Le début de l’année est particulièrement mouvementé du côté du Foreclosuregate. Les tous premiers jours de janvier avaient laissé espérer aux banques une sortie en douceur du scandale, au prix de quelques milliards de dollars. Ennuyeux, certes, mais au regard du tableau des risques globaux, supportable. Mais le 7 janvier, un jugement de la cour suprême du Massachusetts est venu gâcher le week end de quelques PDG de banques collecteuses d’emprunts, les grands loan servicers.
Revenons sur les « bonnes » nouvelles des 3 et 4 janvier, « bonnes » entre guillemets, car en l’occurrence, ce qui est bon pour les banques qui ont violé les lois américaines n’est pas très bon pour l’Amérique.
Un début d’année de rêve pour les grandes banques
Le 3 Janvier, Bank Of America (BAC) signait un accord avec Fannie Mae et Freddie Mac acceptant de solder tous les litiges futurs sur les prêts vendus par la banque (plus précisément sa filiale Countrywide) aux deux géants du refinancement bancaire, aujourd’hui sous perfusion du contribuable américain. Cet accord prévoyait un dédommagement forfaitaire de 2,8 milliards de dollars, dont 1.28 milliards pour Freddie Mac pour solde de tout compte sur 127 milliards de prêts vendus ! 1 cent par dollar, alors que d’autres affaires (entre Countrywide et des assureurs notamment) ont montré que, selon les critères retenus, le pourcentage de prêts non conformes aux déclarations de la banque était de 20-30% au grand minimum : il n’en n’a pas fallu plus pour que de nombreux experts et parlementaires crient au « backdoor bailout », l’état, dirigeant de fait de Fannie Mae et Freddie Mac, sommant ces deux entreprises d’accepter un accord indigne avec Bank Of America, pour éviter de devoir déclarer le géant de Caroline du Nord en faillite. Naturellement, toutes les pertes de Fannie et Freddie sur ces prêts qui ne seront pas portées par B.Of A. seront in fine supportées par les contribuables. A noter tout de même que l’accord ne prévoit pas stricto sensu une exonération de poursuites futures de la part de Fannie Mae pour des prêts représentants 394 milliards, mais si un accord à 1 cent du dollar était conclu pour ce paquet aussi, Bank Of America s’en tirerait à très bon compte.
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Le lendemain, le procureur général de l’Iowa Tom Miller, porte parole des 50 procureurs généraux qui enquêtent sur les manquements des banques dans l’affaire du foreclosuregate (présentation de faux en justice, évictions injustifiées, etc…), après avoir déclaré que « des têtes devaient tomber » avant les élections (les procureurs généraux des états sont élus aux USA),faisait volte face, pour des raisons non élucidées, et affirme désormais que l’affaire serait instruite uniquement au plan civil (pas de condamnation malgré de nombreux cas documentés de faux témoignages, faux en écriture publiques, violation des droits de la défense…) et que l’objectif des procureurs serait de rechercher un « accord raisonnable », autrement dit, de ne pas risquer de mettre les grandes banques fautives sur la paille, ce qui reviendrait à transformer les éventuelles amendes en simple « cost of doing business », et n’aurait qu’une valeur dissuasive limitée pour le futur.
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Bref, la nouvelle année s’annonçait pour le mieux pour Wall Street.
L’affaire Ibanez Vs. US bank
Mais le match vient de prendre une toute autre tournure avec le jugement « Ibanez contre US Bank » et « LaRace contre Wells Fargo », deux affaires jugées simultanément par la cour suprême du massachussets.
Que dit ce jugement ? Et bien il confirme en tout point l’analyse des deux cours de première instance et d’appel, qui était celle que je vous livrais dès le mois d’octobre, et ce contre l’avis de nombreux médias qui n’y voyaient qu’un simple « problème de procédure ».
Le jugement (PDF) affirme que (extrait)Â :
Il confirme ce que nous disions depuis octobre :
(1) Il n’y aura pas de maison gratuite pour les foyers en défaut de paiement, car les emprunteurs en défaut de paiement sont également fautifs et ne peuvent s’enrichir du fait de leur faute. Au moins, dans ce jugement, les banques ne perdent pas tout.
(2) Mais les DEUX parties doivent respecter la loi, et à partir du moment ou la banque a été incapable de présenter des pièces valides prouvant qu’elle était bien détentrice de la créance et de l’hypothèque, le juge avait raison de ne pas autoriser la mise en liquidation de M. Ibanez à son profit. Autrement dit, M. Ibanez devra bien finir par payer ou être saisi, mais la banque qui saisira au final la maison devra prouver sans ambiguïté qu’elle est bien celle qui doit recevoir le produit de la faillite. Tant que ça n’est pas le cas, pas de saisie.
En outre, la cour condamne une pratique courante des banques, celle de « l’assignation en blanc de la créance ». En effet, une créance pouvait être originée par le courtier A, agissant pour le compte de la banque locale B, revendant la créance à un « sponsor » C, proposant un petit pool de prêts à une banque d’affaires D, qui montait un MBS avec un grand réseau national de banque classique E. Et encore, ce schéma n’est pas le plus complexe.
Au lieu d’enregistrer chaque transfert (et de payer les taxes afférentes…), les banques préféraient remplir une « assignation en blanc », laquelle n’était finalement remplie qu’une seule fois, au moment de la faillite de l’emprunteur. Le problème est que faute d’une chaîne complète de transmission, aucune garantie n’existe que des altérations, contrefaçons ou autres fraudes n’ont pas eu lieu en cours de transmission de la créance.
Or, toute l’industrie du crédit a pratiqué massivement l’assignement en blanc des créances. Le jugement Ibanez va donc donner de formidables arguments aux avocats des familles menacées d’expulsion pour stopper les procédures.
Conséquences du jugement
Un aspect essentiel de ce jugement est que la cour a refusé une demande des banques selon laquelle ce jugement aurait été uniquement « prospectif », c’est à dire limité aux faillites futures. Ce jugement frappe potentiellement de nullité toutes les faillites qui seraient affublées des mêmes soucis paperassiers.
Ce sont donc des dizaines de milliers de faillites passées dans l’état du Massachusetts – au minimum- qui sont potentiellement susceptibles d’être remises en cause. Sans parler des faillites futures, pour le moment en « standby ».
Certes, toutes les familles expulsées par le passé ne vont pas se saisir du jugement pour tenter de toucher des dommages et intérêts, voire, pire (pour les banques), faire déclarer nulle et non avenue leur saisie. Mais il suffit qu’un nombre suffisant d’entre eux le fasse pour plonger le marché des ventes sur saisie dans un chaos incroyable. Listons brièvement tous les problèmes auxquels les banques devront faire face :
– « La tâche d’huile » : un jugement de cour suprême locale -d’un état important, qui plus est- confirmant deux jugements de première et seconde instance a de fortes chances de faire jurisprudence dans plusieurs autres états. Reste à savoir lesquels. Que la Californie ou la Floride suivent, et les grandes banques collectrices de prêts risquent très très gros.
– « Le gel » : Des gens qui ont acheté de bonne foi une maison aux enchères vont faire face au risque de voir la vente annulée pour cause de contestation judiciaire de la saisie et de doute sur la validité du titre de propriété. Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’ils aient une bonne « assurance titre », spécificité américaine permettant de s’assurer contre les litiges de propriété postérieurs à une vente. Mais surtout, cela va durablement éloigner les acheteurs des maisons revendues sur saisie. Cela aura des conséquences catastrophiques sur les délais de recouvrement, pourtant déjà fort longs, des pertes des banques suite à saisie immobilière.
– « le coût des saisies » : les banques vont devoir reconstituer à la main toute la chaine de transmission des créances depuis l’origination jusqu’à la titrisation. Or, le fait que deux grands réseaux bancaires aient été proprement incapables de montrer une chaine de propriété valide en première instance, PUIS en appel, donne crédit à l’hypothèse selon laquelle dans de nombreux cas, les titres originaux ont été tout simplement perdus ou détruits. Les banques avaient tellement confiance dans leur système d’enregistrement électronique MERS, invalidé par la justice de nombreux états depuis, qu’elles ont cru pouvoir se passer de tenir de bons vieux registres papier en ordre. Comment s’en sortiront-elles ? Et surtout, combien cela leur coûtera-t-il ?
– « l’engorgement des tribunaux » : les délais de mise en recouvrement des débiteurs en défaut augmentera aussi parce que la justice n’arrivera plus à suivre dans un délai raisonnable tous les contentieux qui lui seront présentés.
– « L’incitation au défaut stratégique » : les propriétaires en difficulté moyenne pourront plus encore qu’auparavant choisir de se mettre en défaut et d’utiliser les arguments des jugements de première instance de l’affaire Ibanez pour faire durer la procédure, gagnant plusieurs années de logement gratuit, avant de se tourner vers le marché de la location, inondé de propriétés invendables.
– « Les Putbacks » : Mais surtout, et c’est là le risque de loin le plus important, le jugement Ibanez (et peut être plus encore le jugement LaRace) établit que les créances n’étaient pas, en droit, du fait de leur enregistrement déficient, propriété des entités juridiques (MBS) qui pourtant, assuraient la commercialisation de titres gagés sur ces créances, et prétendaient êtres propriétaires légitimes de tous les gages en question. Ce jugement donne une prise formidable à tous les investisseurs qui ont acheté des obligations CDO émises par les MBS, mais qui ont perdu gros avec l’écroulement de ce marché. Le Jugement Ibanez-LaRace établit clairement que les MBS ont « mal décrit » le produit qu’elles vendaient (en clair, menti) aux investisseurs dans les notices légales à valeur contractuelle attachées à chaque produit : les prêts certifiés comme gagés ne l’étaient en fait pas.
Un des « mémoires » présentés par les avocats des défendants (Ibanez) devant la cour a en outre démontré que la créance de la famille Ibanez avait été titrisée… deux fois, selon un montage « gigogne » du même type que celui qui a valu à la banque Goldman Sachs une condamnation amiable à 554 millions de dollars d’amende. Même si le jugement n’en fait pas explicitement état, il ne le réfute pas, et ce mémoire pourrait donner aux investisseurs floués encore plus de munitions contre les vendeurs de MBS…
Même si, par extraordinaire, le jugement ne faisait de petits dans aucun autre état, ce qui est très improbable, la quasi totalité des MBS commercialisées comportaient des créances en provenance de tout le pays, et donc… Du Massachusetts. Tous les titres de créance du Massachusetts présents (enfin, prétendument présents) dans les MBS n’y étant pas correctement assignés, on peut dire d’ores et déjà que quasiment toutes les MBS des USA ont violé leur « Pooling Service Agreement », c’est à dire leur charte contractuelle présentée aux investisseurs.
Quels dégâts ?
Il est encore trop tôt pour dire si le jugement Ibanez constitue « un simple coup dur » ou « un coup de grâce » pour les grands réseaux de collecte de mensualités (« loan Servicers »), dont Bank Of America, Wells Fargo, JP Morgan, Citi et GMAC représentent 59% du marché de la titrisation privée. Bank Of America, leader de ce marché, est particulièrement exposée aux conséquences du jugement, ce qui confirme mes craintes sur cet établissement. Deux sociétés d’analyse financière, Branch Hill et Compass Point, estiment l’exposition de B.Of A. aux putbacks entre 45 milliards et 74 milliards de dollars, soit entre 20 et 35% de ses fonds propres.
Montant des MBS
gérées par les grands réseaux bancaires
La titrisation de créances a concerné environ 8,5 millliers de milliards de dollars, dont 2,8 sous label privé, et le reste sous l’égide de Fannie Mae et Freddie Mac. Pour l’instant, ce sont surtout les 2,8 mille-milliards de titrisation privée qui sont sous le feu du jugement Ibanez. De là à dire que les 5,7 Milliards de crédits détenus par Fannie et Freddie sont exempts des problèmes de paperasse que l’on rencontre ailleurs, il est trop tôt pour le dire, car ces deux entités appartenaient au système MERS (détails), mais peut-être, du fait de leur expérience plu ancienne du refinancement du crédit, ont elles été moins négligentes que les autres banques. A dire vrai, je n’en sais rien.
Pour l’instant, les estimations des pertes parues ici ou là ne sont peu ou pas étayées et relèvent donc de la spéculation. Quelle est la part des 2.8 mille milliards encore détenues par les grandes banques elles mêmes ? Les juges chargés des litiges civils à venir prononceront-ils des demandes de remboursement intégral ou partiel des investisseurs ? Trop d’incertitudes demeurent pour évoquer des montants précis. JP Morgan évoquait en novembre une fourchette de 80 à 220 Milliards pour l’ensemble de l’industrie bancaire, certains analystes parlent aujourd’hui de plus de 350 milliards combinant les pertes liées au putbacks et celles afférentes au très fort ralentissement de l’exécution des saisies. Il convient de prendre ces chiffres avec beaucoup de circonspection.
En outre, après relecture attentive, le jugement Ibanez ne me parait comporter aucune provision influençant directement la prise en compte des prêts de « seconde hypothèque » dans les comptes des banques, prêts dont l’inéluctable dépréciation constitue la plus grosse bombe à retardement comptable pour les grands loan servicers. Toutefois, une conséquence du jugement Ibanez, surtout s’il fait des petits, pourrait être d’inciter les banques à renégocier en position de relative faiblesse le principal du prêt avec les emprunteurs, pour recréer une chaine d’assignements de créance nouvelle et cette fois ci valide. Dans ce cas, tout prêt de seconde hypothèque sur le même bien immobilier serait de facto ramené quasiment zéro, dans les comptes des loan servicers. Le risque total pour les grandes banques est estimé à environ 40-60% de 426 milliards de dollars.
Mais quelles que soient les pertes assumées par les banques du fait du jugement, celles ci ne devraient pas se matérialiser avant au minimum 6 mois pour les putbacks, selon l’intensité des batailles judiciaires à suivre. On peut donc s’attendre à des résultats positifs, ou du moins, pas trop négatifs, pendant deux trimestres, qui permettront aux commentateurs mal avisés de parler du « redressement des banques », car l’argent des bailouts et du quantitative easing coule à flots. Mais passé ce court instant d’euphorie, les big 5 vont prendre de plein fouet le retour de boomerang. Même si les jugements pour « putbacks » prennent du temps, le gel du marché des forclusions, couplé avec une vague de « resets » des prêts ARM qui atteindra son point culminant en 2011, se fera sentir dans les comptes dès le T3 2011, et peut être avant, sauf nouvelle astuce comptable des banques, jamais avares de coups tordus, comme nous l’avons vu.
Ah, on me signale encore une combine incroyable des banques pour enjoliver leurs bilans. Mais tout de même, au niveau de la trésorerie, cela devrait finir par se voir ?
Je ne crois plus que le foreclosuregate puisse à lui seul conduire à certains scénarios d’armaggedon financier qui fleurissent ça et là , parce que les pertes s’étaleront sur 3 à 5 ans, et qu’entre temps, la machine à « sauvetages » de la FED aura fonctionné à plein tubes : mon pronostic très pessimiste est que ce seront de toute façon les contribuables et les épargnants américains qui porteront l’essentiel du fardeau, au détriment de la santé globale de l’économie. Et même si, par exemple, B.of A. devait être placé sous chapitre 11 ou démantelée par appartements, la tutelle des banques (la FDIC), à défaut d’avoir de l’argent frais en caisse, dispose désormais d’outils juridiques pour gérer un tel événement, ce qui n ‘était pas le cas pour Lehman Brothers. Mais là encore, je peux me tromper, tant l’incertitude est grande. Par contre, si un incident lié au foreclosuregate se produit en même temps qu’un autre lié, par exemple, aux dettes souveraines, là …
Pas de Bailout législatif possible
Les banques pourraient porter l’affaire Ibanez devant la cour suprême fédérale, mais aucun juriste ne croit que la cour suprême n’invalidera un jugement de cour suprême locale ayant confirmé deux jugements de première instance, surtout avec un dossier aussi faible présenté par les banques. De surcroit, les attendus des jugements sont tellement limpides qu’il est même possible que la cour suprême classe le pourvoi sans l’examiner, ce qui ne permettrait même pas aux grandes banques de s’acheter du temps.
D’autre part, après vérification, la constitution américaine rend quasi impossible une loi d’amnistie des manquemants procéduraux constatés par le passé, et naturellement, rend impossible un effacement législatif d’ardoises civiles : le problème des « putbacks » n’a aucune « solution » de sauvetage « en douce » pour les banques fautives.
Des lois nationales pourraient exonérer partiellement les grands réseaux bancaires sur certains détails, mais un « sauvetage législatif » de grande envergure des grands loan servicers est désormais difficilement envisageable.
Le jugement Ibanez était attendu. Il ne déçoit pas ceux qui pensent que l’état de droit doit prévaloir sur l’apétit des grandes puissances financières. Mais la partie sera encore longue, et bien malin celui, qui, aujourd’hui, prétend en connaitre l’issue.
Etat de droit 3 – Banques 2. Suite du match dans les prochains jours.
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Retrouvez les anciens articles sur le Foreclosuregate
Repris d’Objectif Eco avec l’aimable autorisation de Vincent Benard
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