L’interdit qui visait la liberté associative et notamment les sociétés d’entraide sous l’ancien régime ne disparaît pas avec la révolution puisque dès 1791, le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier proscrivent les corporations et les organisations ouvrières interdisant par la même occasion les systèmes d’entraide et autres mutuelles. Mais nous sommes alors au début de la révolution industrielle en France et les promesses de conditions de vie meilleures attirant les populations des campagnes vers les centres urbains constituent progressivement ce que l’on appellera plus tard la « classe ouvrière ». Ces concentrations humaines inédites et le sentiment d’une communauté de destin pousse rapidement les ouvriers à passer outre l’interdit et à constituer des « sociétés de secours mutuels » qui, dès les années 1830 s’imposeront progressivement face aux organisations philanthropiques et malgré la concurrence du compagnonnage. Elles finiront d’ailleurs par être reconnues – mais strictement règlementées – par la loi Humann du 22 juin 1835.
Les mutuelles et donc le principe même de ce que nous nommons « sécurité sociale » trouvent ainsi leur origine dans des organisations privées qui se sont développées en dépit du législateur plutôt que grâce à lui. En 1850, Frédéric Bastiat, qui observe depuis vingt-cinq ans le développement des sociétés de secours mutuels dans les villages les plus pauvres de son département, note dans Les harmonies économiques [1] que « dans toutes les localités où elles existent, elles ont fait un bien immense ». Le député des Landes, qui est déjà un économiste et un journaliste connu et respecté [2], attribue le succès de ces « institutions admirables » au sentiment de sécurité qu’elles procurent aux associés, bien sûr, mais aussi à cette « dépendance réciproque » qu’elles créent au sein des communautés ouvrières qui fait que tous se sentent directement responsables de la santé financière de la caisse commune. Alerté par des bruits de couloir qui laissent entendre que la commission de l’assemblée législative chargée de préparer un projet de loi sur ces sociétés pourrait préconiser de les centraliser sous la tutelle de l’État [3], Bastiat écrit :
Car bientôt qu’arrivera-t-il ? Les ouvriers ne verront plus dans la caisse commune une propriété qu’ils administrent, qu’ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu à peu, ils s’accoutumeront à regarder le secours en cas de maladie ou de chômage, non comme provenant d’un fonds limité préparé par leur propre prévoyance, mais comme une dette de la Société. Ils n’admettront pas pour elle l’impossibilité de payer, et ne seront jamais contents des répartitions. L’État se verra contraint de demander sans cesse des subventions au budget. Là , rencontrant l’opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans des difficultés inextricables. Les abus iront toujours croissant, et on en reculera le redressement d’année en année, comme c’est l’usage, jusqu’à ce que vienne le jour d’une explosion. Mais alors on s’apercevra qu’on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d’un ministre ou d’un préfet même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d’avoir perdu jusqu’à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice.
Ce texte a été écrit quatre-vingt quinze ans avant la création de la Sécurité sociale. À quoi assistons-nous aujourd’hui ? Qui considère encore la Sécurité sociale comme une caisse commune dont nous sommes tous responsables ? Combien de fois avons-nous cherché à bénéficier d’aides dont nous n’avions pas réellement besoin – et auxquelles nous n’avions pas nécessairement droit – en ayant le sentiment de jouer un bon tour à l’État ? Combien sommes-nous à considérer – en le pensant vraiment ou par abus de langage – que le Sécurité Sociale est gratuite ? Combien de nos concitoyens fraudent [4] ? Depuis combien de temps la Sécu ne fonctionne-t-elle plus à l’équilibre et doit-elle être financée par l’impôt ?
La triste réalité, c’est que Bastiat avait raison. En centralisant les caisses de secours mutuels sous la houlette de l’État, le système a cessé d’être fondé sur la solidarité pour devenir un droit et chacun d’entre nous cherche à l’exploiter à son profit au motif que nous pensons que la société nous le doit ou que nous avons le sentiment de payer pour les autres. « L’État, disait encore Frédéric Bastiat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. » Nous avons ainsi créé une société fondée sur la défiance de chacun envers tous, nous suspectons notre voisin d’éluder l’impôt ou de toucher des aides indues et n’attendons plus de l’État qu’il aille chercher dans les poches des autres les moyens de notre subsistance. Si vous cherchez le mal dont souffre notre nation, ne cherchez plus.
La liberté ne divise pas : elle unit les gens.
Notes :
[1] Frédéric Bastiat, Les harmonies économiques, chapitre 14, 1850.
[2] S’il est un homme qui illustre l’idée selon laquelle « nul n’est prophète en son pays », c’est bien Frédéric Bastiat. Celui dont Joseph Schumpeter disait qu’il était « le plus brillant des journalistes économiques qui ait jamais vécu » reste un inconnu dans son propre pays.
[3] Les travaux de cette commission aboutiront finalement à la loi du 15 juillet 1850 qui tout en maintenant la liberté d’association, ouvre la voie au contrôle de l’État sur les sociétés de secours en instaurant la « reconnaissance d’utilité publique ».
[4] Pourquoi croyez-vous qu’on vous a demandé une photo d’identité pour votre nouvelle carte Vitale ?
Rien à dire, on ne peut qu’acquiescer. Ce beau post ne soulevera donc aucun commentaire, aucun troll sec ou humide ne viendra montrer sa truffe, le nombre de commentaire se réduira à un, deux peut-être.
C’est le côté béta d’ internet : les trucs bons passent inaperçu, pendant que des trucs mauvais, qui attirent et méritent les plus fortes critiques, ressortent comme des arbres de noël dans les compteurs de « hits ».
Bon alors pour le principe je vais contester: oui les gens sont devenus des enfants gâtés, de la graine de profiteurs, c’est la décadence morale de notre civilisation, tout ce que vous voulez. Quand même un point: les Français sont, dans l’ensemble, en bonne santé, leur espérance de vie est une des plus élevées au monde, les maladies rares et les patients désafiliés y sont assez bien pris en charge. Rien n’étant parfait, les écarts d’espérance de vie entre catégories socio-professionnelles restent réels. Il faudrait quand même comparer les données avec des systèmes entièrement laissés au privé pour se faire une idée plus précise.
Sinon j’aime bien la notion de « communauté ouvrière » évoquée ici, ce serait bien que l’auteur développe sur le sujet.