Première partie du séminaire d’Alain Laurent du 25 novembre 2010 sur le libéralisme hispanique.
José Ortega y Gasset
Il existe une tradition libérale hispanique importante. Je vais évoquer deux figures de cette tradition… tradition qui ne se limite pas à ces deux figures, bien évidemment.
En Allemagne, en Italie, il y a des libéraux très intéressants aussi. En Espagne, ces derniers sont édités ce qui permet leur visibilité plus importante que dans d’autres pays d’Europe. Cette maison d’édition a traduit par exemple tout Hayek, tout Mises, etc. Atlas Shrugged a été traduit en espagnol il y a environ dix ans de cela et toujours pas en France ! Le monde hispanique, qui comprend non seulement l’Espagne mais aussi tout le continent sud-américain, est très réceptif au libéralisme.
Les deux figures dont je vais parler sont José Ortega y Gasset et Mario Vargas Llosa.
Gasset est espagnol. J’ai édité de lui La révolte des masses dans ma collection « Bibliothèque Classique de la Liberté » aux Belles Lettres. C’était un livre épuisé, édité en France pour la première fois chez Stock en 1937. Gasset a fait la Une de l’actualité récente grâce à Raffaele Simone, essayiste italien qui a écrit Pourquoi l’Occident s’enracine à droite et il faisait grand cas de Gasset dans cet essai. D’ailleurs le journal Le Monde a fait une recension de la Révolte des masses récemment. C’est à Gasset qu’Aron voulait consacrer sa dernière conférence mais il est mort à Madrid juste avant cette conférence.
Qui est Gasset ?
Il est né en 1883 et mort en 1955. C’est un philosophe au vrai sens du terme, professeur de métaphysique de 1910 à 1938 à Madrid. Comme autorité intellectuelle, il a la même valeur que celle d’un Miguel de Unamuno.
En 1923, il prend deux initiatives : il écrit un premier livre, Le thème de notre temps qui anticipe son ouvrage La révolte des masses. Dans ce premier livre il établit un lien entre individualisme et libéralisme.
Puis il publie la revue Revista de Occidente. Gasset a joué un rôle majeur dans la pensée européenne dans la première moitié du XXe siècle.
En 1929, il publie toute une suite d’articles qui serviront de prémisses à La révolte des masses, publié en 1930.
En 1931 il est élu député du centre droit en Espagne. Mais en 1936, lorsqu’il observe les dégâts de la guerre civile, il déclare qu’il ne lui reste qu’à s’exiler. Il part d’abord à Paris puis en Argentine ainsi qu’au Portugal. Il ne reviendra en Espagne qu’en 1945 sous le régime de Franco qu’il désapprouvait.
Il a cessé assez vite de s’occuper des affaires politiques (dès la fin de 1931) pour se consacrer à la philosophie pure.
La révolte des masses, un concept original
Le concept-phare de cet ouvrage est celui de l’homme-masse : un homme moyen, conformiste, médiocre qui reproduit ou imite le modèle des autres. Tous les hommes s’observent donc, se surveillent.
C’est à partir de la naissance de cet homme-masse que l’État apparaît et non l’inverse. Ce sont les masses qui produisent l’État et pas l’inverse, comme le pensent et l’expliquent souvent les libéraux. Les masses veulent le pouvoir et elles l’obtiennent par la création de l’État, qui est un moyen, un instrument du pouvoir.
L’homme accepte tout à fait le collectivisme mais pas au sens habituel du terme : il y a collectivisme lorsque l’individu se dépossède d’une certaine façon de sa capacité critique et se fond dans le groupe. Il apprécie en fait la démagogie. L’homme-masse est un homme sans culture véritable, il croit que tout naît avec lui, il rompt avec tout héritage et au fond, c’est un enfant gâté. Le pendant de l’homme-masse est la minorité éclatée. Son opposant est l’homme de raison, de culture.
Un très beau passage, page 72, dans La révolte des masses :
« À considérer dans les grandes villes d’aujourd’hui ces immenses agglomérations d’êtres humains, allant et venant par les rues ou se pressant dans des fêtes ou des manifestations publiques, une pensée prend corps en moi, obsédante : comment un homme de 20 ans pourrait-il aujourd’hui se faire un projet de vie qui ait une figure individuelle et qui par conséquent, puisse être réalisé de sa propre initiative et par ses efforts personnels. Lorsqu’il essaiera de développer imaginairement cette fantaisie, ne s’apercevra t-il qu’elle est, sinon irréalisable, du moins fort improbable, puisque l’espace manque pour la loger, pour se mouvoir à son gré. Il constatera bientôt que son projet se heurte à celui du voisin, il sentira combien la vie du voisin opprime la sienne. Le découragement le portera à renoncer, avec la facilité d’adaptation propre à son âge, non seulement à tout acte, mais encore à tout désir personnel ; il cherchera la solution contraire et imaginera alors pour lui-même une vie standard, faite des desiderata communs à tous ; il comprendra que pour obtenir cette vie, il doit la demander ou l’exiger en collectivité avec les autres. Voilà l’action en masse.
C’est une chose horrible ; mais je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire qu’elle représente la situation effective dans laquelle presque tous les Européens commencent à se trouver. Dans une prison où sont entassés beaucoup de prisonniers qu’elle n’en doit en contenir, personne ne peut changer de position de sa propre initiative ; le corps des autres s’y oppose. Dans de telles conditions, les mouvements doivent être exécutés en commun ; même les muscles respiratoires doivent fonctionner au rythme du règlement. Voilà ce que serait l’Europe convertie en termitière. Si encore ce tableau cruel était une solution ! Mais la termitière humaine est impossible, car ce fut ce qu’on a appelé l’individualisme qui a enrichi le monde et tous les hommes au monde ; et c’est cette richesse qui a si fabuleusement multiplié la plante humaine. Si les restes de cet « individualisme » disparaissaient, la famine gigantesque du Bas-Empire ferait sa réapparition et la termitière succomberait, emportée par le souffle d’un dieu haineux et vengeur. Il resterait beaucoup moins d’hommes, mais qui le seraient un peu plus. »
Gasset se réclame du libéralisme et le dit de façon assez banale en fait. Pas de grande théorie originale du libéralisme chez lui. Il est assez rare qu’un auteur de premier plan se réclame de l’individualisme, d’un libéralisme classique, celui du XVIIIe siècle, celui de Turgot, Smith, Locke, sans être complètement satanisé. Dans La révolte des masses, pages 63-65, il écrit :
« le libéralisme individualiste appartient à la flore du XVIIIe siècle ; il inspire en partie la législation de la Révolution française, mais il meurt avec celle-ci […] la création caractéristique du XIXe siècle a été justement le collectivisme. C’est la première idée que ce siècle invente dès sa naissance ; et cette idée n’a fait que grossir au cours de ses cent années jusqu’à inonder l’horizon tout entier. »
Et il conclut page 65Â :
« Ainsi donc, ma défense du vieux libéralisme est – on le voit- toute chevaleresque, gratuite et désintéressée. Car pour ma part, je ne suis rien moins qu’un vieux libéral. »
Ce que Gasset nomme le libéralisme est quelque chose d’ordre intellectuel, philosophique mais nullement d’ordre économique. À son époque le danger est celui du totalitarisme, c’est la liberté individuelle qui est l’enjeu premier. Le chapitre 13 de La révolte des masses est intitulé : « Le plus grand danger : l’État ». Gasset est un anti-collectiviste et un anti-étatiste absolu. Dans ce chapitre, il met en cause l’étatisation de la vie. Le problème, pour lui, n’est pas économique mais un problème de globalisation de la pensée. L’État régule, réglemente tous les aspects les plus personnels de l’existence.
« Voilà le plus grand danger qui menace aujourd’hui la civilisation ; l’étatisation de la vie, l’interventionnisme de l’État, l’absorption de toute spontanéité sociale par l’État ; c’est-à -dire l’annulation de la spontanéité historique qui, en définitive, soutient, nourrit et entraîne les destins humains. Quand la masse éprouve quelque malheur, ou lorsque simplement elle ressent quelque violent désir, c’est pour elle une bien forte tentation que cette possibilité permanente et assurée de tout obtenir –sans effort et sans lutte, sans doute et sans risque- en se bornant à appuyer sur le ressort et à faire fonctionner ainsi la majestueuse machine. La masse dit : « l’État c’est moi », ce qui est une parfaite erreur. L’État est la masse dans le seul sens où l’on peut dire de deux hommes qu’ils sont identiques parce qu’aucun d’eux ne s’appelle Jean. L’État contemporain et la masse coïncident seulement en ce qu’ils sont anonymes. Mais le fait est que l’homme-masse croit effectivement qu’il est l’État, et qu’il tendra de plus en plus à le faire fonctionner sous n’importe quel prétexte, pour anéantir grâce à lui toute minorité créatrice qui le gêne –qui le gêne dans n’importe quel domaine : dans celui de la politique, de l’industrie, aussi bien que dans celui des idées. »
Gasset constate que la tendance de fond, l’étatisation, est déjà à l’œuvre à son époque. « L’homme devra vivre pour la machine gouvernementale » écrit-il, tout ceci entre 1925 et 1930. L’État, à force d’avoir tout exploité, finira par mourir de sa belle mort. Le peuple devient la chair dévorée par l’État. Derrière l’État ce sont les masses qui agissent pour elles-mêmes, ces masses révoltées qui sécrètent cette machine étatique.
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