Solidaire, si je le veux. Pour une éthique de la responsabilité individuelle. Les Belles Lettres, 1991, pp. 26-30.
« De nos jours, le terme de « solidarité » est devenu à la mode ; il a remplacé celui de « fraternité », fort en usage en 1848, mais actuellement un peu démodé. […] Les politiciens qui l’emploient semblent avoir pour but d’évoquer des idées plus ou moins nuageuses et qui sont semblables à celles qu’évoque le terme de socialisme. » Vilfredo Pareto, Les Systèmes socialistes, 1903, pp. 124 et 341.
À lire ce que constataient nombre d’esprits avisés de la fin du XIXe siècle (Léon Bourgeois, Célestin Bouglé, Pareto, entre autres) jusqu’au premier tiers du XXe siècle (Charles Gide) au sujet du solidarisme devenu la philosophie officielle de la Troisième République, il faut croire que l’Histoire décidément se répète.
Car dans la Cinquième République, le solidarisme dans une version revue, corrigée et modernisée est à nouveau devenu une, sinon la doctrine d’État par excellence. Celle qui fondamentalement inspire, irrigue et guide une éthique sociale où s’enracine puis d’où se déploie toute la thématique bien connue de la politique socialiste des années 1980 et du début des années 1990 : la promotion des « droits sociaux » en droits de l’Homme (et réciproquement) ; « la lutte contre la pauvreté, l’exclusion et les inégalités » ; la volonté d’imposer un partage redistributif au nom de la « justice et de la cohésion sociales ».
Le solidarisme : l’autre visage d’une exception française
Risquons donc maintenant l’hypothèse majeure que toute la suite de ce livre va s’efforcer de valider.
Et si, en deçà de ses effets pervers qui aboutissent souvent plus à accroître les problèmes sociaux qu’à les résoudre, une perversion fondamentale était à l’œuvre au cœur même de la logique étatiste et socialisatrice du principe de solidarité nationale — rendant celle-ci non seulement contraire à ses propres objectifs, mais aussi intrinsèquement incompatible avec la pleine affirmation des valeurs de liberté et de responsabilité inhérentes aux sociétés ouvertes d’Occident ?
Et si, en plus et sous couvert d’un consensus facilement obtenu en jouant sur les connotations morales et sentimentales positives de l’idée de solidarité, se profilait un projet de reconstruction artificielle de la société et de relativisation violente du droit naturel des individus — contraints de se plier à une interprétation abusive (non… contractuelle) du contrat social qui « fait » une nation ?
Comme on le verra, le rééclairage critique de la généalogie du solidarisme — cet autre visage d’une « exception française » qu’il explique tant — sera d’une grande utilité pour accréditer le bien-fondé d’une telle hypothèse.
Rien en l’occurrence n’est en effet aussi révélateur que l’histoire des idées pour établir le caractère trouble du terrain intellectuel dans lequel le néo-solidarisme plonge des racines qui vont plus loin dans le temps, et plus en profondeur dans certains soubassements idéologiques qu’on ne le croit communément.
Sur ce que recouvre vraiment la logique de la socialisation de la solidarité, les premiers solidaristes (de Leroux et Comte à Durkheim, Léon Bourgeois ou La Tour du Pin…) ont déjà presque tout dit, et fort explicitement.
Bien sûr, entre eux et nous le temps a passé et le contexte a considérablement changé. Mais précisément, grâce parfois à d’étonnantes et significatives récurrences, tout se passe comme si le même paradigme sociologique et éthique continuait à opérer, avec les mêmes implications et finalités. Pour être complexe et évolutive, une filiation étroite existe au sein d’une commune tradition doctrinale de fait entre les pères fondateurs et les actuels hérauts de la « solidarité nationale » et des « nouvelles solidarités »
Ce n’est donc évidemment pas au niveau du sens spontané de la solidarité qui définit l’humanité des individus qu’il y a matière à débat et réexamen critique, encore que son hypertrophie et sa sentimentalisation contemporaines ne soient pas sans faire problème. Mais à celui de la social-étatisation qui s’en est emparée, et de sa transformation en principe d’organisation sociale globale de plus revêtu d’une sémantique qui fait illusion.
Comme tant d’autres idéologies, le (néo)solidarisme consiste peut-être avant tout à baptiser autrement la réalité, en croyant que celle-ci en sera changée et que cela permettra de convertir les citoyens à ses bienfaits (ce qui semble d’ailleurs être le cas). Il se pourrait en conséquence qu’il suffise d’oser désigner les choses par leur véritable nom, c’est-à-dire le mot qu’appelle objectivement le réel en cause, pour que l’on commence vite à comprendre ce qui est vraiment en jeu dans ce domaine.
L’alternative au solidarisme : l’individualisme libéral
Tout au long de la montée en puissance de l’idéologie de la solidarité sociale au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, un grand débat public a eu lieu, qui a vu s’élever de vigoureuses critiques à l’encontre des solutions solidaristes aux problèmes de la paupérisation et de la protection qui ne s’appelait pas encore « sociale ».
À cette résistance intellectuelle qui a souvent et remarquablement su prévoir les futures impasses et impostures de l’État-providence ont pris part les grands noms du libéralisme (Tocqueville, Bastiat, Thiers, Pareto) comme de moins connus (Gustave de Molinari, Henri Follin, Yves Guyot, Éugène d’Eichthal), renforcés d’éminents représentants de l’anarchisme anticollectiviste (Proudhon) et de l’individualisme libertaire (Georges Palante).
On fera donc largement écho à leur contre-argumentation qui, sur le plan de la philosophie sociale et politique, ne se contente pas de conserver une pleine pertinence qui est en train de s’imposer maintenant à la lumière des faits.
Mais on sollicitera encore plus volontiers ces esprits lucides, parce que leur opposition au solidarisme se nourrit de valeurs et principes (le droit naturel de propriété, la liberté et la responsabilité individuelle) porteurs d’une autre éthique et d’une autre logique sociales. Lesquelles, au-delà du refus de la social-étatisation des rapports humains d’entraide et de coopération, proposent des réponses positives et cohérentes aux problèmes posés par l’entrée accélérée dans le monde ouvert et complexe de l’économie de libre marché — dans la modernité.
L’alternative à la solidarité sociale qui se dessine ainsi à partir de l’individualisme libéral exige d’autant plus d’être explorée, repensée et illustrée qu’en France, cette tradition s’est éteinte sur le plan théorique (1) et politique en même temps que les solutions assistancielles, redistributives et obligatoires du solidarisme l’ont emporté sur les aspirations à l’autogestion assurancielle avant et juste après la Seconde Guerre mondiale.
Depuis, règne le plus indigent des mythes : hors de l’État-providence, il n’est point de salut, il n’y a place que pour la loi « sauvage » du marché où les plus forts exploitent et excluent les plus faibles.
Une fable que l’on va démentir en fuyant l’étouffoir intellectuel du social-chauvinisme français et de son obsession de surprotection, et en nous inspirant de la réflexion radicale qu’à l’étranger, des libéraux, libertariens et anarcho-capitalistes la plupart du temps américains, n’ont pas eu peur d’engager sur les vices fondamentaux du « Welfare State » et… les vertus roboratives du laissez-faire soumis aux règles du Droit.
Le lecteur sera donc invité à partir aussi en quête de solutions de liberté aux problèmes de la pauvreté, des inégalités et de la sécurité dite sociale en la bonne compagnie d’auteurs déjà connus et traduits en France comme Mises, Hayek, Gilder, Murray Rothbard et Nozick — et d’autres qui, bien que mondialement appréciés, y demeurent hélas et étrangement (mais est-ce si étrange ?) ignorés : Ayn Rand, David Friedman, James Buchanan, Charles Murray, etc.
À condition de corriger certaines aspérités ou naïvetés de leurs propos (qui ne sont pas toujours aisément transposables dans le contexte culturel français), il en ressort une éthique de la responsabilité individuelle dont il se pourrait que la logique contractuelle garantie par un État minimum permette de (ré)concilier liberté et entraide.
Comment et jusqu’où désétatiser et désocialiser celle-ci pour la rendre à son authentique vocation d’élan et obligation personnels, et l’ouvrir à tous les possibles de l’association volontaire ?
Une subtile combinaison des impératifs du Droit naturel revisité, du marché et de solutions autogestionnaires (2) pourrait bien se révéler concrètement plus viable et équitable que la religion de l’État-providence n’a conditionné nos concitoyens à le croire.
(1) À quelques notables exceptions : Bertrand de Jouvenel qui, en 1952, avait publié en langue anglaise The Ethics of redistribution (mais n’était jamais revenu sur ce sujet ensuite) ; de Raymond Polin et, bien sûr, des « nouveaux économistes ».
(2) Ne revient-il pas à l’individualisme libéral de faire valoir la fécondité de l’idée d’autogestion, dès lors qu’elle est libérée de sa gangue collectiviste, et alors que les socialistes l’ont répudiée au profit d’un étatisme forcené ?
La libre association, l'autogestion, la mutualité sont de mon point de vue des alternatives libérales a l'état coercitif.
Rappel du Professeur Van Dunn : "solidarité" vient du vocabulaire militaire romain et, en tant que tel, désigne par définition l'obligatoire. Lui préférer charité ou amour de son prochain.