Logique libérale de la Révolution française

La Révolution est une auberge espagnole, où l’on trouve ce que l’on apporte

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Logique libérale de la Révolution française

Publié le 29 mars 2011
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Par François Crouzet (*)

« La Révolution est un bloc ». On cite souvent ce mot de Clémenceau, qui n’était peut-être qu’une boutade. Le président de la République, François Mitterrand, l’avait repris, il y a quelques années, lors d’une cérémonie en l’honneur du regretté Robert Maxwell. Pour ma part, je préfère dire que la Révolution est une auberge espagnole, où l’on trouve ce que l’on apporte, en matière d’a priori idéologiques, de préjugés, d’intentions polémiques. Cette conception est particulièrement appropriée dans le cas de l’école qui a dominé l’histoire de la Révolution française au XXe siècle, et que l’on appelle jacobino-marxiste ou jacobino-léniniste, et qui, dans certains cas, fut carrément jacobino-stalinienne. École dont les grands prêtres ont été successivement Jean Jaurès, Albert Mathiez, Georges Lefebvre, Albert Soboul, et présentement Michel Vovelle.

Ces historiens ont en fait cherché dans la Révolution française une justification du socialisme et surtout de la Révolution russe, du régime bolchevik, voire des purges staliniennes et des procès de Moscou. Ils ont fait de la Terreur l’élément central de la Révolution, reflétant « le temps des anticipations », selon l’expression d’Ernest Labrousse ; et en particulier, sur le plan économique et social, une anticipation du socialisme, durant « l’éphémère et prophétique an II » (Labrousse). Par conséquent, tout ce qui avait précédé la dictature montagnarde n’était vu que comme sa préparation, par la radicalisation progressive du mouvement révolutionnaire : et tout ce qui avait suivi la Terreur n’était vu que comme la déplorable liquidation d’un grand rêve, qui pourtant, comme l’a dit à nouveau Labrousse, « laisse sur l’avenir un reflet grandiose dont tout le XIXe siècle se trouve illuminé ». En fait, ce n’était là que divagations (inspirées chez certains par une évidente nostalgie de la guillotine), et l’historiographie récente, depuis le livre pionnier de François Furet et Denis Richet (1965), a ramené l’épisode montagnard à ses justes proportions. On y voit le résultat d’un dérapage, le terme est maintenant consacré, de la Révolution, qui a commencé en 1792, s’est accentué en 1793 et a pris fin à la chute de Robespierre, le 28 juillet 1794. Dans ces conditions, l’épisode dirigiste, voire socialisant, n’est plus qu’un bref intermède – il a duré treize mois – dans une Révolution dont le principe fondamental sur le plan économique est le libéralisme.

La Révolution, fondamentalement libérale

Il faut le savoir, il faut le dire et le redire aux hommes de gauche, qui en tant d’occasions se réclament de la Grande Révolution et qui ont utilisé son bicentenaire pour se refaire une virginité fort éprouvée. N’essayez pas de trouver dans la Révolution française une justification du socialisme ; si vous en voulez une, allez la chercher dans les grandes réalisations soviétiques, comme l’on disait, voire dans les goulags staliniens. La Révolution a été fille du mouvement des Lumières, qui était fondamentalement libéral (l’un de ses sommets n’est-il pas I’œuvre d’Adam Smith ?). Les députés des assemblées révolutionnaires n’étaient pas dépourvus de culture économique ; nombre d’entre eux avaient lu les économistes du XVIIIe siècle – en particulier les physiocrates, certains avaient lu Adam Smith, qui avait déjà été traduit en français. Il est vrai qu’ils étaient souvent aussi teintés de rousseauisme, ce qui les portait à nier l’autonomie du domaine économique, à croire que la volonté générale pouvait être plus forte que les lois économiques. Néanmoins, leur Å“uvre économique a été profondément libérale, et même libératrice, selon une logique que je vais essayer d’analyser. Certes, cette libération de l’économie française avait été souhaitée par beaucoup de bons esprits depuis le milieu du XVIIIe siècle et même avant ; de hauts fonctionnaires, des ministres de l’Ancien Régime avaient tenté de réformer dans ce sens. Mais la Révolution a accompli en quelques mois une Å“uvre d’une tout autre ampleur ; elle est un moment de rupture libérale décisive dans l’histoire économique de la France. Au point qu’il faudra presque un siècle et demi pour que l’on essaie de revenir sur ce que l’on appelle ses acquis ou ses conquêtes. Mon intention n’est nullement de faire l’apologie de la Révolution. Mais la Révolution s’est produite, elle est un événement incontournable et capital de notre histoire. Ayons une pensée pour ses victimes, et pour la destruction de la plus grande partie de notre patrimoine artistique, mais présentement considérons ses aspects positifs, et cette logique libérale qui peut se résumer en trois mots : liberté, égalité, bien entendu, mais aussi et surtout propriété.

La libération de la propriété

Chacun sait que les hommes de 1789 ont voulu donner la liberté à la France d’abord, au monde ensuite. Mais les falsificateurs de l’histoire dont je parlais au début ont presque réussi à dissimuler qu’à leurs yeux liberté et propriété étaient indissolublement liées. Pourtant l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen définit comme « droits naturels et imprescriptibles de l’homme », la liberté en première position, la propriété en seconde, puis la sûreté, la résistance à l’oppression. L’article 17 pose : « La propriété est inviolable et sacrée ». Il y a là une liaison qui remonte au Hollandais Grotius, à l’Anglais Locke, puis aux physiocrates français (ceux-ci voulaient un code de la nature, et à sa base ils plaçaient la propriété, premier des droits naturels). Et c’est par l’intermédiaire de Condorcet et de nombreux autres constituants qui avaient lu les physiocrates que cette idée est passée dans la Déclaration, malgré les disciples de Rousseau qui soutenaient que la propriété est créée par les lois et n’est donc pas un droit naturel. En revanche, pour les rédacteurs de la Déclaration, l’homme est d’abord propriétaire de sa personne, et c’est pourquoi il est libre ; le droit à la propriété foncière et mobilière est la conséquence directe de la propriété de l’individu. J’ajoute que la Déclaration des droits de juin 1793, celle de la Constitution montagnarde de 1793, placera à nouveau la propriété parmi les droits de l’homme, et sera même plus explicite que celle de 1789 : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer de ses biens et de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » Et à l’article 17 elle définit la liberté économique : « Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l’industrie des citoyens. » Quant à la déclaration, plus bourgeoise, de l’an III, elle enfonce le clou dans son article 8 : « C’est sur le respect des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l’ordre social. » Bien avant, d’ailleurs, l’Assemblée constituante avait réalisé la libération de la propriété. Sous l’Ancien régime, celle-ci était souvent partagée ou collective ; des seigneurs – laïcs ou ecclésiastiques – avaient sur beaucoup de terres une propriété éminente, dont l’origine était une concession faite à un tenancier, à titre perpétuel et transmissible ; si bien que les descendants ou successeurs du tenancier originel étaient propriétaires de fait, mais ils devaient verser au seigneur diverses redevances dites féodales (c’est le terme de l’époque, mais celui de seigneurial est plus approprié). Par ailleurs, d’autres et vastes étendues de terre – pâturages, landes, forêts notamment – dites biens communaux, appartenaient aux communautés de villages. La Constituante voulut que la propriété fut entièrement libre et individuelle, et le droit de propriété absolu, quiritaire, comme le disaient les Romains. Le principe en fut adopté durant la nuit du 4 août 1789 et les détails précisés par des décrets qui suivirent ; le 3 novembre 1789, la Constituante posa : « Le régime féodal est entièrement aboli. »

Ont été, en fait, supprimés sur-le-champ et sans indemnités les droits dits personnels, tels que le servage, les corvées, les droits de justice, les monopoles seigneuriaux (du four, du moulin, de la chasse). N’était-ce pas une violation de la propriété ? On passa outre, en considérant que ces droits avaient été usurpés sur l’État ou établis par la violence. On abolit aussi les dîmes payées à l’Église, sous prétexte qu’elles n’étaient pas une propriété, mais un impôt, révocable, comme tout impôt. Par contre, on admit que les droits réels, qui pesaient sur les terres, étaient la contrepartie d’une concession faite par le propriétaire primitif, le loyer d’une location perpétuelle, et par conséquent devaient être rachetés au seigneur par les cultivateurs. Les conditions de ces rachats donnèrent lieu à de longs débats et à une succession de décrets. En fait, beaucoup de paysans refusèrent de verser quoi que ce soit, et les jacqueries continuèrent dans les campagnes. Finalement, le 17 juillet 1793, la Convention, qui, menacée de tous côtés, voulait se concilier les paysans, supprima sans indemnités toutes les redevances dites féodales. Ainsi les assemblées révolutionnaires n’abolirent le régime dit féodal que sous la pression de la révolution paysanne de l’été 1789, consécutive à la grande peur, et de ses prolongements dans les années suivantes. Par ailleurs, tout en proclamant la propriété inviolable et sacrée, les Assemblées n’hésitèrent pas à exproprier les seigneurs, sans indemnités en fin de compte. La contradiction fut encore plus patente lors de la nationalisation – c’est-à-dire la confiscation – des biens du clergé, en novembre 1789, dans l’espoir que leur vente permettrait de rétablir l’équilibre des finances de l’État. Il est vrai qu’on peut y trouver un aspect de libération de la propriété, dans la mesure où ces vastes biens, dits de mainmorte, c’est-à-dire inaliénables, étaient ainsi mis en circulation. En revanche, la Convention décida le 18 mars 1793 la peine de mort contre ceux qui proposeraient la loi agraire, c’est-à-dire le partage des terres ; et mis à part des velléités sous la Terreur, les révolutionnaires ne firent rien pour que la vaste redistribution de la propriété par la vente des biens du clergé et des émigrés s’opéra de façon égalitaire et au bénéfice des paysans pauvres. Quoi qu’il en soit, le résultat final fut la libération de la propriété des chaînes féodales et l’égalité des propriétaires, car il n’y a plus de distinction entre terres nobles et roturières. Cette libération fut étendue à d’autres domaines.

La Révolution contre la propriété collective

Les révolutionnaires étaient hostiles à la propriété collective, à l’existence des biens communaux, qui rappelait à leurs yeux le système seigneurial, et qui était contraire à l’unité et à l’indivisibilité de la propriété. En août 1792, la Législative décida le principe du partage obligatoire des biens communaux entre les habitants de chaque commune. En juin 1793, la Convention précisa que ce partage interviendrait si un tiers des habitants le demandait. Il y eut également une offensive contre les droits d’usage et les contraintes collectives, c’est-à-dire notamment la vaine pâture (droit pour les habitants d’un village d’envoyer leurs animaux pâturer sur les jachères et sur les terres cultivées après la moisson), et la contrainte de sole : l’obligation – dans beaucoup de régions – de pratiquer la même récolte dans toutes les parcelles d’un même bloc du terroir ; il en découlait l’interdiction pour un propriétaire de clore son ou ses champs. Ces pratiques très anciennes étaient des obstacles à l’amélioration des techniques agricoles, et les gouvernants de l’Ancien Régime avaient cherché à les abolir, avec peu de succès. Elles paraissaient aux révolutionnaires une atteinte intolérable à la liberté et à la propriété individuelle. En juin 1791, la Constituante abolit la contrainte de sole et l’assolement obligatoire ; elle déclara que chaque propriétaire était libre de cultiver ses terres à son gré ; en septembre elle autorisa les clôtures dans toute la France, posant que « le territoire de la France, dans toute son étendue, est libre comme les personnes qui l’habitent ». La Convention devait confirmer ces libertés de culture et de clôture et les inscrire dans la Déclaration des droits montagnarde de 1793. En avril 1794, le Comité de salut public lui-même annula toutes les décisions des autorités locales qui avaient voulu limiter la liberté de clôture. En revanche, on n’osa pas supprimer la vaine pâture et le droit de parcours, auxquels les paysans étaient très attachés. De toute façon, ces décisions libérales venues de Paris restèrent lettre morte, vu le morcellement des sols qui rendait quasiment impossible à un propriétaire de clôturer sa parcelle et de se soustraire aux servitudes collectives. Il aurait fallu un remembrement général, quasiment impossible. Malgré tout, continuant les efforts de l’Ancien Régime, les Assemblées révolutionnaires orientèrent l’agriculture française vers un régime plus individualiste, qui devait progresser, mais trop lentement, au XIXe siècle. Reste à mentionner trois points intéressants qui montrent que le libéralisme révolutionnaire était prêt à des compromis, si cela semblait nécessaire. Le souci de respecter le droit de propriété amena la Constituante à modifier la législation minière de l’Ancien régime, laquelle conférait à l’État la propriété du sous-sol, dont il concédait l’exploitation à des compagnies. Ces dernières étaient vues comme des monopoles, mais l’Assemblée n’osa pas faire du propriétaire du sol celui du sous-sol jusqu’au centre de la terre, comme en droit anglais. La loi minière de mars 1791 fut donc un compromis, qui s’avéra d’ailleurs peu satisfaisant. Compromis aussi en matière de droit successoral, qui était très varié et compliqué, et que la Constituante voulut unifier. Elle se basa sur le droit coutumier qui régnait dans la France du Nord et institua le partage égal du patrimoine entre les héritiers naturels (donc abolition du droit d’aînesse, qui d’ailleurs n’était pratiqué que dans la noblesse). Le principe d’égalité l’emporta sur celui de la liberté, au contraire du droit anglais, où un propriétaire dispose en toute liberté de ses biens, y compris de déshériter ses enfants ou certains d’entre eux. Aussi beaucoup d’Anglais au XIXe siècle considéraient que le partage des successions en France était une violation du droit de propriété. Mais Robespierre avait déclaré que ce droit cessait avec l’existence, et qu’un propriétaire ne pouvait donc disposer de ses biens après sa mort. En fait les familles bourgeoises ont pu souvent éviter le partage des entreprises grâce aux sociétés de commerce ou à la pratique de l’indivision. Enfin, l’État pouvait procéder à des expropriations pour cause d’utilité publique, quand la nécessité en avait été légalement constatée, et sous condition d’une juste et préalable indemnité.

La loi d’Allarde et la liberté d’entreprendre

En matière de législation sur l’artisanat et l’industrie, la volonté de liberté l’emporta très nettement, renforcée par le souci d’égalité : d’où une politique dirigée contre les monopoles et les privilèges (le monopole était dans ce domaine la forme principale du privilège économique), et contre les corps intermédiaires haïssables pour une philosophie qui ne reconnaissait d’existence qu’à la Nation et au citoyen, entre lesquels aucun groupement ne devait s’interposer. Sous l’Ancien régime, la production artisanale et industrielle était assez largement, mais pas totalement, réglementée. Les maîtres artisans (et les commerçants) de chaque métier étaient dans la plupart des villes groupés en corporations et y avaient le monopole de l’exercice de leur métier. Quant aux grandes entreprises, elles avaient souvent reçu du roi des privilèges exclusifs (exemple : pour Saint Gobain le privilège exclusif de fabriquer des miroirs). Enfin des règlements minutieux sur la fabrication visaient à assurer la qualité des articles manufacturés. Cependant, la totalité de l’industrie n’était pas soumise à la réglementation, et de plus, à la fin de l’Ancien régime, ce système réglementaire s’était effrité. D’ailleurs, un courant hostile s’était développé, y compris parmi les fonctionnaires chargés d’appliquer ce système. En 1776, Turgot avait aboli les maîtrises et jurandes, c’est-à-dire les corporations ; mais cette mesure avait été rappelée après sa chute. De fait, les corporations étaient acceptées par une partie de la bourgeoisie, le capitalisme commercial s’étant infiltré dans le système corporatif et l’utilisant. Ce qui fait que les cahiers de doléances de 1789 montrent l’opinion divisée sur ce problème ; et l’abolition des corporations ne devait pas être accueillie avec un enthousiasme général, nombre d’hommes d’affaires étant aussi soucieux d’ordre que de liberté. En principe, les corporations, en tant que corps privilégiés, avaient été abolies ipso facto dans la nuit du 4 août, mais les décrets qui suivirent ne les mentionnèrent pas explicitement. Le problème ne fut abordé qu’au début de 1791 et incidemment, à l’occasion de la création de la patente, l’une des trois nouvelles contributions directes, laquelle frappait les revenus des commerçants et industriels. le rapporteur était le baron d’Allarde, noble devenu négociant (il allait traverser sans accroc la Révolution, se fit banquier mais fit faillite). Il proposa en compensation de décharger les commerçants et artisans des droits de réception en maîtrise qu’ils payaient à leurs corporations, et, en tant que privilèges exclusifs, d’abolir purement et simplement ces dernières. Sa proposition fut adoptée sans opposition ; elle est connue comme la loi d’Allarde, du 2 mars 1791. Elle abolit tous les offices pour l’inspection des arts et du commerce, tous les brevets et lettres de maîtrise, tous les privilèges de profession et l’article 7 déclare : « À compter du ler avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon », sous seule condition de se pourvoir d’une patente et d’en acquitter le prix. On fit ensuite des retouches de détail concernant des professions particulières (les pharmaciens ne pourraient s’établir sans diplôme, les orfèvres seraient surveillés pour le titre des objets d’or et d’argent, etc.), mais l’organisation corporative était définitivement abolie et les tentatives ultérieures pour la rétablir partiellement, notamment sous la Restauration, avortèrent. Cette abolition fut stipulée dans la Constitution de 1791 ; ainsi la liberté d’entreprendre était instituée. Dans tout le royaume et dans toutes les branches d’activité, de nombreuses entreprises nouvelles furent créées, souvent par des compagnons des anciennes corporations. Certes beaucoup furent éphémères, mais la mortalité infantile des entreprises est partout et toujours fort élevée, et il faut reconnaître que la conjoncture des années suivantes ne fut pas bonne. Il est vrai que la loi d’Allarde ne concernait ni la réglementation des fabrications, ni l’administration de l’industrie qui s’était développée depuis Colbert. Mais l’une et l’autre furent abolies par des lois de septembre et d’octobre 1791 : on supprima les emplois de directeurs, inspecteurs et administrateurs des manufactures, les bureaux de visite et de marque où on apposait une marque sur les marchandises. Tout cela était vu par les constituants comme des obstacles « au génie inventif du citoyen ». Il est vrai qu’un des buts des privilèges accordés par le roi avait été de protéger ceux qui faisaient des inventions nouvelles. La Constituante adopta donc une loi sur les brevets d’invention. Une invention était la propriété de son auteur et il devait en avoir jouissance ; mais pour éviter de rétablir des privilèges excessifs, la durée des brevets fut limitée à quinze ans maximum. Cette loi sur les brevets était la seule survivance du régime compliqué de réglementation que la Monarchie avait imposé à l’industrie. Le laissez-faire triomphait.

La loi Le Chapelier et la liberté du travail

D’autant plus que la Constituante avait affirmé aussi la liberté du travail. Mais à nouveau, ce fut incidemment ; au printemps de 1791, les ouvriers qualifiés parisiens s’étaient agités, et des grèves avaient éclaté, pour obtenir des hausses de salaires. Il y avait en effet une certaine reprise d’activité, et les prix des subsistances, qui avaient fortement baissé en 1790, tendaient à remonter. Les charpentiers voulaient qu’un salaire journalier minimum soit fixé, ils élaborèrent une sorte de contrat collectif et demandèrent à la municipalité de Paris de le faire accepter par leurs patrons. La municipalité refusa et sollicita l’intervention de la Constituante. Ce fut l’occasion du vote de la loi Le Chapelier, le 14 juin 1791. Son auteur, ancien avocat au parlement de Bretagne, avait présidé l’Assemblée lors de la nuit du 4 août ; c’était un libéral convaincu, ennemi de tout particularisme et de tout corps intermédiaire : il devait être guillotiné en 1794. L’article 1 pose : « L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens du même état et profession, étant une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. » D’où l’article 2, qui interdit aux « citoyens d’un même état ou profession, aux entrepreneurs et boutiquiers, aux ouvriers et compagnons d’un an quelconque », de se constituer en sociétés, avec président, secrétaire, etc., de « prendre des arrêtés ou délibérations… sur leurs prétendus intérêts communs ». L’article 4 ajoutait : « Si, contre les principes de la liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions… sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme et de nul effet. » Les auteurs et instigateurs de ces coalitions seraient passibles de lourdes amendes, ainsi que de trois mois de prison en cas de menaces contre les employeurs ou les autres ouvriers. Ceux qui useraient de violences « contre les ouvriers usant de la liberté accordée par les lois constitutionnelles au travail et à l’industrie » seraient traduits devant les tribunaux criminels et sévèrement punis. Peu après on étendit ces dispositions aux campagnes, parce qu’on craignait des grèves des ouvriers agricoles au moment de la moisson. J’ai cité cette loi un peu longuement, parce qu’on y voit remarquablement apparaître la logique libérale, qui va des droits de l’homme à l’abolition des corps intermédiaires, puis à l’interdiction des grèves et des associations professionnelles, ce que l’on a appelé depuis des syndicats ; il en existait d’ailleurs à ce moment-là, les compagnonnages, semi-clandestins, et dont nombre d’ouvriers avaient pensé qu’ils seraient légalement reconnus à la suite de l’abolition des corporations. Il est possible que la loi Le Chapelier ait été aussi inspirée par la volonté de contrecarrer une agitation politique du peuple, qui semblait devenir dangereuse. Mais le point essentiel pour nous est que le contrat de travail doit se faire de gré à gré, entre individus. Bien entendu, cette loi, qui devait rester en vigueur jusqu’en 1864, et 1884 pour certains aspects, a été dénoncée avec violence par la gauche ; mais bien après, car sur le moment, aucun Constituant, même pas Robespierre, ne fit opposition. « Loi terrible », a dit Jaurès ; « loi bourgeoise », qui « ravalait l’ouvrier au rang d’esclave… [le] vouait à la misère perpétuelle », ont surenchéri de récents historiens. En fait, on oublie qu’elle interdisait aussi les ententes entre employeurs ; les chambres de commerce furent d’ailleurs abolies en septembre 179I.. De plus, elle ne supprimait nullement les compagnonnages, qui continuèrent dans la semi-clandestinité comme sous l’Ancien Régime, et elle n’empêcha pas des grèves. En tous cas, je ne vous présente pas la loi Le Chapelier comme un modèle valable pour nous : autres temps, autres mÅ“urs. Je ne propose pas son rétablissement, mais je rappelle seulement qu’en brisant un pouvoir syndical devenu abusif, Mrs Thatcher a permis un certain relèvement de l’économie britannique.

La liberté de circulation des marchandises

Du laissez-faire, venons en maintenant au laissez-passer. Vous savez tous qu’on en était loin sous l’Ancien Régime. D’une part, le commerce extérieur était soumis à un protectionnisme poussé, de l’autre, le commerce à l’intérieur même du royaume se heurtait à de nombreux obstacles, si bien qu’il n’existait pas de marché national unifié, indépendamment du coût élevé des transports qui devait en retarder la réalisation concrète jusqu’au milieu du XIXe siècle. Des douanes intérieures divisaient la France en plusieurs zones douanières. Colbert avait réussi à créer ce que l’on pourrait appeler une zone de libre- échange assez vaste : les cinq grosses fermes, correspondant en gros au Bassin parisien, mais les provinces périphériques en étaient séparées par des barrières douanières. À ceci s’ajoutaient de multiples péages sur les ponts, les rivières notamment, les octrois à l’entrée de la plupart des villes, des droits à payer sur les foires et marchés (il est vrai que les gouvernements du XVIIIe siècle avaient réussi à supprimer les deux tiers des péages). Particulièrement surveillé, pour des raisons évidentes d’ordre public, était le commerce des céréales ; je n’entrerai pas dans le détail, mais la circulation des grains n’était autorisée qu’à l’intérieur de chaque province. À plusieurs reprises au XVIIIe siècle, le gouvernement, conscient des conséquences fâcheuses de cette réglementation, avait essayé d’établir la libre circulation des grains à l’intérieur du royaume, mais l’opposition violente d’une partie de la population, animée par la terreur ancestrale de la famine, avait fait échouer ces projets. Pourtant, dès le 29 août 1789, malgré les hauts prix et les troubles qui avaient sévi depuis des mois, la Constituante déclara la circulation des grains complètement libre à l’intérieur du royaume, leur exportation restant interdite. Cette décision fut confirmée par de nombreux décrets ultérieurs. Il est vrai que l’Assemblée législative dut céder aux pressions populaires pendant la première Terreur, après la chute du roi : en septembre 1792, elle autorisa la réquisition des grains, d’abord pour l’armée, puis par les autorités départementales pour ravitailler les populations. Puis, le 5 novembre 1792, le ministre Roland, pourtant très libéral, créa le directoire des achats, c’est-à-dire une administration centrale des subsistances, notamment pour les achats à l’étranger. Mais c’était des mesures de circonstance : le 8 décembre 1792, la Convention les abrogea et proclama solennellement la « liberté la plus entière » de circulation des grains. La peine de mort était prévue pour ceux qui s’opposaient à cette circulation des subsistances. Certes, quelques mois plus tard, la Convention devait adopter le système dirigiste du maximum des prix et des réquisitions, qui régna pendant la Terreur. Et s’il fut aboli après la chute de Robespierre, une réglementation assez contraignante du commerce des grains fut maintenue jusqu’à la fin de la Convention. Mais le Directoire établit la liberté de circulation des grains et en conséquence l’abondance et les bas prix des subsistances régnèrent à partir de l’été 1796 ; on peut noter que les historiens jacobins, ne pouvant plus pleurer sur les hauts prix dont souffraient les pauvres des villes, gémissent désormais sur les bas prix que recevaient les paysans pour leurs produits ! Quant aux douanes intérieures, elles avaient été abolies par la Constituante le 31 octobre 1790, et les douanes reportées aux frontières ; les octrois eurent le même sort en février 1791, tout comme la réglementation des foires et marchés, sauf les privilèges de quelques grandes foires ayant un caractère international, telle celle de Beaucaire. Quant aux péages, assimilés d’abord aux droits féodaux rachetables, ils furent presque tous abolis par la Législative en août 1792. La liberté de commercer triompha à l’intérieur de la France. Mais qu’en fut-il en matière de commerce extérieur ? Il y a là un problème, car la Révolution ne fut pas libre-échangiste. La Constituante et ses comités compétents, où il y avait des libéraux notoires : La Rochefoucauld-Liancourt, Talleyrand, Du Pont de Nemours, étudièrent longuement le problème douanier, et finalement deux lois furent votées en décembre 1790 et février 1791. Les marchandises importées étaient divisées en onze groupes ; celles du premier entraient en franchise, les autres payaient des droits croissants, mais dont le maximum était 15 % ad valorem ; vingt-deux articles seulement étaient prohibés, il y en avait des centaines auparavant. À l’exportation, seules quelques marchandises payaient des droits. C’était un tarif « modérément protectionniste » (Godechot), « relativement libéral » (Labrousse) ; jugement que je partage, d’autant plus qu’à cette date un protectionnisme rigoureux régnait presque partout, et notamment en Angleterre, qui n’adoptera le libre-échange que dans les années 1840. Il faut tenir compte aussi des circonstances, de la crise économique qui avait contribué au déclenchement de la Révolution : dans les milieux industriels, on attribuait une bonne part de la responsabilité de cette crise au traité de commerce avec la Grande-Bretagne conclu en 1786, et grâce auquel de grandes quantités d’articles manufacturés britanniques avaient été importés. Aussi les cahiers de doléances avaient été presque unanimes à réclamer le maintien du protectionnisme. En revanche, on peut citer comme mesure libérale l’abolition par la Constituante des privilèges des compagnies de commerce, notamment la Compagnie des Indes orientales, une sorte d’Air France du XVIIIe siècle, un dinosaure non rentable, qui avait le monopole du commerce au-delà du Cap de Bonne Espérance. Il est donc injuste de reprocher aux constituants d’avoir repoussé le libre-échange, pour défendre les intérêts égoïstes de classe de la bourgeoisie négociante et industrielle, et d’affirmer en conséquence que leur libéralisme n’était que d’opportunité et de surface. Il est vrai qu’à partir de 1792, la guerre, avec presque toute l’Europe, et notamment avec l’Angleterre, qui était maîtresse des mers, créa des conditions tout à fait anormales pour le commerce extérieur français pendant la plus grande partie de la Révolution et aussi de l’Empire. Le régime assez libéral dont j’ai parlé, n’a fonctionné que peu de temps, et des mesures de guerre économique contre l’Angleterre lui ont succédé, notamment la prohibition de toutes les marchandises anglaises, un projet d’acte de navigation réservant aux navires français le commerce dans nos ports, etc. Mais on se trouve ici dans les dérapages et déviations que la guerre entraîne.

La liberté bancaire

À la liberté du commerce s’ajoute celle des activités financières : les bourses de commerce et des valeurs, les professions d’agent de change et de courtier cessèrent d’être réglementées et surtout la liberté régna dans le domaine bancaire au début et à la fin de la Révolution. Remarquez que la profession de banquier était libre sous l’Ancien Régime, mais à la fin de ce dernier, une seule banque, la Caisse d’escompte fondée en 1776, avait le privilège d’émettre des billets. En 1790 l’État commença à émettre des assignats, mais ceux-ci étaient d’abord de forte dénomination, cependant que la petite monnaie métallique disparaissait de la circulation. Pour remédier à la pénurie de moyens de paiement, il se fonda des établissements, appelés en général caisses patriotiques, qui échangeaient les assignats contre des billets de petite dénomination qu’elles émettaient et qu’on nomma billets de confiance. Certaines caisses devinrent de véritables banques d’émission, qui mettaient en circulation des billets au-delà du montant de leurs réserves, qui étaient en assignats. Ces caisses proliférèrent, il y en avait 1 600 à la fin de 1792, la plupart toutes petites, mais quelques-unes importantes. Une preuve de la tradition étatiste et centralisatrice de l’historiographie française est qu’elle a soit ignoré ces caisses, soit repris contre elles les accusations des sans-culottes, de malversations, de responsabilité dans l’inflation, accusations qui amenèrent la Convention à ordonner leur fermeture en novembre 1792. Même Marcel Marion, dans son ouvrage classique et d’inspiration libérale, Histoire financière de la France, a tonné contre l’anarchie monétaire qu’engendraient ces caisses. Il a fallu attendre les travaux tout récents d’un Américain, Eugene White, pour qu’elles soient réhabilitées : il a constaté qu’elles étaient presque toutes gérées de façon saine, qu’elles fonctionnèrent « raisonnablement bien » et rendirent de réels services, et qu’elles étaient tout à fait comparables aux nombreuses petites banques d’émission, qui existaient alors en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Non contents de cette suppression, la Convention, dans sa période montagnarde, devait aussi interdire et dissoudre toutes les sociétés par actions au porteur, puis toutes les sociétés de capitaux. Mais ces mesures turent abrogées par le Directoire en décembre 1795 : « Il faut que les citoyens aient la faculté de réunir leurs efforts soit de talents, soit pécuniaires. » Cette décision ouvrit une seconde période de liberté bancaire (free banking), pendant laquelle un certain nombre de banques en sociétés par actions et émettrices furent créées, sans aucune intervention, appui ou autorisation de l’État. La plus importante fut la Caisse des comptes courants, fondée à Paris en juin 1796, et qui en 1800 se transforma en Banque de France. Mais la création de cette dernière, sous les auspices et avec l’appui financier du régime consulaire, sonna le glas de la liberté : en 1803 elle reçut le privilège d’émission à Paris. En somme, jamais la France n’a eu un régime aussi libéral en matière de banques que sous la Révolution, excepté pendant trois ans de fin 1792 à fin 1795, quand on jugea utile en plus de guillotiner quelques banquiers. Ajoutons qu’à partir de 1795, et jusqu’en 1807, il y eut liberté complète pour les sociétés, tandis que le Code de commerce allait exiger l’autorisation du gouvernement pour fonder une société anonyme.

L’échec du dirigisme montagnard

Vous vous demandez probablement si mon propos est de présenter la période révolutionnaire comme un paradis du libéralisme. Je vous rassure, telle n’est pas mon intention, et je suis tout prêt à reconnaître que les grands ancêtres ont commis de sérieux péchés antilibéraux. Certains véniels – j’ai fait allusion à quelques-uns – par opportunisme, pour raisons politiques, ce qui montre d’ailleurs que leur libéralisme n’était pas rigide et doctrinaire. Mais aussi un péché mortel au sens littéral : l’Ancien Régime était mort de ses finances ; il en a été de même de la Révolution. Ce péché a été la création des assignats et leur multiplication, conduisant à l’inflation et finalement à l’hyper-inflation. Je ne développerai pas ce problème, prenant la liberté de vous renvoyer au livre de Florin Aftalion et au mien. Je dirai seulement que ce fut une faute capitale que de vouloir baser la restauration des finances sur la confiscation des biens du Clergé, en violation flagrante du droit de propriété que l’on venait de proclamer avec tant d’énergie. Seconde faute capitale : émettre une monnaie forcée, une fiat money (qui devint funny money, une monnaie de singe), en affirmant aux citoyens qu’elle était aussi bonne que l’or ou l’argent et qu’on pouvait en émettre sans conséquences fâcheuses tant qu’elle était prétendument couverte par les biens nationaux. Florin Aftalion a parfaitement démonté le mécanisme inexorable par lequel les émissions d’assignats ont engendré l’inflation, laquelle a provoqué la radicalisation de la Révolution et finalement fait triompher la Terreur. Bien entendu, la Terreur est la phase non libérale, et même antilibérale de la Révolution : maximum, c’est-à-dire blocage autoritaire et contrôle des prix, d’abord pour les grains (mai 1793), puis pour presque toutes les marchandises et pour les salaires (septembre), réquisition des denrées par la force armée, exécutions pour délits économiques, rationnement des consommateurs, étatisation du commerce extérieur, contrôle des changes, manufactures d’État nationalisées pour fabriquer les armes, etc. On a là, selon l’expression d’un admirateur, une « gigantesque expérience d’étatisme ». Mais elle appelle deux remarques : d’abord cette expérience a été désastreuse, le dirigisme montagnard n’a jamais bien fonctionné, il a souffert de dysfonctionnement généralisé. Notamment après une brève amélioration, le ravitaillement de Paris et des autres grandes villes était redevenu déplorable, des semaines avant la chute de Robespierre, cependant que l’assignat piquait à nouveau du nez rapidement. Si bien qu’à la veille de leur chute, Robespierre et Saint-Just s’étaient persuadés que le maximum avait été proposé par des agents des ennemis de la Révolution, et notamment par des agents de l’Angleterre, pour provoquer sa perte. Bien plus, maximum et réquisitions découragèrent les cultivateurs, qui réduisirent une production qui était payée en papier inutilisable. Avec en plus des accidents météorologiques, le résultat fut la famine qui dévasta une bonne partie de la France pendant l’hiver 1794-1795, la dernière famine au sens propre de notre histoire. Le dirigisme montagnard en était largement responsable. La catastrophe économique a frappé la Révolution quand elle s’est écartée du libéralisme. Seconde remarque : « C’est à son corps défendant que la Convention s’est engagée dans la voie de l’économie dirigée » (Godechot). Les montagnards eux-mêmes, y compris la plupart des membres du Comité de salut public, n’ont accepté le maximum et les autres mesures dirigistes que sous la pression de la rue, des sans-culottes parisiens, qui avaient une conception passéiste, quasi médiévale, de l’économie (anti-marché, anticoncurrence, antinégociants, anticapitalisme). Et ils n’ont accepté ces mesures que comme des expédients provisoires. À cet égard, on peut leur reprocher leur lâcheté devant la populace, elle-même animée par un égoïsme à court terme : les sans-culottes, qui se disaient si attachés à la Révolution et à la République, refusaient de se serrer un peu la ceinture pour les défendre. Comme l’écrit Labrousse tristement, après le 9 Thermidor, les conventionnels sont redevenus ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être : des individualistes à la manière de leurs aînés de la Constituante. Ils ont donc liquidé le dirigisme, le maximum fut aboli le 24 décembre 1794 ; le Directoire s’est ensuite débarrassé du papier-monnaie. La France est revenue à une économie de marché et à une monnaie saine. Transition qui n’est pas sans ressembler à celle que connaissent les pays de l’Est, mais le régime montagnard avait duré un peu plus d’un an, et non pas des dizaines d’années… Néanmoins, le passif de la Terreur et des guerres de la Révolution fut lourd ; il explique certaines déficiences de l’économie française au XIXe siècle.

Conclusion

La Révolution a été pour l’essentiel une période de libéralisme offensif, qui a balayé tout un bois mort, toute une masse d’institutions et de pratiques contraires à la liberté de travailler, d’entreprendre, de commercer. « Du passé faisons table rase », aurait pu être sa devise. Institutions et pratiques qui avaient gêné le développement de l’économie française au XVIIIe siècle et contribué à ce qu’elle prit du retard sur l’Angleterre. Je voudrais terminer sur le caractère durable de I’Å“uvre de la Révolution en matière de libéralisme économique. Elle a été bien plus qu’un moment. Il est vrai que Napoléon a apporté quelques retouches étatiques et autoritaires, mais, finalement, il a été beaucoup plus libéral qu’on ne le dit souvent. Quant à la France du XIXe siècle, elle n’a jamais été aussi libérale que l’Angleterre et les États-Unis, en particulier elle n’a jamais adopté le libre-échange intégral, et l’État est largement intervenu dans le domaine des transports et notamment dans la construction des chemins de fer. Mais pour le reste, on peut dire qu’il a fichu la paix aux créateurs de richesses. C’est dans un cadre libéral, créé par la Révolution, par la logique liberté-égalité-propriété, que l’économie française, malgré toutes sortes de handicaps et de malheurs a quintuplé son produit intérieur brut de Napoléon à la Belle Époque, et plus que triplé le produit par tête de ces citoyens.

(*) Agrégé d’histoire. Professeur d’histoire de l’Europe du Nord à l’Université de Paris IV-Sorbonne et directeur du Centre de recherches sur la civilisation de l’Europe moderne. Derniers ouvrages parus : Histoire de l’économie européenne, 1000-2000, Albin Michel, 2000.

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