Fannie, Freddie et les bonnes intentions
Comment Oncle Sam a permis aux banques de jouer avec l’argent des autres.
L’annonce, un beau matin du 15 septembre 2008, de la faillite de Lehman Brothers – une des plus anciennes banques de Wall Street – va provoquer un véritable séisme financier et déclencher une des plus formidables pannes du système bancaire international qu’on ait jamais vu.
Pourtant, les difficultés de Lehman Brothers n’avaient rien de nouveau. Comme beaucoup de firmes de Wall Street la banque dirigée par le très antipathique Richard Fuld était notoirement endettée et s’était joyeusement vautrée dans un nombre incalculable d’activités affreusement risquées et rémunératrices au regard desquelles un bête investissement dans une titrisation de crédit subprime (actif toxique) faisait office de stratégie de bon père de famille. Tout cela était de notoriété publique. Non, ce qu’il se passe de vraiment nouveau ce matin là et va provoquer une telle panique c’est qu’Oncle Sam n’a pas sauvé Lehman Brothers. Et ça, pour le coup, c’est vraiment nouveau.
Entendons-nous bien : quand je dis qu’Oncle Sam n’a pas sauvé Lehman, je ne vous parle pas des actionnaires de Lehman. Eux, de toute manière, ils y seraient passés et c’est bien la moindre des choses. Je vous parle des créanciers de Lehman : ceux qui ont prêté l’argent à la banque c’est-à-dire, en premier lieu, ceux qui ont déposé de l’argent sur un de ses comptes. Or, il se trouve que depuis la dernière grande crise bancaire aux États-Unis – la crise des Saving & Loans dans les années 1970 et 1980 – le gouvernement fédéral n’avait jamais laissé tomber les créanciers d’une banque et avait toujours fait en sorte qu’ils récupèrent leurs billes jusqu’au dernier cent… jusqu’au matin du 15 septembre 2008.
On peut conjecturer à l’infini sur les motifs de cette décision : est-ce la personnalité de Fuld, le refus de Lehman Brothers de participer au tour de table qui a permis de résoudre la crise LTCM ? Après tout peu importe, le fait est que Lehman Brothers est en faillite et que nombreux sont ceux qui vont perdre beaucoup d’argent à la plus grande surprise d’à peu près tout le monde.
Si la stupeur que va provoquer cette décision peut sembler étrange, c’est que vous ne savez peut-être pas dans quel genre de monde nous vivons vraiment et qu’une petite analogie empruntée à l’excellent professeur Russel Roberts devrait vous éclairer sur le mécanisme subtil grâce auquel les banques, dans le monde entier, jouent avec notre argent grâce aux bons soins de nos gouvernements.
Aléa moral autour d’une table de poker
Imaginez que Patrick [1], joueur de poker de vos connaissances, vienne vous emprunter de l’argent pour la partie de ce soir. Si vous êtes relativement confiant sur la santé financière et le talent de Patrick, vous accepterez probablement de lui prêter la somme dont il a besoin à un taux d’intérêt raisonnable. Mais imaginez maintenant que vous appreniez que Patrick a emprunté la même somme à dix autres personnes et, qu’en plus, il prend des risques considérables durant ses parties en bluffant comme un laquais. Vous seriez tenté de ne plus lui prêter d’argent ou, du moins, de réclamer un taux plus élevé… C’est avec votre argent que Patrick prend de tels risques après tout. Du coup, si Patrick veut continuer à vous emprunter de l’argent à un taux raisonnable, il est obligé de réduire ses mises ou de prendre moins de risques.
Mais maintenant, imaginons que la salle de poker soit dirigée par un très riche patron – Oncle Sam – qui, depuis des années, vient systématiquement au secours des joueurs en difficulté en honorant leurs dettes à leur place. Ça modifie votre jugement n’est-ce pas ? Même si Oncle Sam ne vous a donné aucune garantie de sauver Patrick en cas de problème, vous êtes fondé à penser qu’un prêt à Patrick est beaucoup moins risqué avec Oncle Sam dans les parages que sans lui. Ça s’appelle un “aléa moral” : vous acceptez de prêter de l’argent à Patrick tout en sachant qu’il prend énormément de risques parce que vous pensez, vous êtes convaincu qu’Oncle Sam viendra éponger ses dettes si besoin est.
La conséquence de cet aléa moral c’est que Patrick et ses semblables peuvent jouer et gagner des sommes colossales en mettant un minimum d’argent de leurs propres poches et que c’est Oncle Sam qui est considéré par tous comme le garant du système. Remplaçons maintenant les joueurs de poker par des banques et le patron de la salle par un gouvernement et sa banque centrale et nous obtenons ce que Walter Bagehot, le premier éditorialiste de The Economist, qualifiait dès 1873 [2] comme un “arrangement malsain”.
L’aléa moral est consubstantiel à l’existence même des banques centrales
Dans un premier temps, deux mécanismes sont intrinsèquement liés au monopole monétaire :
- Le rôle de prêteur en dernier ressort qui garantit que, quoi qu’il arrive, une banque en difficulté pourra toujours emprunter de l’argent frais à sa banque centrale.
- Le fait qu’en cas de crise systémique tout le monde sait que la banque centrale inondera le système de liquidité (à tel point que le phénomène a un nom, le Bernanke put, du patronyme de l’actuel patron de la Fed [3]).
Ces deux mécanismes ont permis aux banques, qui n’étaient désormais plus contraintes par la rareté de l’épargne et bénéficiaient du soutien de la banque centrale, d’accroître massivement le volume de crédit qu’elles accordent à l’économie tout en prenant toujours davantage de risques. Peu après la création de la Fed en 1913, les faillites bancaires se multiplient à tel point qu’en 1934, le gouvernement fédéral crée le Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) pour garantir les dépôts des clients des banques américaines… et renforce encore un peu l’aléa moral permettant aux banques de grossir encore.
Aux fil des années, l’industrie bancaire américaine prend de telles proportions que quand la crise des Saving & Loans frappe au cours des années 1970 et 1980, les banques sont si gigantesques qu’elles deviennent – dans l’esprit de tout le monde à commencer par Oncle Sam – Too Big To Fail. On est alors dans un situation où la faillite d’une banque aurait de telles conséquences qu’elle en devient tout simplement politiquement inacceptable. À partir de cette époque, le gouvernement fédéral honorera donc les dettes de toutes les banques défaillantes. Toutes, sauf Lehman Brothers.
Cet arrangement malsain va permettre au gouvernement fédéral d’instrumentaliser à loisir l’industrie bancaire américaine pour mettre en œuvre sa politique monétaire et pousser le peuple étasunien à s’endetter toujours plus pour « soutenir la croissance ». Les banquiers, qui jouent désormais non seulement avec l’argent de leurs actionnaires mais aussi celui des contribuables, vont gagner des fortunes indécentes : une étude publiée récemment [4] estime à quelques 2,6 milliards de dollars les sommes empochées par les dirigeants des 14 principales firmes de Wall Street entre 2000 et 2008.
Cet arrangement malsain était connu de tous et – en premier lieu – du gouvernement fédéral qui en était l’instigateur et l’architecte. Quand, ce beau matin du 15 septembre 2008, Lehman Brothers fait faillite, c’est cette première fissure de l’édifice qui entraîne une panique bancaire mondiale et la récession qui suivra.
Depuis, la Fed a injecté des milliards de dollars pour recapitaliser l’industrie bancaire, le FDIC a sauvé 336 banques à l’heure où j’écris ces lignes et le gouvernement fédéral a dûment sauvé toutes les autres firmes de Wall Street en difficulté.
(À suivre : Réglementation bancaire et conséquences inattendues)
Notes :
[1] par exemple…
[2] dans son Lombard Street.
[3] Autrefois le Greenspan put, du nom de son prédécesseur.
[4] Bank Executive Compensation And Capital Requirements Reform de Sanjai Bhagat et Brian Bolton
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