Parler et bien parler sont deux choses très différentes. Le langage est le propre de l’homme, mais tout le monde n’en manie pas pour autant toutes les subtilités avec la même facilité. Dans sa forme vulgaire, la parole peut causer des torts, créer des conflits, être source des malentendus ; bien maniée, elle s’affirme à l’inverse comme le plus puissant des outils au service d’une idée ou d’un projet. C’est pourquoi l’art de la parole est fondamental. C’est peut-être le plus important de tous les arts. Pourtant, c’est aussi le moins étudié, et le moins bien enseigné.
L’écrit contre l’oral
Le problème à l’oral semble être un problème typiquement français. Dans la tradition anglo-saxonne, ou dans quelques pays européens comme l’Espagne par exemple, l’exposé oral est le mode principal de contrôle des connaissances. Il y a peu de dissertations, au pire quelques « QCM », Questionnaires à Choix Multiples. A l’inverse, en France, notre système éducatif repose essentiellement sur l’écrit. Des rédactions à l’école primaire jusqu’au rapports de stage au lycée puis à l’université, nous sommes évalués sur notre capacité à écrire, à noircir des pages, à produire des textes et des documents – qui ne seront à leur tour même pas toujours vraiment lus. Les fois où certains professeurs proposent à leurs élèves de les noter sur un exposé, ceux-ci doivent encore en remettre une version par écrit, comme si ce qui était formulé à l’oral devait forcément correspondre à une dissertation préalable. Durant toute notre éducation, l’expression orale n’est jamais favorisée en tant que telle. Rien ne permet une parole spontanée, et donc rien ne nous prépare aux débats et aux confrontations verbales. Normal que la majorité des Français devienne si timide ou si nulle à l’oral.
L’écriture « fige » ce que nous avons à dire. Le culte du plan en deux ou trois parties – et autant de sous-parties – conditionne notre façon de présenter nos idées, jusqu’à limiter notre façon de penser. Nous sommes prisonniers de l’écrit, et préparer un discours consiste généralement pour nous à concocter une série de « fiches » desquelles nous décollerons difficilement les yeux lorsque nous passerons derrière le pupitre. Au mieux, celles-ci défileront à la verticale, sur un prompteur. Au pire, nous nous emmêlerons les pinceaux en mélangeant une pile de feuilles volantes gribouillées, ou un jeu de cartons bristol annotés. Variante possible et calamiteuse, le contenu des fiches apparaitra aussi au public, projeté au mur sous forme de document PowerPoint. Hélas, tous ceux qui procèdent ainsi ne seront jamais que de petits écrivaillons doublés de simples lecteurs, et non de véritables orateurs. Ainsi bloqués par l’écrit, scotchés à leurs notes, il leur devient difficile d’improviser, de parler librement : ils risquent à chaque écart de perdre le fil, d’hésiter, bafouiller, enchaîner les blancs, et finalement désintéresser leur public, ce qui dans leur situation se révèle la pire des sanctions.
De là découle évidemment le trac, ancré en chacun de nous, dont l’intensité est inversement proportionnel à notre faible pratique de l’expression orale. Le trac est une sensation de peur qui se manifeste à l’approche d’une présentation en public. Tout le monde peut connaître le trac, même les comédiens de métier. Mais pour la plupart des gens qui n’en ont pas l’habitude, cette sensation est particulièrement désagréable. Elle peut avoir des effets désastreux, vous faire perdre tous vos moyens et vous conduire droit à l’échec. Or, c’est précisément la peur de l’échec qui favorise l’augmentation du trac. Comble du comble, certains en arrivent même à avoir peur…d’avoir peur. La peur engendre un cercle vicieux duquel il est difficile de s’extraire, et le trac n’est que le symptôme d’un problème moins visible, plus profondément intégré. Il trouve sa source originelle dans un schéma culturel dont nous n’avons même plus conscience, qui coïncide avec notre première éducation.
Apprentissage scolaire et conditionnement du trac
Depuis tout petit, on nous dit en effet de nous taire, de laisser parler les « grands ». Ce n’est pas exactement le silence qui est érigé en vertu, mais la retenue dans la parole. Être trop bruyant, trop parler lors d’un diner avec les parents, cela pouvait nous valoir une correction. A l’école, c’était pire : les professeurs qui ne savaient pas nous captiver, à cause de leur propre manque d’intérêt, s’excitaient par contre avec passion pour nous faire cesser de bavarder. Ils semblaient craintifs face aux levées de mains pour les questions, et dénigraient les plus embarrassantes, ce qui n’incitait pas à la participation. Alors l’immense majorité finit par redouter de s’exprimer, ou de poser trop de questions. Et ce stress est entretenu tout au long de la vie par les futurs supérieurs hiérarchiques et autres représentants de l’autorité, à la suite des maîtres et maîtresses d’école…
Les Français aiment à présenter leur pays comme celui de la révolution ; les étrangers sont d’autant plus stupéfaits d’en découvrir la situation de sclérose et le malaise social qui s’y impose. L’auteur anglophone Peter Gumbel, grand reporter à Time Magazine, a récemment attaqué le système éducatif français dans un essai corrosif : On achève bien les écoliers. Depuis qu’il s’est installé à Paris en 2002, il s’est en effet heurté aux méfaits de l’Éducation nationale à travers la scolarisation de ses filles : il a remarqué chez elles une augmentation du stress, un manque de motivation, et des limitations dans les prises d’initiatives ou leur libre expression. Et, s’appuyant sur nombre d’enquêtes et de statistiques, il découvre que ce problème concerne en réalité tous les écoliers. Il dénonce une approche éducative basée sur l’humiliation, la pression des notes, et le faible engouement des profs. Lorsque Peter Gumbel devient lui-même enseignant, pénétrant ainsi l’envers du décors, il en découvre les ravages à tous les niveaux, même chez les étudiants jugés les plus brillants. Se confiant au Journal du Dimanche, il raconte : « j’ai commencé à enseigner, notamment à Sciences-Po, l’élite. J’ai été surpris par le fait que les étudiants français avaient un mal fou à participer, à prendre la parole. Depuis la petite école, le système rend les élèves français réticents à la participation. Ils n’ont pas confiance en eux. »
A partir d’un constat similaire, dans son ouvrage Le secret des orateurs, le spécialiste de la communication Stéphane André rapporte une anecdote significative. Régulièrement sollicité pour donner des conférences sur l’art oratoire, il lui arrive lors de celles-ci d’inviter une personne du public à prendre sa place et à s’exprimer face aux autres le temps de quelques minutes. Néanmoins, habitué à un public français, il peine généralement à trouver un volontaire. Quasiment personne ne semble vouloir parler en public ; personne n’est prêt à s’exposer ainsi. Or, il eut un jour l’occasion de donner une conférence à un public fort différent, essentiellement composé de Nigérians. L’évènement se tenait dans l’amphithéâtre d’une grande école de commerce et s’adressait à de futurs cadres originaires d’Afrique. Au cours de son intervention, Stéphane André proposa à qui voulait parmi l’assemblée de venir le rejoindre au niveau du pupitre, et prit pour cela toutes les précautions d’usage – de politesse et de propos rassurants – afin de ne pas rebuter l’éventuel candidat. Quelle ne fût pas sa surprise de voir alors l’ensemble de l’amphi se lever en bloc, avide de se livrer à ce genre d’exercice !
Il explique ce moment : « Je compris tout d’un coup que ces gens-là ne ressentaient pas une once de trac à l’idée de parler en public, fût-ce devant cent personnes. Ces gens-là étaient des Africains. Ils s’avançaient joyeusement vers la tribune, lieu de tous les périls pour l’orateur européen. On ne leur avait jamais inculqué l’idée du danger qu’il pouvait y avoir à parler en public. Ils n’avaient pas été élevés comme les petits Français. » (page 35). Stéphane André déduit de cette expérience que le trac n’est pas naturel, et dépend en réalité d’un apprentissage culturel. Il est cependant ancré en nous à un tel point qu’il devient comme une seconde nature. C’est un trait possible de ce que le sociologue Pierre Bourdieu désignait par habitus, c’est-à -dire quand un conditionnement culturel finit par se confondre avec une prédisposition naturelle. L’habitus des Français est de ne pas savoir parler sans trembler. L’auteur qui veut nous révéler Le secret des orateurs ajoute encore : « Tant que le milieu scolaire n’aura pas décidé de se pencher sérieusement sur le problème de la formation de nos orateurs, la culture française de l’oral restera ce qu’elle est. » (page 39).
La culture oubliée de l’oral
Tout porte à croire que nous avons sciemment déprécié l’oral au profit de l’écrit. Nous nous sommes taillés à coups de plumes dans le papier une réputation d’hommes de lettres, marque d’une société hautement civilisée dans la plus pure tradition humaniste, et avons relégué le strict usage de la voix au rang des cultures « primitives » et tribales, qui à nos yeux survivent sans construire. Pourtant, la parole en public, et plus largement l’expression orale, est constitutive d’une certaine tradition européenne. Un tradition qui remonte jusqu’aux grands penseurs de la Grèce antique, à commencer par Socrate, fondateur de la philosophie politique en Occident.
Socrate a vécu au Ve siècle avant Jésus-Christ. Virtuose de la parole, il n’a laissé aucun écrit. Sa pensée a pourtant marqué les esprits à travers les siècles, et est aujourd’hui étudiée par tous les lycéens à travers la lecture des Å“uvres de Platon. A Athènes, toujours dans l’antiquité, la politique était rythmée par les débats publics : l’Agora était le lieu où tous les citoyens se rassemblaient et devaient donner leur avis. Il n’y a pas de lieu plus emblématique où la parole s’est affirmée comme l’instrument prépondérant de la démocratie. Chaque citoyen devait apprendre à la manier, et les plus éloquents étaient valorisés. Corax et Gorgias ont été les précurseurs de la rhétorique, discipline dont le but est de convaincre et de persuader par la parole. Démosthène, éminent représentant de ceux que l’on appelle les orateurs « attiques », a largement contribué à son développement. Cicéron, homme d’État romain ayant vécu un siècle avant J.C., a lui aussi rédigé de nombreux ouvrages sur la rhétorique et l’art de convaincre – son Orateur est l’un des plus célèbres en la matière. Il était considéré par ses pairs comme un modèle d’éloquence.
De grands noms ont ainsi marqué toute notre histoire, en France, en Europe et en Occident, en portant la parole à un niveau de raffinement et de subtilité au point d’en faire un art à part entière, complexe et délicat mais le plus au cÅ“ur des relations humaines et décisif en leur sein. C’est donc un paradoxe d’observer de nos jours une véritable crise de la parole politique, tout comme la timidité ambiante de la société. Les deux sont d’ailleurs liées : les citoyens perdent confiance en eux en même temps qu’ils n’ont plus confiance en leurs représentants. Philippe Breton analyse le phénomène dans son livre L’incompétence démocratique : sur la base d’une expérience en psychologie de groupe et des centaines d’observations de prises de parole, il met en évidence un déficit du « parlé démocratique » à tous les niveaux et concernant tous les milieux sociaux. L’hypothèse originale de Philippe Breton est de considérer que la démocratie, plutôt que d’être une question de pertinence des institutions ou d’adhésion à des valeurs, est d’abord « une affaire de compétences pratiques, notamment dans le domaine de la parole et des relations avec autrui. » Le malaise de notre démocratie ne vient donc pas d’un rejet des valeurs qui lui sont attachées – puisque celles-ci semblent au contraire majoritairement plébiscitées -, mais de la faible capacité de chacun à les traduire dans des actes.
Notre système d’enseignement et le manque de formation dans ce domaine sont les causes principales de cette situation. Afin d’y remédier, il faut avant toute chose réhabiliter la parole en tant que tradition européenne et même française. C’est une ambitieuse perspective dans laquelle veut s’inscrire « Le Corps et l’Esprit ». Lancé au mois de janvier de cette année, « Le Corps et l’Esprit » est un club d’éloquence dont le but est de proposer des stages de formation à l’art oratoire, de perfectionnement à la prise de parole en public et d’entraînement au débat. « Le Corps et l’Esprit » veut contribuer à la reconstruction de la parole politique et donner à chaque citoyen les moyens de s’engager dans le grand débat démocratique. Tout le monde est invité à rejoindre ce club, ou à fonder et développer à son niveau de nouveaux clubs pour s’exprimer, s’entraîner, progresser à l’oral et débattre dans la liberté. Orateurs des quatre coins de France, unissez-vous ! Écoliers brimés de l’Éducation Nationale, parlez entre vous ! Parlez, parlez, parlez ! la parole est à vous !
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Regardez « Ce n’est qu’un début » (le film) !
C’est vraiment un film sur l’émergence de la parole enfantine, parce que le cadre y invite…
Certes l’initiative est isolée… Mais elle pourrait faire boule de neige.
Excellent article.
C’est très révélateur d’un malaise bien visible chaque jour : celui de la difficulté qu’on les djeunes à s’exprimer; il suffit de les entendre « baragouiner » dans les transports, une langue qui parait leur être étrangère tellement elle est appauvrie et mal maitrisée… Leur manque d’expérience, pourrait-on dire.
Merci l’Ednat.
C’est aussi l’occasion de rappeler que le Café Liberté aura pour thème la rhétorique libérale, lundi 28/02.
On me glisse dans l’oreillette que l’auteur de cet article Valentin Becmeur sera l’invité du Café 🙂
Très bon article, qui confirme effectivement des rapports que l’on entend beaucoup à l’international: les Français ne savent pas se vendre…
Bonjour, merci à vous pour vos commentaires encourageants.
@ woolie : « Ce n’est qu’un début », très bon film sur l’initiation à la philosophie et à la libre discussion chez les tout petits, je partage votre avis. Comme le disait déjà Épicure, il n’y a pas d’âge pour commencer à philosopher ! « Ce n’est que le début » : très bon cri de ralliement également pour le Club-eloquence.fr et toutes les initiatives visant à libérer la parole !!
@ Jariik : Merci. J’ai en effet eu le plaisir et l’honneur d’introduire et d’animer la séance du café liberté de lundi dernier, avec Xavier. Une retranscription de mon intervention devrait être prochainement mise en ligne sur ce site…
@Gilles : les Français sont timides, nuls à l’oral, la cause est essentiellement l’Éducation nationale, et la conséquence est qu’ils ne savent pas se vendre à l’international… Et pourtant, cela ne veut pas dire qu’ils sont humbles ou modestes : de quelle réputation de petits prétentieux et d’orgueilleux nous souffrons à l’étranger! C’est pourtant normal : par notre gêne et mal-aise, nous donnons à notre réserve l’apparence de la condescendance. Les Français auraient-ils un complexe d’infériorité qui se mue en complexe de supériorité ?
Excellente initiative effectivement, mais on peut aller plus loin dans ce qu’est l’oralité.
L’être humain n’est capable de formuler que ce qu’il est capable d’entendre (raison et résonance) donc le sens de l’écoute est l’accès à la parole, mais où enseigne t’on le sens de l’écoute? nulle part et cela dépasse largement la France.
Le comble c’est que si vous voulez apprendre à jouer d’un instrument de musique, on vous oblige à apprendre à comprendre les sons d’abord avec les yeux par le solfège, ce qui crée un grand gâchis partout. Comprenez bien, le solfège est utile et pratique, mais tellement limité et imparfait « Tout est écrit dans la partition, sauf l’essentiel » Gustave Malher
Il n’existe que 4 sciences de la mesure:
2 sciences techniques: la mesure avec les traits, la géométrie et la mesure avec les chiffres, l’arithmétique, qui forment les mathématiques.
2 sciences sensibles: la mesure du déplacement des planètes, l’astronomie et la mesure des sons donc la musique.
A partir de Platon les sciences sensibles ont été mises de côté car jugées par certains pas assez sérieuses et aujourd’hui nous en sommes arrivés, par exemple, à la conception de modélisations mathématiques financières, qui nous font aller dans le mur car ce ne sont que des théories dépourvues de sens.
De ces 4 sciences, 3 passent par l’optique, et qui par définition, de façon inachevée, ne mesurent que ce qui est à l’extérieur de soi, 1 seule passe par l’écoute qui prend sa source à l’intérieur de soi avec son esprit mais également sa sensibilité et son corps.
Ce qui fait dire que vous ne pouvez achever une opération qui consiste à diviser 10 par 3 (3,333333333333333….) avec les sciences techniques, les astronomes pensent mesurer le temps alors qu’ils ne mesurent que des déplacements de planètes…c’est le temps du chronomètre, du calendrier, du « j’ai pas le temps »
En cela la science des sons ( la musique et donc de l’écoute) se révèle largement supérieure aux mathématiques car vous pouvez prendre n’importe quelle durée de temps et le diviser par 3, c’est précis, universel et simple comme le mouvement d’une valse.
N’oublions pas que la sciences des sons nous a donné des traités d’harmonie, qu’elle s’appuie sur la mesure de la justesse, qu’elle seule fait de l’improvisation une science précise et qu’elle touche simultanément l’esprit, la sensibilité et le corps physique.
En conséquence de quoi, la musique n’est pas un art comme certains le croient, le marché de l’art n’a jamais comporté de musique, la musique est d’abord éthique et médicale comme l ‘enseignait déjà Pythagore puisqu’elle sert à remettre les facultés de l’âme à leur juste place et ainsi accorder le savoir être à partir duquel nous pouvons acquérir les savoir être, et non l’inverse que nous constatons tous les jours dans notre société.
Pour finir je laisse à votre réflexion cette définition des pythagoriciens « La Musique c’est: une combinaison harmonique des contraires, l’unification des multiples et l’accord des opposés » en outre c’est une source de paix universelle.
Bien à tous