Ullastres, madrilène, gominé, membre de l’Opus Dei et connaisseur de l’œuvre de Juan de Mariana – à qui il avait consacré sa thèse de doctorat –, se présenta ponctuellement au rendez-vous. Au fond du bureau, le Généralissime, en civil derrière une table, illuminée par une lampe jamais éteinte, leva la tête et lui demanda pourquoi l’Espagne était sur le point de faire faillite. Ullastres, homme de foi, mais non pas superstitieux, ajusta sa cravate et lui répondit en le regardant droit dans les yeux qu’il ne restait plus que 57 millions de dollars en réserve à la Banque d’Espagne, quatre fois moins que trois ans auparavant, que l’inflation avait explosé et le coût de la vie augmenté de 50% les deux dernières années, que le pays produisait peu et mal et traînait un déficit commercial de 400 millions de dollars.
Franco – qui ne savait d’économie que ce que lui en avaient raconté ses ministres socialistes de la Phalange, ceux-là même de la « justice sociale » et de la révolution encore à faire – rappela à Ullastres que les Espagnols gagnaient chaque fois mieux leur vie car le brave et loyal Girón de Velasco, militaire, phalangiste et ministre du Travail entre 1941 et 1957, augmentait continuellement leurs salaires par décret. Ullastres, pas impressionné pour un sou, répliqua que c’était là justement une des causes de l’inflation galopante qui frappait le pays et qu’en réalité les Espagnols gagnaient chaque fois moins en étant payés avec une monnaie qui perdait sa valeur, étant imprimée en trop grande quantité. Il détailla ensuite les autres maux qui affligeaient l’Espagne : une économie excessivement réglementée et déconnectée de l’extérieur pour satisfaire la lubie de l’autarcie, un taux de change de la peseta totalement artificiel, des dépenses publiques de loin supérieures à la capacité fiscale, un revenu par habitant toujours aussi bas vingt ans après la fin de la guerre. Et d’avertir que les grèves de 1956 pourraient très facilement se reproduire suite à la pénurie d’articles de première nécessité et l’absence de perspectives.
C’est alors que, toujours selon la légende, quelque chose se déclencha dans le cerveau de Franco et que ce dernier déclara accorder toute sa confiance à Ullastres et lui donna carte blanche pour régler les problèmes et sauver l’Espagne. Ullastres se réunit alors avec son ami et collègue Mariano Navarro Rubio, ministre des Finances et tous deux élaborèrent un plan pour sortir l’Espagne du trou où l’avait mise deux décennies de socialisme à la sauce phalangiste. Franco, militaire par essence, voulait des résultats, et rapides. Comme ils avaient peu de chances de trouver des appuis à domicile – bien au contraire ! –, Ullastres et Navarro partirent les chercher dehors. L’Organisation européenne de coopération économique, l’OECE (qui deviendra l’OCDE) leur tendit une perche sous la forme d’un rapport qui fut largement diffusé.
Les experts de l’OECE y avaient égrené une par une toutes les tares dont souffrait l’Espagne, le seul pays de l’Europe occidentale qui n’avait pas remonté la pente après la Seconde Guerre mondiale. L’autarcie franquiste était un suicide au ralenti qui allait déboucher sur sa tragique conclusion. L’économie, plombée par la doctrine du national-syndicalisme, était improductive, peu attractive pour les investisseurs étrangers et corsetée par une législation asphyxiante. L’Espagne et sa variante phalangiste du socialisme allait droit vers le précipice.
Le rapport de l’OECE avait été publié en mai 1959. Un mois plus tard, la prophétie d’Ullastres réalisée devant Franco devint réalité : le 18 juin, le parti communiste appela à la grève générale pacifique. Ce fut un échec complet, mais le gouvernement franquiste commença à s’inquiéter. Trois semaines plus tard, Ullastres se rendit à Washington où il se réunit avec des responsables du FMI pour peaufiner les derniers détails. À son retour, tout était prêt pour donner le plus grand coup de barre de toute l’histoire économique de l’Espagne.
Le 20 juillet 1959, Ullastres se présenta devant les Cortes pour y défendre son Plan national de Stabilisation économique (préparé avec les économistes Joan Sardà i Dexeus et Enrique Fuentes Quintana), face à un hémicycle rempli de vieux phalangistes, de militaires de réserve, d’évêques émérites, de représentants des syndicats… Les mesures qu’allait prendre le gouvernement étaient au nombre de huit et toutes très simples : la peseta serait convertible, les contrôles des prix seraient immédiatement supprimés, on éliminerait une grande partie des taxes douanières, on approuverait une législation favorisant l’investissement étranger, les taux d’intérêts monteraient jusqu’à s’ajuster au taux naturel de préférence temporelle, les salaires seraient gelés, les dépenses publiques seraient bloquées et le gouvernement ne pourrait plus refiler ne serait-ce qu’un centime de dette auprès de la Banque d’Espagne. Comme on était en dictature, on faisait ce que disait Franco et Ullastres vit son plan approuvé. Le jour suivant, il était publié au Journal officiel de l’État et démarrait.
Les résultats furent spectaculaires. En seulement un an, l’inflation diminua de 12,6 à 2,4%, les réserves de devises furent multipliées par trois et la balance des paiements présenta un surplus de 81 millions de dollars. En 1960, les touristes, attirés par le soleil et une plage rendue bon marché grâce à la convertibilité de la peseta (qui dévalua de plus de 40% par rapport au dollar), commencèrent à affluer en masse. Les entreprises européennes jetèrent également un coup d’œil par-dessus les Pyrénées et, au lieu d’une terre désolée par le socialisme aux couleurs bleues des chemises phalangistes, devinèrent une terre promise où installer leurs usines. Dix ans plus tard, Franco ne reconnaissait plus son Espagne. L’homme malade de l’Europe, ce romantique pays où les gens se déplaçaient en âne et où les journaliers travaillaient de l’aube au crépuscule pour un quignon de pain se transforma en la dixième puissance industrielle du monde. Le miracle espagnol avait eu lieu, sur un laps de temps très court.
Sans le Plan de Stabilisation et tout ce qu’il apporta avec lui, l’Espagne serait aujourd’hui très différente, et immanquablement pire. C’est pourquoi, les Espagnols ne remercieront jamais assez Alberto Ullastres qui en fut l’instigateur. Il mourut en 2001, dans un relatif anonymat, après être devenu très logiquement un des plus grands spécialistes de l’École de Salamanque. On reconnaît l’arbre à ses fruits.
Intéressant. Malheureusement pour nous autres aujourd’hui en France, ça semble inapplicable.
Il nous faudrait une telle politique.