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Préface de l’édition française
Trop peu de pages me sont accordées pour que je puisse caractériser et situer une œuvre que je connais à travers l’enseignement écrit et oral de son auteur. Je m’en console en pensant que Ludwig von Mises n’a nul besoin d’être présenté ni, évidemment, aux spécialistes, ni même au large public qui s’intéresse aux questions économiques et sociales. Son renom mondial n’a pas été acquis à grand renfort de propagande politique, ou par l’emploi de cette réclame publicitaire à la tentation de laquelle quelques savants authentiques ne résistent pas. La vigueur de la pensée, l’étendue et la précision de la documentation, la netteté et la sincérité de l’expression, le courage de l’enquête, ont seuls acquis une large audience à l’homme et à l’œuvre.
Peut-être ce volume donnera-t-il au Français le goût de lire deux autres contributions importantes de Ludwig von Mises qu’il serait bon de traduire aussi : « La théorie de la monnaie et des instruments de circulation[1] » et « Les problèmes fondamentaux de l’économie nationale [2]. »
Ludwig von Mises a été l’élève de Böhm-Bawerk, dont il m’a souvent parlé à Vienne en évoquant avec chaleur le génie de ce chercheur qui fut aussi un grand éveilleur et propagateur d’idées. Il a transmis, en l’enrichissant, le legs du maître viennois, à une nouvelle école autrichienne, au sein de laquelle quelques-uns des plus remarquables travailleurs sont ses élèves. Il a transformé et amélioré sur plusieurs points la théorie monétaire, la théorie des crises, la critique méthodologique, les conceptions relatives aux rapports de l’économie et de la sociologie. Il est demeuré lui-même, en employant, avec vigueur et liberté, les merveilleux appareils d’analyse de cette école autrichienne, dont on prophétisait à tort l’épuisement au début du XXe siècle et qui, après avoir abandonné tout vain particularisme de méthode et toute inutile querelle de présentation, continue de s’illustrer avec Hans Mayer, Strigl, Morgenstern, von Hayek, von Haberler, Ammon, Machlup, Rosenstein-Rhodan, A. Mahr.
Ces savants, dont plusieurs ont été formés ou influencés par Ludwig von Mises, démontrent, par le fait, combien il est vain d’opposer les esprits « abstraits » et les esprits « concrets » en économie politique. Tous ont une très haute culture purement théorique. Tous ont une connaissance profonde de la sociologie la plus moderne. Tous manient les méthodes statistiques et savent tirer de l’observation empirique ce qu’elle peut donner.
Pour les Viennois la fameuse « querelle des méthodes » est éteinte. Elle a eu sa fonction historique. Elle est aujourd’hui dépassée. Elle a livré un enseignement fondamental : « Il est également vain de se rapprocher de la vie sans construire la science, ou de construire la science sans se rapprocher de la vie [3] ».
Ludwig von Mises apporté une contribution exceptionnelle à la critique du socialisme. Le présent ouvrage en forme l’essentiel [4].
Une critique du socialisme doit partir d’une définition correcte du phénomène, et user d’une méthode acceptable par quiconque, par les socialistes comme par leurs adversaire.
Pour ce qui est de la définition, je saisis l’occasion d’insister ici sur une distinction que j’ai proposée ailleurs [5].
Si le terme socialisme a un sens c’est parce qu’il exprime une certaine relation entre un esprit ou un ensemble de fins, et un « système » ou ensemble de règles et d’institution.
L’égalité effective entre les hommes, le plus parfait développement de l’être humain comme individu ou son accomplissement comme personne, le progrès défini d’une manière ou d’une autre, la « meilleure organisation de la société » ne sont pas des idéaux propres du socialisme. Un libéral, un interventionniste, un catholique social en sont également animés et s’efforcent de les réaliser.
Une des tricheries intellectuelles du socialisme moderne consiste à mettre l’accent sur l’esprit dont il est animé, en présentant comme accessoires les règles et les institutions qui en opèrent la réalisation. Le socialisme par ce moyen se présente comme le seul porte-parole de la conscience morale dans le monde contemporain. Il escamote ou estompe les véritables difficultés, qui résident dans les rapports entre un certain esprit et un système économique de contenu déterminé basé par exemple sur l’appropriation collective des moyens de production.
Il ne faut donc pas pousser à l’extrême la distinction d’Henri de Man et de plusieurs autres doctrinaires entre socialisme et socialisation. La socialisation n’est pas tout le socialisme. Mais le socialisme n’est pas indépendant de la socialisation. Il ne cesse d’être une morale sociale (que tous, socialistes ou non, peuvent accepter) et ne commence à être socialisme que lorsqu’il affirme le lien entre un esprit et un système ; quand il dit par exemple : « l’égalité, la liberté, le plein développement de la personnalité humaine ne peuvent s’accomplir que dans un système fondé sur l’appropriation et sur la gestion collective ». Exagérer la distinction entre socialisme et socialisation jusqu’à en parler comme de deux réalités indépendantes est un moyen, pour ceux qui se disent animés de l’esprit socialiste de s’excuser, quand ils ont eu le pouvoir, d’avoir si peu socialisé le système.
Beaucoup d’esprits conservateurs adoptent un expédient inverse de celui qui est en usage dans le camp socialiste. Ils ont tendance à considérer le socialisme principalement ou exclusivement comme un système économique, en reléguant ou en oubliant l’esprit et l’idéal qu’il affirme. Ainsi se trouve éludé le problème de conscience que le socialisme a la fonction historique de poser.
Cette distinction que l’on omet souvent de faire, permet de réduire les usurpations dont les partis, les groupes et les chefs socialistes sont coutumiers. Elle permet aussi aux hommes de bonne foi de distinguer entre les valeurs humaines dont le mouvement ouvrier est le porteur et les constructions du marxisme ou du socialisme.
Pour discuter le socialisme considéré comme système, il faut se mettre d’accord sur une méthode qui puisse être acceptée par toutes les parties.
Longtemps on a fait une comparaison sous le rapport de la productivité ou de la justice, entre le libéralisme ou le capitalisme et le socialisme. Mises a eu le mérite de se demander si le socialisme en tant que système économique est possible. Il l’a fait en se posant la question, – très longuement examinée au cours de cet ouvrage –, du calcul économique (Wirtschaftsrechnung).
Aujourd’hui le calcul économique est issu d’un marché et d’un système unitaire de prix. Les prix ne créent pas des tensions. Ils expriment des rapports de rareté relative. Ils établissent continuellement un lien entre les appréciations subjectives de tous les agents économiques et le marché. Ces prix sont tout à fait différents d’appréciations ou d’estimations administratives. Ils sont des instruments de calcul précieux, moins parce qu’ils expriment en monnaie toutes les relations des biens et des services avec les besoins sur le marché, ces relations étant réelles et non imposées ou imaginées.
Ces prix sont possibles parce que des centres d’intérêts opposés ou du moins distincts s’affrontent sur marché. Dans un État socialiste qui offre et demande tous les moyens de production, a lieu une sorte de « confusion des parties » qui interviennent au marché de ces moyens de production. Un prix véritable ne peut donc ni se concevoir ni se pratiquer.
Cette ligne essentielle de l’argumentation ne rend pas compte de son détail et de ses ramifications. Je n’ignore pas que la thèse de Mises a soulevé les discussions les plus passionnées soit chez les économistes (surtout de langue allemande et anglaise), soit dans le camp socialiste [6]. Je n’ignorai pas davantage que les néo-socialistes, Heimann en particulier ont, dans plusieurs publications essayé de montrer que la propriété collective est conciliable avec un socialisme décentralisateur.
Il importe en ce point de bien s’entendre et de savoir ce que l’on désigne par autonomie des exploitations économiques au sein d’un socialisme planifié. Ce qui importe ce n’est ni l’indépendance technique, ni l’indépendance juridico-administrative de ces exploitations, mais bien leur indépendance proprement économique. Cette dernière ne peut se définir que par le droit reconnu à chaque exploitation d’accepter et de refuser tel prix, telle combinaison de prix, telle opération d’achat ou de vente, en s’inspirant d’un intérêt ou d’un avantage économique calculés et appréciés par rapport à elles-mêmes, et non par rapport à tout un ensemble. Si l’on précise ainsi les termes, on aperçoit qu’il y a une contradiction intime dans les essais de planification décentralisatrice.
Le socialisme est monopoleur.
Entre autres monopole, il prétend constituer celui de l’intelligence et de l’humaine bonté.
La doctrine la plus informe, la plus indigente, la construction théorique la plus anémique, le raisonnement le plus plaisant, se parent de prestiges, lorsqu’ils peuvent revêtir l’uniforme socialiste. Nous avons une « théorie du pouvoir d’achat », une « théorie des rapports du prix et du coût », une « théorie des relations entre la dévaluation et le commerce extérieur », auxquelles des hérauts du front populaire souhaiteraient que ne fût plus attaché leur nom. De cela il restera seulement la preuve que la France, au XXe siècle, eut des socialistes qui ne rappelaient que de fort loin les Saint-Simon et les Proudhon.
En face d’un socialisme infécond de politiciens et de bavards qui ont été surpris successivement par leur succès, par l’aptitude du public français à absorber les tartarinades, et enfin par leur propre impuissance à transformer effectivement les rapports sociaux, se développe un mouvement ouvrier vigoureux, sincère, dans lequel tous les hommes de bonne foi placent une partie de leurs espoirs.
Puisse le présent livre atteindre non seulement un groupe de spécialistes mais encore tout le public cultivé et surtout l’élite de la classe ouvrière et des groupements syndicaux qui y puisera des indications précises et positives pour l’action.
François Perroux
Professeur à la faculté de Droit de Paris
[1] Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, Munich-Leipzig, Duncker et Humblot, 2e édition, 1924.
[2] Grundprobleme der Nationalökonomie, Iéna, G. Fischer, 1933.
[3] La formule est de F. Carli, Teoria generale della economia politica nazionale, Milan, 1931.
[4] On trouvera une autre contribution importante de L. von Mises (traduite par Robert Goetz-Girey, chargé de cours à la faculté de Droit de Caen) dans l’ouvrage collectif, à paraître en 1938 à la librairie de Médicis : L’économie planifiée en système collectiviste. Dans la contribution en question L. von Mises résume ses positions théoriques concernant « le calcul économique en régime socialiste ».
[5] Il socialismo tedesco, Rivista italiana di scienze economiche, février 1936.
[6] A l’examen de cette discussion je consacre une partie d’un cours professé à l’École pratique des Hautes Études, comme suppléant de mon maître et ami G. Pirou. Ce cours sera publié chez Domat-Montchrestien en 1939.
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