Le 11 mars 2011, l’histoire du Japon a été coupée en deux : il est des moments où une catastrophe fonde une génération nouvelle. Mais le Japon vu de l’intérieur ressemble peu au portrait morose que l’on en dresse ailleurs : Tokyo n’est pas une ville morte, la nation n’est pas abattue, ni en quête de coupables, ni d’un gouvernement fort qui redresserait le pays. Il est vrai qu’avant le 11 mars, la nation japonaise vivait un automne confortable : la population vieillissante était entrée dans une ère de loisirs prolongés, protégée par des retraites confortables. Certes, quelques nuages ombraient l’avenir : la concurrence de la Chine, un État qui accumule des dettes. Ces inquiétudes étaient plutôt théoriques dans une société où l’on s’accommode d’un pouvoir faible et où les débats idéologiques révulsent la population.
Quand la terre s’est ouverte le 11 mars, chacun sut ce qu’il devait faire et comment se comporter : non parce que les Japonais sont « différents » mais parce qu’ils y étaient techniquement préparés. La ville de Sendai n’a pas été détruite et aucun train n’a déraillé. La catastrophe n’a pas révélé l’impréparation du Japon mais un niveau élevé de précaution sans qu’il puisse exister de sécurité totale. A ce tremblement de terre s’est ajouté le tsunami. Un brise lame avait été érigé au large de la côte de Sendai : ce mur a tenu, sauvant des milliers de vies, mais il a été submergé par une vague « millénaire ». Vague qui a noyé les centrales de Fukushima : un événement à peu près imprévisible. On entend un peu, mais très peu, les Japonais incriminer l’incurie, voire la corruption des autorités, face à un événement aussi rare. Il y a eu trop de victimes, mais elles auraient pu être infiniment plus nombreuses : tel est le commentaire le plus constant des Japonais qui en parlent et ils ne parlent que de cela. Plus généralement, les Japonais sont exaspérés par les médias étrangers qui ont exhibé les cadavres, ce que la loi et la décence interdisent de révéler au Japon. La représentation dominante des Japonais, hors du Japon, a été celle d’un peuple accablé mais impassible : un cliché. Les Japonais ne se voient pas ainsi et ils ne le sont pas : nation d’ingénieurs, ils s’organisent face aux menaces naturelles, et souffrent tout comme des Occidentaux.
Au séisme et au tsunami, s’est ajoutée la destruction de Fukushima : la conjonction improbable des trois définit le 11 mars. Ce nouveau Japon que fonde le 11 mars, peut-on l’esquisser ? Un sentiment religieux s’est emparé des Japonais, à commencer par les plus jeunes, mais sans religion. Chacun médite sur le caractère éphémère de la nation : on relit les poèmes de Myazawa Kenji suscités par la destruction de Tokyo en 1923 et les haikus nostalgiques de l’Impératrice Michiko. Un Japon moins hédoniste est né. Un Japon plus solidaire aussi : la jeune génération s’est engagée dans l’aide aux victimes et découvre qu’il existe trop de vieilles gens de peu de ressources et sans famille. Cette jeunesse consacrera moins de temps aux jeux vidéo et plus à ses semblables.
Les Japonais vont aussi renouer avec leur vocation de bâtisseurs et d’ingénieurs. Comme le dit l’économiste, Eisuko Sakakibara, « Nous sommes bons dans la reconstruction ». Il fait allusion à celle du Japon en 1945 et Kobé en 1995 où, trois ans plus tard, aucune trace du séisme n’était perceptible. « Les Japonais réagissent toujours positivement aux défis », note un autre économiste influent, Hideki Kato : quand, en 1863, les Américains imposèrent aux Japonais l’ouverture de leurs frontières, le pays s’est transformé en puissance industrielle et militaire. Quand l’armée fut défaite en 1945, le Japon devint le pays le plus démocratique et le plus développé d’Asie. Quand, en 1973, le choc pétrolier s’est abattu sur l’industrie japonaise, elle est entrée dans l’ère de la miniaturisation. Quand, à partir des années 80, Chinois et Sud-Coréens ont produit les mêmes télévisions et automobiles que les entreprises japonaises, celles-ci sont devenus leaders mondiaux pour les composants industriels : il n’existe pas au monde un smartphone, une automobile, un ordinateur puissant, ou une bicyclette qui ne comportent pas de composant japonais. Pour conserver cet avantage, la génération du 11 mars devra résoudre la question de l’énergie.
Nul ne propose de renoncer aux centrales nucléaires qui restent en fonctionnement, mais les projets sont abandonnés : la capacité électrique du Japon sera durablement réduite d’au moins 5%. Il faudra donc inventer des modes de vie innovants : « une chance pour le Japon de devenir pionnier », estime Hideki Kato. La province de Tohoku, dévastée par le tsunami, devrait être la première au monde à fonctionner avec une consommation d’énergie quasi nulle. Sous l’empire de la nécessité, il est envisageable que l’industrie japonaise inventera des produits qui n’ont pas encore de noms, où miniaturisation et faible consommation d’énergie changeront notre vie, comme avait pu le faire le Walkman de Sony en son temps.
Cette métamorphose exigera trois ans, nécessaires à la résurrection de la marque Made in Japan. « Dans trois ans, dit Ichika Yamamoto, chanteur de rock et sénateur d’une région atteinte par la pollution radioactive, nous aurons restauré la marque Made in Japan » : Yamamoto appartient à la génération confiante du 11 mars.
Enfin un article non formaté sur le sujet ! Ma femme est japonaise et je connais bien ce pays pour y avoir vécu: votre analyse sonne juste.