La Liberté et le droit, par Bruno Leoni

Pour Bruno Leoni, les lois sont l’expression de la cynique détermination à obtenir faveurs et privilèges

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La Liberté et le droit, par Bruno Leoni

Publié le 6 décembre 2010
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En valorisant la complexité du droit historique, Leoni nous montre que plusieurs relations légales n’ont rien de juridique et, au contraire, marquent la négation la plus radicale du droit. À ses yeux, les lois qui sont produites par les mécanismes politiques démocratiques sont l’expression de la cynique détermination à obtenir faveurs et privilèges et d’un conflit entre intérêts opposés.

À l’intérieur de la philosophie du droit du XXe siècle, Bruno Leoni est l’auteur qui a interprété le libéralisme classique de la manière la plus cohérente et la plus rigoureuse. Pour cette raison, sa présence a toujours été très originale et stimulante, authentiquement à contre-courant et capable de remettre en question les dogmes les plus établis.

Savant polyédrique (juriste et philosophe, mais en même temps passionné de science politique, théorie économique et histoire des idées politiques), Leoni a ouvert au cours des années 50 et 60 la route à plusieurs orientations : de la Public Choice à l’Economic Analysis of Law, jusqu’à l’étude interdisciplinaire de ces institutions – le droit, par exemple – qui se développent non sur la base de décisions imposées d’en haut, mais plutôt grâce à la capacité de s’auto-générer et évoluer du bas.

Après sa mort en 1967 dans des circonstances tragiques, Leoni a été longtemps oublié sur le Vieux Continent, même s’il a continué à inspirer plusieurs protagonistes de la pensée libérale américaine. Tout cela n’est pas surprenant si on considère que son individualisme intégral n’est pas du tout en syntonie avec l’Europe contemporaine, mais plutôt avec la tradition civile des États-Unis et surtout de ses tendances les plus libertariennes. La Liberté et le Droit et les autres écrits de Leoni sont marqués par une culture anglo-saxonne qu’il arrivait à absorber en profondeur grâce à ses intenses rapports avec les penseurs majeurs de cet univers intellectuel.

L’évolution des idées de Bruno Leoni aurait été très différente sans la Mont Pèlerin Society, parce ce qu’à l’occasion de ces conférences internationales il a eu la chance d’entrer en contact avec des idées et des écoles de pensée très loin d’être bien acceptées par la culture qui dominait l’Italie à cette époque-là. Pendant plusieurs décennies, l’association créée par Friedrich A. von Hayek a été un extraordinaire lieu de contacts et d’échanges culturels pour ceux qui cherchaient à réfléchir sur le libéralisme classique. S’il était resté enfermé dans le débat italien (à l’époque largement dominé par le marxisme, le néopositivisme, l’historicisme néo-hégélien et le solidarisme catholique), Leoni n’aurait jamais pu élaborer ses propres thèses et il n’aurait jamais obtenu l’originalité qui, au contraire, encore aujourd’hui nous pousse à lire ses oeuvres et à en tirer beaucoup d’enseignements.

En ce sens, il est intéressant de remarquer qu’un nombre de plus en plus important d’auteurs – et d’orientations les plus différentes – perçoit le caractère innovateur de sa pensée, qui, dans le cadre de la philosophie du droit, a développé une perspective tout à fait alternative aux modèles kelséniens du normativisme dominant et à l’inspiration socialiste qui continue à marquer les sciences sociales.

En particulier, si au cours des deux derniers siècles le droit a été constamment identifié avec la simple volonté des hommes au pouvoir, une des contributions majeures de Leoni est qu’il nous a suggéré une autre manière de regarder les normes, en s’efforçant de percer ce qu’il y a au-delà de la volonté arbitraire des politiciens et au-delà d’une législation très souvent condamnée à rester lettre morte.

Les réflexions de Leoni sur le droit nous aident aussi à comprendre les extraordinaires potentialités de la tradition autrichienne des sciences sociales, qui a eu son origine avec Carl Menger et qui a trouvé ensuite dans Ludwig von Mises, Friedrich A. von Hayek et Murray N. Rothbard ses interprètes les plus créatifs. Dans son étude du droit, il utilise l’individualisme méthodologique, les analyses sur la nature évolutive des institutions, la théorie de la valeur subjective et les thèses misesiennes sur le problèmes du calcul économique ; et son travail démontre que la réflexion sociale tout entière peut tirer d’énormes bénéfices des enseignements fondamentaux de l’École autrichienne.

Lecteur attentif des économistes libéraux, et en particulier admirateur de Mises, Leoni est connu surtout parce qu’il a élaboré une théorie du droit qui – contre Hans Kelsen et le positivisme juridique – a réévalué l’ancienne Common law anglo-saxonne, instaurant une analogie entre les règles de création jurisprudentielle et l’ordre spontané qui émerge sur le marché grâce aux innombrables accords des entrepreneurs et des consommateurs. Une de ses idées fixes est qu’il existe une syntonie entre marché et droit évolutif, d’un côté, et planification économique et législation, de l’autre.

Une surévaluation du droit historique avait été caractéristique du Romantisme et, en particulier, de la culture allemande du XIXe siècle. Et pourtant chez Leoni la redécouverte de certaines thèses de Carl von Savigny n’a rien de conservateur ni de communautariste.

Par ailleurs, le droit évolutif est rapproché par Leoni du marché libre, et ce lien entre une économie libre et sans entraves et le droit spontané peut être expliqué, selon le juriste italien, par sa théorie de la prétention individuelle (individual claim). Dans ses relations sociales, chaque individu avance des prétentions sur le comportement des autres sujets et, par exemple, les individus exigent de n’être pas agressés ou menacés. Le sens de sa reconstruction est que la norme qui empêche de faire violence à autrui n’est rien d’autre que le résultat de prétentions largement diffusées qui ont fini par imposer un certain type de comportements et, donc, de prévisions raisonnables.

Dans cette théorie, le système légal qui est au centre des analyses des théoriciens, et qui en général est interprété à partir d’une perspective normativiste, doit être rapporté aux actions des particuliers : exactement comme le libre marché. Avec Leoni, en d’autres termes, nous avons une théorie individualiste de l’origine du droit qui adopte toute une série de thèmes de la sociologie classique (et même du Romantisme juridique), mais à l’intérieur d’un cadre conceptuel défini par les arguments les plus innovateurs des économistes autrichiens du XIXe et du XXe siècle.

L’action par laquelle nous exigeons un certain comportement de nos interlocuteurs, en effet, rencontre d’autres actions. Et pour Leoni c’est justement cet échange de prétentions qui renforce le droit, le jour où – par exemple – on renonce à agresser autrui en recevant la garantie de n’être pas agressé.

Ce débat apparemment technique qui voit Leoni s’opposer au positivisme juridique des normativistes (Kelsen et Hart, en particulier) se base sur une option idéologique très nette. Dans la vision léonienne du droit, l’opposition au normativisme est étroitement liée à son refus du socialisme, qui est expression d’une mauvaise moralité et de la perverse volonté de mettre la réalité sociale sous le contrôle d’un petit nombre d’individus éclairés.

En tant que libéral, il s’oppose à l’arbitraire d’une législation artificielle qui, en raison de sa structure formelle (elle est le simple produit de la volonté des législateurs), est destinée à réduire progressivement les espaces de la liberté individuelle. Et en tant que philosophe du droit, il montre également que la certitude assurée par les ordres légaux qui ont leur modèle dans le code est seulement à court terme. Dans une société réglée par la loi écrite, en effet, nous ne connaissons que les normes qu’il faut respecter dans le présent et dans le futur immédiat, parce que le législateur est toujours en position de modifier, bouleverser et en fin de compte subvertir l’ordre légal. Si on examine les conséquences à long terme de la législation, il faut admettre que – loin de réduire l’incertitude – elle fait obstacle à toute notre capacité de faire des projets et d’avoir un comportement d’entrepreneur.

En ce sens, on peut dire que la loi est la première ennemie du droit.

Dans les écrits de Leoni, cette pars destruens est accompagnée par une pars construens qui a son noyau dur dans une nette préférence – comme on a déjà remarqué – pour les ordres juridiques qui émergent spontanément, qui apprennent à se corriger, qui ne sont pas du tout le produit de la décision d’un chef ou d’un parlement, mais plutôt le point d’aboutissement d’un processus auquel participent à différents titres les juges, les avocats, les parties, les juristes, les opinion leaders et plus généralement la société toute entière.

Dans le jus civile comme dans l’ancienne Common law, en effet, le droit était hors du contrôle des hommes politiques et il était constamment élaboré et remanié par une processus social très vaste auquel participaient beaucoup de sujets. Dans la société romaine, c’était essentiellement un débat « scientifique » qui dessinait les notions fondamentales du droit, tandis que dans la société anglaise ce rôle était joué surtout par les juges, qui avec leurs décisions sont arrivés à définir un cadre légal très précis.

Leoni remarque tout cela et il est toujours très élogieux à propos de ces expériences historiques, mais en même temps quand il présente son modèle, il nous fait bien comprendre qu’il ne veut pas accueillir seulement les décisions des juges sur telle ou telle question (la judge-made law anglo-saxonne), ni seulement les opinions des juristes les plus cultivés (la iurisprudentia romaine), parce qu’il imagine un droit qui sait tirer avantage de toutes ces données et même de la coutume.

En valorisant la complexité du droit historique, Leoni nous montre que plusieurs relations légales n’ont rien de juridique et, au contraire, marquent la négation la plus radicale du droit. À ses yeux, les lois qui sont produites par les mécanismes politiques démocratiques sont l’expression de la cynique détermination à obtenir faveurs et privilèges et d’un conflit (féroce et sans exclusion de coups) entre intérêts opposés. L’étatisation du droit et de la société toute entière nous a conduit, même contre notre volonté, dans une lutte légale de tout contre tous où à la force du droit on a substitué le droit de la force : des plus organisés, riches, cultivés, etc.

Si un contrôle politique croissant de la société a produit ces résultats, il est clair que, pour sortir de cette situation, il faut augmenter les espaces de liberté individuelle. À cet égard, la thèse la plus subversive qui a été proposée par Leoni est peut-être celle que dans une société libre, il n’y a aucun besoin d’être tous à l’intérieur de la même juridiction. En particulier, quand il pose la question du choix des juges, sa réponse est que chacun de nous pourra le faire, exactement comme on choisit l’avocat, le médecin ou le notaire.

La société qu’il imagine est alors une société progressivement libérée du monopole de la violence (de l’État moderne, en particulier), dans laquelle les rapports se développent sur une base volontaire, sans qu’aucune aristocratie politico-bureaucratique puisse s’imposer au-dessus des citoyens et en ignorer les préférences et les droits. Il s’agit d’un regard sur la réalité qui préserve des traits visionnaires et continue à se nourrir d’études et de recherches.

Aujourd’hui, il est tout à fait évident qu’existe une convergence entre ses thèses et celles des auteurs libertariens les plus cohérents. À cet égard, il est à remarquer qu’un élève de Leoni, Mario Stoppino, a souligné que dans La Liberté et le Droit et dans les autres textes du philosophe turinois il y avait « une tendance presque anarchiste », évidemment en sens libéral : au point que parfois « il semble s’orienter vers des positions libertariennes, dans le sens du libertarianisme américain, par exemple d’un Rothbard ».

Et il est vrai que, comparé à Hayek, Leoni est bien plus radical. Mieux : comme Hayek lui-même l’a mis en évidence dans une conférence à Pavie quelques mois après la mort de Leoni, l’auteur de Law, Legislation, and Liberty s’approcha de l’idée d’un droit évolutif principalement à cause des critiques que son ami italien lui avait adressées dans ses commentaires aux thèses complètement différentes exposées dans The Constitution of Liberty.

À ce propos, il faut dire que les critiques adressées par Leoni à la législation sont étroitement liées à sa forte conscience des mécanismes réels qui marquent la logique politique. Et dans La Liberté et le Droit, il développe des analyses très ponctuelles sur la nature du politique, en soulignant la tension qui oppose l’État démocratique moderne et le libéralisme classique. Un objectif fondamental de Leoni est d’attirer l’attention sur les contradictions internes à la logique démocratique, qu’il examine à plusieurs reprises, par exemple à partir des écrits d’Anthony Downs en défense de la règle majoritaire.

Downs élabore sa réflexion en s’appuyant sur la thèse que dans une démocratie, tous les individus (électeurs) ont le même poids et que la meilleure solution est celle qui  sacrifie les choix du plus petit nombre de personnes. Mais Leoni montre que égalité de chances et règle majoritaire sont incompatibles, parce que dans le jeu démocratique les vainqueurs obtiennent tout (le contrôle du gouvernement) et ceux qui ont perdu n’obtiennent rien.

Leoni développe son analyse en remarquant que la logique représentative qui est typique des démocraties s’est imposée à la suite de la collectivisation de la vie sociale. L’escamotage de la prétendue égalité des électeurs se transforme dans la domination de certains individus sur les autres, et les causes de cette dynamique sont à retrouver dans option collectiviste originelle de la démocratie moderne et, bien plus en arrière, dans la logique du principe de souveraineté. C’est l’agrégation même de la vie sociale sous des institutions monopolistiques et hiérarchisées qui ouvre la route aux ordres politiques antilibéraux, effectivement dominés par des petits groupes.

Dans un des passages les plus caractéristiques de sa réflexion, Leoni utilise Lawrence Lowell et son image d’un voyageur qui rencontre une bande de pillards qui lui proposent de voter sur le destin de son argent. La collectivité qui va se constituer à ce moment-là, composée par le voyageur et les voleurs, voit le premier se trouver dans une position minoritaire (parce qu’il veut défendre son capital) et ses droits n’ont aucune valeur vis-à-vis de la volonté du groupe majoritaire. Et ces considérations de Leoni, qui peuvent paraître étranges (et il vrai qu’en général les brigands ne prétendent pas à une légitimation démocratique de ce genre pour leurs agressions), montrent que l’auteur de La Liberté et le Droit partageait la thèse libertarienne sur l’origine substantiellement criminelle des institutions d’État.

D’autre part, les pages de Leoni sur la domination des gouvernants s’insèrent dans une tradition à l’intérieur de laquelle ont occupé une position importante des auteurs italiens comme Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto, mais dans laquelle ne manquent pas des protagonistes éminents du libéralisme classique. Cela apparaît très clairement, par exemple, dans les Lezioni di Dottrina dello Stato, où Leoni oppose la relation économique et la relation hégémonique. Sa thèse est que, par définition, la première « satisfait les exigences de l’individu », tandis que la deuxième est un rapport typiquement disproductif, et pour cette raison elle se situe « au-dehors de l’économie ».

Quand il définit le rapport disproductif (et en italien aussi il s’agit d’un néologisme), Leoni prend l’exemple d’un orgue de Barbarie joué dans la rue, mais qui dérange un professeur en train d’étudier dans la calme de son bureau. Si celui-ci décide de sacrifier un peu d’argent en demandant à cet homme d’aller ailleurs, il est évident que cette interaction peut être appréciée seulement par un des deux acteurs (le joueur de l’orgue de Barbarie) ; le professeur, au contraire, paye pour éviter de subir une invasion musicale (une immissio, une nuisance) et donc une atteinte à ses droits.

L’État est alors hégémonique et disproductif par excellence, en vivant d’impôts et de menaces. Selon l’avis de Leoni, d’autre part, il faut toujours se rappeler,même si cela peut paraître une tautologie, que « l’impôt est précisément quelque chose qui est imposé ». Pour cette raison il arrive à condamner l’existence du monopole étatiste de la violence, en s’appuyant sur l’évidence que, « à la racine même de tout rapport d’imposition fiscale, il y a cet élément disproductif, au moins en puissance, même quand l’impôt veut être le paiement d’un service (que le contribuable pourrait ne pas désirer) ».

En plus, dans les démocraties modernes on propage facilement l’illusion tout à fait immorale qu’on puisse tirer des avantages des rapports de domination et être donc dans le groupe de ceux qui oppriment, et non dans le groupe de ceux qui sont opprimés. L’objectif est d’être avec les bénéficiaires (les tax-consumers) plutôt qu’avec les victimes (les tax-payers). Les lobbies (professionnels, syndicaux, territoriaux, religieux, culturels, etc.) tirent leur force de leur capacité de mobiliser une large partie de la société et du rôle qu’ils jouent dans le partage des ressources collectives.

C’est cette même logique de la participation croissante des individus à la vie publique qui, en d’autres termes, rend de plus en plus autoritaires les ordres politiques contemporains.

Mais il est également vrai que le pouvoir public ne se serait pas facilement imposé sans s’appuyer sur des croyances de nature mythique et irrationnelle. À propos de l’élection des représentants Leoni parle de « procédures cérémonieuses et presque magiques », en soulignant que la théorie démocratique présuppose que les élus possèdent une « mystérieuse intuition » capable de les faire devenir interprètes de la volonté des électeurs. À plusieurs reprises Leoni fait référence « au culte convenu que notre époque voue aux vertus de la démocratie représentative » et il ne renonce pas à citer la fameuse opinion de Herbert Spencer sur la superstition du droit divin des majorités.

Selon un préjugé aujourd’hui largement accepté, les systèmes démocratiques annuleraient la distance entre le souverain et les citoyens : la connexion entre le représentant et le représenté serait très étroite grâce à la fiction qui voit dans les élus les interprètes de la volonté générale et du bien commun. Mais Leoni est loin d’être optimiste sur ce sujet.

Sa thèse est que dans les systèmes politiques contemporains la représentation ne subordonne pas les hommes politiques aux citoyens, en premier lieu parce que la relation n’est pas individuelle ni volontaire. En plus, ceux qui participent aux élections ne sont pas appelés à s’exprimer face à des objectifs définis, mais ils se trouvent à choisir hommes et/ou partis qui proposent des visions très générales. Ce qui nous est offert est un package complet, avec des idées pouvant nous plaire et d’autres au contraire que nous n’aimons pas. Et il n’y a pas la possibilité de retirer le mandat, ce qui permet au parlementaire, qui devrait interpréter les volontés de ceux qui l’ont investi de cette fonction, de se libérer immédiatement de tout lien et d’acquérir sa vie propre, sans rendre compte à ses représentés (comme tous les professionnels doivent le faire, s’ils ne veulent pas perdre leur charge).

L’importance du thème de la représentation vient exactement de toutes ces perversions. Encore une fois, Leoni développe une réflexion sur l’histoire pour mettre en évidence les limites des systèmes juridiques en vigueur, qui ont accepté en tant que donné insurmontable le recours à la coercition. Le changement des institutions politiques, du Moyen-Âge à l’époque contemporaine, lui paraît plus une involution qu’un progrès.

Leoni rappelle que dans le passé les choses étaient largement différentes et que « en 1221, l’évêque de Winchester, appelé à consentir une taxe de scutagium, refusa de payer, après que le conseil se fut acquitté de la subvention, au motif qu’il n’était pas d’accord, et le chancelier de l’Échiquier a retenu sa plainte ». Dans les siècles qui ont précédé le triomphe de l’État moderne, nous rappelle Leoni, les représentants étaient étroitement liés aux représentés, au point que quand en 1295 Édouard 1er a appelé les délégués élus des villages, des comtés et des villes, « les gens convoqués par le roi à Westminster étaient conçus comme des mandataires de leurs communautés ». Il remarque aussi qu’à l’origine le principe no taxation without representation était interprété dans le sens qu’aucun prélèvement ne pouvait être légitime sans le direct consentement de l’individu taxé.

Leoni consacre aussi une attention particulière à examiner de manière détaillée les modalités avec lesquelles, dans nos systèmes représentatifs, les décisions majoritaires sont prises et comment la classe politique implique et cointéresse une large partie de la société.

Contre l’avis de Thomas Hobbes, en effet, ce n’est pas dans la société libre qu’il y a le bellum omnium contra omnes, mais plutôt à l’intérieur de l’État démocratique. C’est le système représentatif des intérêts, qui conduit à une guerre légale de tous contre tous, qui produit une logique d’exploitation et de parasitisme généralisés. Et on ne peut pas croire à l’argument vraiment naïvement optimiste de Downs, selon lequel ces comportements politiques seraient censurés par les élections. Les choses sont tout à fait différentes, parce que les électeurs s’opposent au système des lobbies et des groupes d’intérêt de manière très abstraite, et ils sont conduits à le défendre chaque fois qu’il s’agit de sauvegarder leurs propres avantages personnels ou de groupe.

Si les décisions collectives impliquent la coercition et si une société est d’autant plus libre qu’on réduit le recours à la violence injustifiée, la solution consiste à restreindre le rôle de la politique et de la démocratie, de manière à faire s’accroître l’espace réservée aux négociations de marché. Leoni sait bien que la législation (la loi écrite, imposée par un souverain ou un parlement, et qui tend à se concevoir comme indépendante de tout genre d’évolution et interprétation) a joué un rôle décisif dans l’expansion du pouvoir public.

À une époque où l’État moderne est de plus en plus en crise, comme la chute du communisme l’a bien montré, il n’est pas surprenant que la théorie de Leoni soit en train d’être redécouverte. Surtout parce que cet auteur a eu l’intelligence d’entrelacer l’adhésion à la golden rule (à des principes libéraux bien définis et objectifs) et la sagesse d’un droit évolutif qui doit suivre l’histoire, résoudre les problèmes, s’adapter aux différentes situations.

Avec ses études sur les désastres de l’interventionnisme et sur la faillite de la planification juridique, Bruno Leoni a ouvert des pistes de recherche du plus grand intérêt. C’est à nous que revient la tâche d’approfondir ses idées et de développer ses intuitions.

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