Le journalisme, peut-être plus que n’importe quelle autre activité, nécessite une indépendance absolue vis-à -vis de l’État et le moins d’obstacles possibles pour y entrer.
Par Adam Allouba (*)
En novembre 2009, convaincue que la profession de journaliste était en péril, la ministre de la culture québécoise Christine St-Pierre a fait ce que les gouvernements préoccupés savent faire de mieux : elle a commandé une étude officielle.
En décembre 2010, le groupe de recherche a rendu public son rapport final avec 51 recommandations, les deux principales étant la promulgation d’une loi qui reconnaitrait les « journalistes professionnels » et un régime de subvention publique leur étant dédié. Malheureusement, la plupart de ces propositions risquent d’atteindre la liberté de la presse et d’affaiblir la qualité du journalisme au Québec.
Nous sommes des gens spéciaux
Le titre de « journaliste professionnel » ne serait réservé qu’à quelques privilégiés, bien que le rapport n’évoque pas de critères d’éligibilité spécifiques. Il explique que ce statut est important pour deux raisons. Premièrement, il accorde à ses détenteurs des privilèges juridiques et financiers qui les aideraient dans leur travail. Deuxièmement, il pourrait assister le peuple afin qu’il puisse distinguer ce qui fait la différence entre un « bon journaliste » et un « amateur ». L’idée que nous ayons besoin de l’État pour identifier les « vrais » journalistes est une insulte pour nous, mais le fait de leur donner un statut spécial est franchement dangereux pour de multiples raisons.
Égaux devant la loi
Le rapport suggère que la province autorise la création de tribunes de presse municipales – composées uniquement de « journalistes professionnels ». Les tribunes contrôlent normalement l’accès aux conférences de presse et pilotent les services de communication. La fonction de gatekeeping [NdT : procédé par lequel l’information est filtrée avant diffusion, que ce soit pour la publication, la radiodiffusion, la diffusion via Internet, ou tout autre type de communication] leur permet de nuire à la possibilité pour les citoyens de rapporter sur nos élus, en réfutant leur accréditation. Parfois ces dénégations sont teintées d’un fond idéologique ; mais si la tribune de presse est une entité privée, alors elle est en droit d’accepter qui elle veut. Néanmoins, la restriction légale de l’accès aux tribunes de presse serait un sérieux coup (certainement inconstitutionnel) porté au journalisme citoyen. Par ailleurs, le rapport ne stipule jamais pourquoi les journalistes ont besoin d’une autorisation de l’État pour créer une tribune de presse au lieu de la créer de leur propre chef.
Un autre avantage serait d’empêcher les journalistes professionnels d’être contraints de révéler le nom de leur source. Étant donnée une telle règle, si vous étiez un informateur avec un renseignement d’intérêt public à communiquer, le donneriez-vous à un blogueur local ou appelleriez-vous un grand journal ? Souvenez-vous que seul l’un des deux peut garantir votre anonymat. En encourageant les gens à ne s’adresser qu’aux journalistes professionnels, cette règle réduirait la concurrence et renforcerait encore les médias établis.
Le rapport note que des lois similaires existent en Belgique et en Italie, ce qui est intéressant, mais ne prouve en aucune manière l’intérêt de ces mesures ! En effet, le document évoque souvent que ces arrêtés sont en vigueur ailleurs sans essayer de montrer si ces expériences furent positives.
Les journalistes professionnels auraient d’autres avantages. Un journal poursuivi pour diffamation serait exempté de déposer une caution pour le coût du procès, si le travail d’un journaliste professionnel était remis en cause. Les journalistes pourraient représenter leur employeur devant la Commission d’accès à l’information (actuellement, les personnes morales doivent être représentées par un avocat). Leurs demandes d’accès à l’information seraient prioritaires, au motif que leur travail est dans « l’intérêt général et non leur propre intérêt ». Et ainsi de suite.
Maintenant, il est difficile de convenir qu’un journaliste ne travaille que dans l’intérêt général, sauf à ce qu’il travaille anonymement et gratuitement. En tout cas, l’idée implicite est claire : seuls les « vrais » journalistes pratiquent le journalisme. Les bloggeurs, les contributeurs volontaires (comme votre humble serviteur) et autres journalistes citoyens ne forment qu’une équipe hétéroclite de profanes. Au mieux, leur travail est digne de l’amateurisme ; au pire, la négligence dont ils font preuve menace le discours public. Ce présupposé est du pain béni pour l’élite et sa condescendance contre une presse libre et dynamique.
Même si certaines propositions, comme la protection des sources, ne sont pas mauvaises, elles devraient s’appliquer au journalisme – non aux journalistes. Par exemple, quelqu’un qui reçoit une information selon laquelle un appel d’offres a été truqué devrait être en mesure de dire au monde, sans risque d’emprisonnement, qu’il refuse de révéler sa source. Protégez l’activité et vous protégez le journalisme. Protégez une classe de personnes et vous protégez les journalistes de la concurrence.
Montrez-moi le fric !
Les privilèges légaux d’un journaliste professionnel seraient bien pâles, néanmoins, en comparaison des avantages financiers. Le rapport réclame d’importantes subventions publiques pour le journalisme – ou plutôt, pour les journalistes professionnels et leurs employeurs. Ceci donnerait aux journalistes professionnels encore un autre avantage indu sur leurs concurrents. Mais le danger réel est aussi le plus évident, ce que le rapport lui-même tant à reconnaitre : le financement des médias par l’État implique un contrôle de l’État sur les médias.
Pour prévenir cette critique, les auteurs proposent de canaliser les fonds par des organismes indépendants tels que le Conseil de Presse du Québec ou des conseils composés de journalistes professionnels. C’est une mauvaise solution. Tout d’abord, l’État peut toujours manipuler la masse des subventions pour influencer les écrits. Une simple menace de coupe dans les aides peut suffire pour « donner un coup de fouet aux journalistes ». De plus, les membres d’une telle institution devront être choisis au hasard et devront rendre des comptes à ceux qui les ont élus. Des amis de la radiodiffusion publique savent que la participation directe du gouvernement est une mauvaise idée. Inversement, s’ils sont choisis par un autre groupe – c’est-à -dire leurs pairs journalistes – alors ils ne répondront qu’à ces seuls électeurs sans rendre de compte aux gens qui paieront la facture. Si les subventions ne peuvent permettre d’atteindre les résultats escomptés, il n’y aura pas de mécanisme correctif. Le premier scénario est un affront à la liberté, le second un affront aux contribuables – et au journalisme, étant donné l’absence de toute incitation pour veiller à ce que l’argent soit dépensé à bon escient.
Alors que le rapport rappelle le soutien de l’État à la presse en France, en Suède, en Belgique et aux États-Unis – ainsi que l’existence de programmes au Canada et au Québec – il ne tente pas de démontrer que ces initiatives améliorent la qualité du journalisme. Peut-être que les auteurs croient que les subventions publiques sont la garantie d’un travail bien fait. Malheureusement, l’expérience prouve l’inverse.
Le rapport suggère aussi une variété de subventions indirectes pour le journalisme professionnel : copie d’un programme français qui fournit aux jeunes de 18 à 25 ans un journal à la semaine ; accord pour que les écoles reçoivent des abonnements aux journaux sans frais ; bourses publiques pour des stages de journalisme dans les zones isolées ; avantages fiscaux pour les médias indépendants qui embauchent des journalistes professionnels ; droit pour un journaliste professionnel dont l’employeur modifie sa ligne éditoriale de cesser son activité et de recevoir 52 semaines de salaire si ce changement nuit à « son honneur, sa réputation et ses intérêts moraux ».
Cette liste est longue et va de la transparence (devinez qui paie pour les journaux gratuits ?) à l’odieux (pourquoi seuls les journalistes méritent-ils le libre accès aux dossiers de la cour ?). Acheter des journaux pour tous les étudiants désireux et jeunes adultes est autant une source de problèmes qu’une subvention directe. Après tout, qui décide quels journaux obtiennent leur libre circulation ? Si une réduction d’impôt peut améliorer les bilans d’entreprise, il ne peut encourager l’embauche de la même façon que les crédits d’impôt semblent souvent récompenser des gens pour ce qu’ils étaient déjà en train de faire. Il en est de même pour le droit de se faire payer après avoir quitté sa rédaction sur un différend éditorial, ce que la loi française reconnait depuis 1936. A-t-elle renforcé la profession ? Les auteurs n’ont pas jugé bon de nous le dire.
Et il y a pire…
Les recommandations douteuses sont allées au-delà des questions de statut et d’argent. Déplorant la qualité du français dans les média, le rapport suggère de rendre obligatoires la formation linguistique dans les écoles de journalisme ainsi que des cours annuels de langues pour conserver le statut de journaliste professionnel. Non contents d’insulter tous les journalistes francophones de la province – et leurs employeurs, qui sont apparemment non qualifiés pour évaluer les compétences linguistiques de leurs salariés – les auteurs tiennent ensuite des propos surréalistes lorsqu’ils affirment que « la maîtrise de la langue française est une qualité indissociable de la profession journalistique ». Ceci serait une nouvelle pour le Montreal Gazette, le Montreal Mirror, le Sherbrooke Record, la CBC, CTV, Global, CHOM, CJAD, et tous les autres médias en langue anglaise présents au Québec.
Une autre exigence pour le statut de journaliste professionnel serait d’obtenir des crédits annuels de formation continue. Beaucoup de professions ont des exigences similaires, en droit, en comptabilité, en médecine, ou autres, et les objections sont souvent les mêmes : vous pouvez astreindre à une assiduité mais pas à l’apprentissage, et les prix créent encore de nouvelles barrières pour l’entrée dans la profession. Les individus qui veulent se tenir au courant le feront de toute façon, tandis que ceux qui ne souhaitent pas être mis physiquement dans une salle de classe ne le seront pas mentalement. Et compte tenu de l’impérieuse nécessité d’accumuler un certain nombre d’heures pour maintenir l’accréditation, les cours sont susceptibles d’attirer des praticiens en fonction du coût par crédit plutôt que pour leur utilité réelle. Les cours en ligne ou l’auto-apprentissage peuvent alléger le fardeau financier, en particulier pour ceux dans les zones rurales, mais avec peu de questionnaires administrés, il est impossible de savoir si oui ou non la personne est effectivement assise devant son ordinateur ou lit un livre.
Incidemment, l’auteur principal du rapport, Dominique Payette, dirige le programme de journalisme de troisième cycle à l’Université Laval. Le professeur Payette est sans doute sincère en pensant que chaque journaliste au Québec devrait bénéficier d’une tutelle comme la sienne (et celle de ses collègues), mais c’est par une heureuse coïncidence que le renforcement du journalisme rime aussi avec la fortification du bilan de son institution, puisqu’elle offre une gamme de formation continue.
Tout n’est pas mauvais…
Pour être juste, le rapport inclut quelques propositions excellentes, comme de rendre obligatoire la publication en ligne de documents gouvernementaux, d’exiger des municipalités qu’elles communiquent l’agenda de leur réunion de conseil 48 heures à l’avance et de forcer les conseils municipaux d’autoriser l’enregistrement et la publication de leurs rencontres. Malheureusement, il s’agit d’exceptions à la règle – l’orientation générale du rapport reste : « Donnez nous de l’argent et des privilèges ».
Le journalisme, peut-être plus que n’importe quelle autre activité, nécessite une indépendance absolue vis-à -vis de l’État et le moins d’obstacles possibles pour y entrer. En fait, si la concentration de la propriété des médias est vraiment aussi inquiétante que le professeur Payette semble l’affirmer, la pire chose que nous pourrions faire est de rendre plus difficile l’accès à la profession aux futurs journalistes. Pour le gouvernement, coopter la profession et créer une caste protégée des journalistes est odieux, surtout au sein d’une société libre. Les auteurs du rapport ne sont pas aveugles aux risques que comportent leurs allégations, mais les rejettent trop facilement. Encore plus déprimant est leur empressement à imiter les politiques adoptées ailleurs, en contraste avec leur total manque de curiosité quant aux données empiriques que ces expériences ont produit. Avant de singer les modèles français, belges, suédois ou je ne sais quels autres, ne devrions-nous pas considérer les résultats de leurs actions ?
Leur ardeur à réguler et subventionner suggère que les auteurs croient vraiment que l’intention égale le résultat. Si la loi promet certains bénéfices ou interdit quelques dangers, c’est tout le réconfort dont nous avons besoin, à savoir que les risques soient faibles et les récompenses nombreuses. En réalité, il existe peu de preuves qu’il en soit ainsi. Même si les auteurs veulent le bien, la route vers l’enfer reste pavée de bonnes intentions. Le quatrième pouvoir – la surveillance du public – devrait être gardé séparer des coulisses du pouvoir aussi loin que possible.
Article paru dans Le Québécois Libre n° 287 du 15 mars 2011, reproduit avec la permission de l’auteur.
(*) Adam Allouba est avocat d’affaires à Montréal, diplômé en droit et sciences politiques à l’Université McGill.
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