Par Francisco Cabrillo, de Madrid, Espagne
Il n’est pas rare le cas de la femme intelligente qui voit son activité professionnelle, et même sa personnalité, s’estomper après son mariage avec un scientifique ou un intellectuel illustre qu’elle aida, souvent, dans les premières étapes de son travail. Un exemple très connu est celui des époux Einstein ; mais on peut trouver quelques cas dans le monde de l’économie, comme celui d’ Alfred et Mary Paley Marshall.
Alfred Marshall (1842-1924) est, sans doute, un des personnages clés de l’histoire de la théorie économique. Nombre des instruments que les économistes utilisent dans leur travail quotidien (l’élasticité de la demande, le surplus du consommateur, les courbes d’offre et de demande dans le commerce international, etc.) furent élaborés et popularisés par lui. Mais personne ne pourra l’accuser d’être un de ces économistes qui s’enferment dans leur tour d’ivoire et vivent seulement pour la théorie pure. Au contraire, sa préoccupation du bien-être des personnes les plus humbles d’une société fut toujours présente dans l’élaboration de son Å“uvre. Comme preuve de cette attitude, on raconte l’histoire selon laquelle Marshall acheta un jour un tableau qui représentait un mendiant et l’accrocha dans son bureau pour être ainsi toujours conscient de ce que la mission d’un économiste n’est pas tant d’élaborer de belles théories mais d’essayer de résoudre les problèmes de tous ceux qui sont comme ce pauvre homme.
Mais ce noble aspect de son caractère n’apparaît toutefois pas dans sa collaboration avec son épouse dans la préparation d’un livre dont l’objectif était de devenir un manuel d’introduction à l’économie. Mary Paley fut une des femmes pionnières à suivre des études universitaires en Angleterre. Élève d’Alfred Marshall à Cambridge, elle l’épousera quelques années après. Et, en plus, pendant un certain temps, elle sera professeur d’économie pour aider à la formation de ces filles qui commençaient à arriver dans ce qui deviendra le premier collège important de l’université, le Newnham College. L’année même de son mariage (1877), les Marshall commencèrent à travailler conjointement au manuel, qui sera publié deux ans plus tard avec le titre Economics of Industry. Le livre parut avec la signature des deux auteurs et devint, effectivement, un succès de vente, avec plusieurs réimpression tout au long des années suivantes.
Mais les problèmes surgirent rapidement. Pratiquement depuis le début, Alfred Marshall se montra insatisfait du travail. Plusieurs années plus tard, Keynes pouvait malgré tout affirmer qu’il s’agissait d’un livre excellent. Mais Alfred était décidé à le modifier substantiellement… et à effacer sa femme de la couverture. Bien qu’il ait montré dans sa jeunesse un grand intérêt pour l’élargissement de l’enseignement universitaire aux femmes, avec le temps notre personnage devint chaque fois plus sceptique quant aux possibilités de celles-ci dans la vie académique et professionnelle… et sa propre femme joua un rôle chaque fois plus secondaire dans la société. Non seulement elle dut abandonner l’enseignement, mais elle vit également son nom effacé de la couverture de Economics of Industry, quand le livre fut à nouveau publié, dans une édition très révisée, en 1892. L’explication donnée pour ce curieux fait fut que, bien qu’avec le même titre, l’Å“uvre était en réalité très différente, puisqu’il s’agissait en fait d’un résumé du grand livre qu’Alfred Marshall avait publié en 1890, ses Principes d’économie. Mais l’explication, bien que correcte, ne semble pas répondre totalement à la vérité. De fait, on sait que Marshall se sentit toujours gêné par ce sujet ; et arrivait à se fâcher quand quelqu’un lui demandait si ce livre où n’apparaissait que son nom n’avait pas également été écrit par son épouse.
Et dans le prologue de ce qui restera comme la version définitive de Economics of Industry, notre auteur ne reconnut pas non plus de manière adéquate les mérites de sa femme. En présentant le livre, il ne mentionnait même pas les éditions antérieures d’origine commune et écrivait, simplement, ce qui suit : « Mon épouse m’a aidé dans chacune des étapes de la rédaction du manuscrit et de la lecture des épreuves des mes Principes et également de ce livre ; raison pour laquelle la dette que j’ai pour ses suggestions, ses opinions et son attention est double. »
Jusqu’au décès de son mari en 1924, Mary Paley se consacra totalement à lui. Sans vouloir trop critiquer le maître, on pourrait penser que le vieil Alfred aurait pu être un peu plus généreux avec elle.
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Article originellement publié par Libertad digital.
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