Ceci est le second volet d’une analyse visant à illustrer la manière dont l’inflation réglementaire conduit à la régression des libertés individuelles en Occident.
La thèse que nous avions défendue dans le premier volet de cette enquête (Les nouveaux tabous : comment l’engrenage de l’animisme réglementaire tue la liberté) était que le pouvoir des hommes de l’État n’a pas seulement une dimension matérielle.
Il ne se résume pas, dans les démocraties pluralistes, à confisquer les biens des minorités fortunées pour acheter le vote des majorités impécunieuses. Tout comme dans les sociétés primitives, le pouvoir s’exprime aussi par la faculté symbolique de définir les limites du permis et de l’interdit. En d’autres termes, de produire des tabous dépourvus de toute rationalité sociale ou économique.
Pour mettre en lumière ce tropisme, nous avons retenu une série de lois et de règlements, adoptés au cours de ces quarante dernières années, dans le domaine de l’alimentation. Ce choix nous a été dicté par une série d’observations personnelles et par les cadres d’analyse offerts par l’anthropologie classique de James George Frazer (Le Roi magicien dans la société primitive ; Tabou et les périls de l’âme) à Max Weber (Le savant et le Politique) pour lesquels les tabous alimentaires et sexuels sont des constantes sociologiques.
Très visibles dans les sociétés sans droit écrit, les tabous structurent insidieusement la pensée magique du Politique dans les sociétés modernes. Cependant, parmi tous les interdits dictés par les hommes de l’État, il semblait difficile de traiter du tabou sexuel. En effet, notre société est réputée permissive et sans tabou. Néanmoins, l’actualité la plus récente nous a montré que les hommes de gouvernement sont aussi capables de produire des tabous sexuels. C’est cet aspect inattendu de la production d’interdits réglementaires que nous examinerons dans ce papier. Nous le compléterons bientôt par un troisième volet à nouveau consacré aux tabous alimentaires bien plus nombreux, en apparence, que les tabous sexuels.
1. Quand l’Etat se mêle des petites vertus
Le 31 mars dernier, Roselyne Bachelot, le ministre « des solidarités et de la cohésion sociale », a annoncé publiquement son intention de pénaliser les relations sexuelles avec des prostituées au motif qu’il n’existerait pas de prostitution librement consentie :
« Il n’existe pas de prostitution libre, choisie ou consentie. Devant la mission d’information sur la prostitution, la ministre des Solidarités Roselyne Bachelot s’est montrée ferme mardi midi à l’Assemblée contre ce qu’elle considère comme « une profonde atteinte à la dignité humaine ». En outre, la ministre s’est déclarée « favorable à la pénalisation du client », comme elle l’a annoncé dans le quotidien Le Parisien du mercredi 30 mars. « Il ne s’agit pas d’une transaction entre deux individus, a insisté Roselyne Bachelot. L’achat d’un acte sexuel correspond à la mise à disposition du corps des femmes pour les hommes, indépendamment du désir de celles-ci. » La ministre veut s’attaquer à ceux qui « génèrent la demande » en suivant le modèle suédois, seul pays européen à sanctionner les clients. »
S’il n’est pas question, ici, de justifier moralement la prostitution (quel père de famille raisonnable souhaiterait un tel sort pour ses enfants ?), on doit observer que, la Suède à part, les États qui ont tenté d’éradiquer la prostitution sont des États totalitaires, socialistes ou religieux. Dans cette catégorie, on trouvait notamment l’Union Soviétique, la R.D.A., la Chine maoïste et le Cambodge des Khmers rouges. Ainsi, sous le régime de Pol Pot, les prostituées étaient-elles traduites devant les tribunaux pour « crime moral ». Et, selon la fantaisie des juges révolutionnaires, on les emprisonnait ou on les exécutait.
De nos jours, l’Iran et la Corée du Nord se distinguent particulièrement dans la répression de la prostitution. Le régime des mollahs procédant à la lapidation des prostituées, celui de Kim Jong Il à leur déportation au goulag. L’étude des mœurs des États totalitaires montre, cependant, que si la prostitution y est interdite pour les masses laborieuses, les services de sécurité de l’État (KGB, Stasi, Securitate…) entretiennent des réseaux de prostitution destinés aux plaisirs du guide suprême, de la nomenklatura et à l’espionnage. Un fait que rappelle le Figaro du 20 mai, sur fond d’affaire DSK :
« Lorsque Mao Zedong organise le recrutement de ses maîtresses dans toute la Chine, il perpétue le système millénaire du gynécée impérial. Pour assouvir sa soif de sexe, il organise un gigantesque réseau de jeunes courtisanes venues de toute la Chine, un gynécée moderne. (…) L’ardeur sexuelle du président Mao s’accroît au fil des ans et il recrute des jeunes femmes dans tout le pays, le plus souvent des filles âgées de 18 à 22 ans, vierges pour la plupart, en admiration complète devant le Président, qu’elles considèrent comme un demi-dieu. Mao fait aménager une immense et luxueuse pièce du palais de l’Assemblée du peuple, destinée à sa vie sexuelle. Comme le remarque le Dr Li Zhisui, « il n’y avait jamais assez de place dans son immense lit pour accueillir tout le monde, soit parfois trois, quatre ou cinq jeunes femmes simultanément ». »
Il est également de notoriété publique que Kim Jong Il entretient, dans son palais, un groupe de plusieurs dizaines de « danseuses », tandis que les Coréens du Nord sont soumis à la famine socialiste et à la morale sexuelle la plus stricte. Aussi, quand les hommes de l’État communiste ou social-démocrate se mettent à parler de vertu, c’est avec la plus grande circonspection qu’il convient d’accueillir leurs propos. S’il est prématuré de se poser la question de savoir si l’élite française disposera toujours d’un accès aux réseaux de prostitutions, on peut déjà s’interroger sur les conséquences légales de la pénalisation des clients des prostituées.
2. Philosophie libérale du droit et prostitution
Traditionnellement, les démocraties libérales font preuve de tolérance juridique à l’égard de la prostitution. Par contre, elles répriment le proxénétisme avec la plus grande fermeté. L’idée sous-jacente à la philosophie libérale du droit est que nul n’a le pouvoir de disposer du corps d’autrui sans son consentement. Que cet autrui soit un proxénète ou l’État.
Roselyne Bachelot reprend, à ses fins, cette idée pour justifier son projet de pénalisation des clients des prostituées :
« Pour la ministre, avoir recours à une prostituée revient à «entretenir la traite des êtres humains». «La prostitution n’est jamais volontaire, assure-t-elle. Près de 85% des prostituées sont soumises aux réseaux de proxénétisme internationaux issus principalement des pays de l’Est et d’Afrique sub-saharienne. (…) Ces femmes se prostituent car elles n’ont pas le choix», affirme la ministre. »
Si on analyse le fond de cette déclaration, on constate qu’elle est marquée au sceau des bonnes intentions dont l’enfer réglementaire est souvent pavé. Toutefois, elle est aussi l’aveu du fiasco intégral de l’État dans la répression du proxénétisme. De facto, si 85% des individus se livrant à la prostitution sont victimes de réseaux criminels, c’est bien parce que l’État est dans l’incapacité d’assurer leur protection et non pas parce qu’il y a des clients de prostituées. Il n’y a d’ailleurs aucun lien automatique entre les deux phénomènes. La preuve logique en est donnée par le fait qu’il y a des prostituées indépendantes. Le problème réside donc dans l’existence de réseaux de proxénétisme et non dans celle de clients. Sauf à considérer que la prostitution, fut-elle volontaire, soit par nature un acte délictueux. Ce que postule le projet défendu par Roselyne Bachelot.
Concrètement, on ne voit pas en quoi le fait de pénaliser les clients fera disparaître les réseaux de proxénétisme. Si la législation devient plus sévère, ces réseaux organiseront mieux leur offre pour capter une demande latente et permettre aux clients d’échapper à la loi.
3. La vertu publique au service de l’arbitraire politique
Dans le marché très particulier de la prostitution, comme dans les autres marchés, l’offre crée aussi la demande. Roselyne Bachelot semble l’avoir oublié. De même ne semble-t-elle pas disposer d’une grande connaissance des mécanismes qui régissent l’économie criminelle. Les décisions (délictueuses) y sont déterminées par un calcul comparant la satisfaction que procure le délit et la probabilité du coût de la sanction.
En matière de prostitution, il faudrait que la peine soit très dissuasive et la probabilité de sanction proche de 1 (probabilité de 100%) pour que la clientèle renonce à avoir tout commerce avec des prostituées.
Selon l’étude menée par les services de Roselyne Bachelot, cette clientèle est bien plus nombreuse qu’on ne le pense généralement. Un homme sur huit reconnaîtrait publiquement avoir recours aux services de prostituées. La question posée étant délicate, on peut aisément imaginer que les clients de prostituées soient bien plus nombreux. En supposant que le véritable nombre se situe aux alentours de un sur cinq, cela implique que l’on va, du jour au lendemain, criminaliser le comportement de 20% de la population masculine.
Pour surveiller une telle masse de criminels potentiels (entre 5 et 6 millions d’individus), il faudra à l’État des moyens considérables. Chaque déplacement devra être surveillé. Chaque communication sur Internet interceptée et décryptée pour savoir si elle ne déboucherait pas sur une rencontre « tarifée ».
Une telle mobilisation des ressources policières, déjà engagées dans la lutte contre la « criminalité » routière n’est pas réalisable. Aussi, la prostitution perdurera. Elle sera seulement un peu plus clandestine et un peu plus illégale qu’auparavant. La grande différence pour les clients sera, toutefois, qu’ils seront soumis à l’arbitraire d’une justice fondée sur une morale d’État.
De manière assez extravagante, le caractère arbitraire de cette future justice est prévu par le rapport ambitieusement intitulé « En finir avec le mythe du plus vieux métier du monde » :
« Le but d’un tel délit « ne serait pas, bien entendu, d’emprisonner tous les clients » mais de leur « indiquer quelles sont les conséquences potentielles de leur acte et quelle est la responsabilité qui est la leur dans la perpétuation de la prostitution. »
Si le but n’est pas d’emprisonner tous les clients, mais seulement quelques-uns pour l’exemple, quels seront les critères retenus ? S’agira-t-il d’opposants ? De journalistes un peu trop critiques ? De dirigeants économiques trop indépendants ? Ou de quelques malchanceux sans protections politiques ?
Outre la pénalisation de comportements moraux, on peut s’attendre à des conséquences sociales des plus néfastes pour les prostituées elles-mêmes.
4. Quand les prohibitions publiques font le malheur des plus faibles
En admettant, un instant, que la pénalisation des clients parvienne à faire régresser leur nombre, que deviendront les prostituées privées de revenus dans un pays qui connaît un chômage de masse ? Seront-elles victimes d’une plus grande précarité ? Seront-elles dépendantes d’un système social en faillite ? Purifiées par l’indigence publique ?
On peut également s’interroger de savoir quel sort sera réservé aux 15% de prostituées indépendantes. Si, comme le souhaite le ministre, elles perdront leur clientèle, ne devront-elles pas avoir recours aux réseaux criminels pour conserver leur activité ?
Ainsi, comme souvent, la loi aura des effets inverses à ceux poursuivis. Elle renforcera les comportements qu’elle est supposée combattre. En étant un tantinet cynique, on pourrait même dire que le projet de loi de Roselyne Bachelot sert les intérêts des réseaux du grand proxénétisme. A l’avenir ceux-ci bénéficieront, de facto, d’une situation de monopole n’ayant plus à faire face à la concurrence de la prostitution volontaire.
Leurs profits seront encore plus élevés. Et, sans nul doute, une partie en sera recyclée dans la corruption politique. Ce scénario probable laisse planer comme un doute sur les vraies motivations du Politique en la matière. A ce propos, le parallèle avec la prohibition de l’alcool aux États-Unis est frappant. Que furent, en effet, les conséquences du Volstead Act adopté, en 1919, au nom des ligues de vertu qui luttaient contre l’alcoolisme ?
« Les effets de la prohibition furent inattendus : Les populations urbaines, en particulier dans le Nord-Est du pays, résistèrent à l’interdiction de l’alcool : à New York par exemple, on comptait plusieurs dizaines de milliers de « speakeasies ». Les night clubs étaient les symboles des roaring twenties avec leurs fêtes et l’épanouissement du jazz. Les caves et les passages secrets souterrains comme ceux du 21 Club sur la 52e rue à New York furent aménagés (…) On notera que dans les années 1890, l’éthanol était le premier carburant utilisé par les voitures. Cet alcool servait de carburant pour les engins agricoles, les locomotives et les voitures, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. En 1919, la police de la prohibition détruisit les distillateurs d’alcool de maïs, qui servaient aux fermiers à produire à faible coût leur carburant d’éthanol. Les dépenses supplémentaires pour se procurer de l’éthanol carburant forcèrent les agriculteurs à se tourner vers le pétrole (…) La production d’alcool étant tombée dans des mains criminelles ou étant assurée par des fabricants clandestins échappant à tout contrôle, la qualité du produit final variait grandement. (…) La prohibition a aussi provoqué la cécité, voire la mort de nombreux Américains. La distillation sauvage d’écorce de bois entraîne la synthèse de méthanol, qui comme l’éthanol provoque l’ivresse, mais détruit notamment le nerf optique puis tout le système nerveux. (…) On estime le bilan de la consommation de méthanol à plus de 10.000 morts. Beaucoup de notables et politiciens américains admirent posséder de l’alcool durant la prohibition. Le 21 Club de New York était fréquenté par le maire de la ville Jimmy Walker. Cette antinomie entre la législation et les pratiques couramment admises nourrit un mépris important et répandu de la population pour les autorités de l’État, ces dernières étant considérées comme hypocrites. La satire prit de multiples formes, incluant de célèbres films comme ceux des Keystone Cops. (…) La prohibition fournit une opportunité alléchante pour le crime organisé de mettre sur pied des filières d’importations, des fabriques ou encore un réseau de distribution illégal de boissons alcoolisées aux États-Unis, notamment au travers des speakeasies. (…) Au total, les lois de Prohibition furent peu appliquées. Il y eut plusieurs arrestations, mais peu de condamnations. Plusieurs facteurs expliquent cette inefficacité : d’abord les policiers et les juges étaient corrompus. Ensuite, l’État fédéral manquait de moyens pour appliquer la prohibition (…) Beaucoup de problèmes sociaux furent attribués à l’ère de la prohibition. Un marché noir de l’alcool, rentable et souvent violent, s’est épanoui. Le racket surgit quand de puissants gangs corrompirent les agences dont la mission était d’assurer la prohibition » (source : wikipedia).
La nature humaine ne pouvant être modifiée par les caprices constructivistes des gouvernants, on peut s’attendre à ce que la prohibition de la prostitution produira des effets tout à fait similaires à celle de l’alcool :
– i) une partie importante de la clientèle résistera à l’interdiction,
– ii) les élites échapperont à l’interdiction,
– iii) la loi sera faiblement et arbitrairement appliquée,
– iv) le proxénétisme gagnera du terrain,
– v) la violence se répandra entre les réseaux concurrents qui voudront contrôler le monopole criminel de la prostitution créé par la loi.
5. La croissance économique au secours de la vertu morale
N’en déplaise aux tenants des vertus collectivistes, le meilleur moyen de combattre la prostitution est d’augmenter les opportunités individuelles d’emploi et de revenus pour les femmes ou les hommes qui seraient tentés de louer leur corps pour subvenir à leurs besoins.
Empiriquement, on peut postuler qu’il existe une corrélation forte entre le taux de croissance et le taux de prostitution. Quand l’un est fort l’autre est faible, et vice-versa. On l’a oublié aujourd’hui, mais tout au long du XIXe siècle, Londres fut la capitale européenne de la prostitution. C’est-à-dire pendant toute la période où l’exode rural et une forte immigration irlandaise – due à la famine – ont créé une demande d’emplois que l’industrie ne pouvait absorber. Bien que les estimations varient considérablement selon les études, on admettra, comme hypothèse moyenne, le chiffre de 120.000 prostituées, en 1850, pour une population de 3 millions d’habitants. Soit, environ 10% de la population féminine en âge de se prostituer (On parle de 50% pour les femmes immigrées). Un ratio qui n’a cessé de baisser de 1850 à 1900 avec la création d’emplois.
De même que la prospérité fait régresser la prostitution, la paupérisation la fait renaître :
« Une récente étude du “Berlin Studies Center” (mai 2011) nous informe qu’un étudiant sur trois à Berlin, en Allemagne, considère que travailler dans le milieu du sexe est un moyen comme un autre de payer ses études. A Berlin, où la prostitution est légale, ce chiffre est plus élevé qu’à Paris (29.2%) et à Kiev (18.5%), les deux autres villes qui ont participé à l’étude. Environ 4% des 3200 étudiants berlinois sélectionnés ont affirmé avoir déjà eu recours à la prostitution, à des danses érotiques dans des clubs ou à des shows sur Internet. Il semblerait qu’entre hommes et femmes, en pourcentage, il n’y a pas de différence dans le type de réponse. La principale motivation pour un étudiant est la facilité et la rapidité des gains; peu d’effort, et beaucoup de récompense en peu de temps, a dit un étudiant à Eva Blumenschein, une des personnes en charge de cette étude. La récente réforme du système éducatif allemand, qui ne laisse pas beaucoup de temps aux étudiants pour faire d’autres choses qu’étudier, semble avoir poussé les jeunes à trouver la solution pour gagner un peu d’argent en peu de temps. (…) 30% des étudiants qui travaillent dans le milieu du sexe semblent avoir des problèmes d’argent. Ces chiffres me semblent particulièrement inquiétants, dans la mesure où il est fort probable, comme indiqué dans l’étude, que les étudiants en France fassent la même chose pour se payer des cursus universitaires. »
Dans ce cas précis, on observera que la progression de la prostitution chez les étudiants berlinois (et les autres catégories sociales) est directement imputable aux politiques publiques conduites par le land de Berlin. C’est, effectivement, un règlement administratif qui empêche aux étudiants les moins fortunés de travailler pendants leurs études. Et, c’est également la coalition socialo-communiste qui a ruiné la région. Ceci, aux dires mêmes du journal Libération :
« Les Berlinois ont fini par s’y habituer. Berlin ist pleite (Berlin est en faillite) disent-ils en haussant les épaules. De facto, Berlin est l’une des villes les plus endettées au monde. […] Mais le cas de Berlin attire d’autant plus l’attention qu’il s’agit de la capitale de l’Allemagne, qu’elle est dirigée par une coalition dite rouge-rouge, c’est-à-dire SPD-PDS (néocommunistes) (…) La capitale attire certes les artistes, mais pas les entreprises. »
Plus exactement, ce n’est pas la ville qui n’attire plus les entreprises. Ce sont les entreprises qui fuient des impôts locaux et régionaux exorbitants. Aussi, est-on frappé de voir que c’est l’une des villes les plus endettées du monde, qui ne cesse de perdre sa main-d’œuvre qualifiée (laquelle émigre massivement vers la Nouvelle-Zélande) qui offre le plus grand nombre de maisons closes en Allemagne.
Indépendamment du cas particulier de Berlin, on relèvera que les Allemands font, en matière de prostitution, comme en matière monétaire (si l’on ose la comparaison) preuve d’un grand pragmatisme. Les maisons closes y sont autorisées. Les prostituées reconnues pour le service social qu’elles rendent. Leur concentration dans des maisons de ‘’tolérance’’ permet de leur assurer une plus grande protection policière contre les proxénètes et une meilleure hygiène de vie par la prévention et la détection des maladies sexuellement transmissibles.
De ce point de vue, on peut s’attendre à ce que le projet de pénalisation de la clientèle des prostituées défendu par Roselyne Bachelot aboutisse à une plus grande précarité sociale pour les prostituées.
Ajoutons à cela que la loi diminuera, même si ce n’est que marginalement, le coût d’opportunité lié aux agressions sexuelles. La transformation d’un acte consenti entre adultes (au moins dans 15% des cas) en crime assimilable aux agressions sexuelles crée une confusion juridique assez inquiétante.
Qu’il y ait d’ailleurs une corrélation forte ou faible entre l’interdiction de la prostitution et le nombre d’agressions sexuelles importe peu en l’occurrence. Ce qui est en cause dans ce projet de loi, c’est plus fondamentalement sa philosophie constructiviste.
6. Un projet liberticide foncièrement constructiviste
Le projet de Roselyne Bachelot est par essence constructiviste. Il est de ceux qui ambitionnent de créer un « homme nouveau » contre la nature humaine. Son titre présomptueux « Mettre fin au mythe du plus vieux métier du monde » laisse déjà songeur. Comme on l’a vu, même les États totalitaires, les plus répressifs et les plus meurtriers, ne sont pas parvenus à réaliser cette ambition et ont canalisé la prostitution au profit de l’élite dirigeante et de ses objectifs politiques. Sans doute, parce que la prostitution fait partie des comportements génétiquement hérités. C’est en tout cas ce que nous suggèrent l’éthologie et l’étude de la sexualité des chimpanzés :
« Pour qu’il y ait prostitution, il faut du désir (et) des individus acceptant de louer leur corps pour une relation limitée, un contrat et une monnaie d’échange. Pour d’autres espèces que l’humain, on parlera plutôt d’échanges sexuels contre un avantage attendu ou négocié. (…) Pour qu’il y ait prostitution des femelles, il faut que celles-ci aient des périodes de réceptivités sexuelles étendues autour de l’ovulation, qu’elles suscitent du désir qui ne soit pas soulevé par les seules phéromones, qu’elles aient conscience de ce désir chez les partenaires potentiels, que ces derniers acceptent de céder un avantage contre une relation sexuelle. (…) En l’état des connaissances, seuls les chimpanzés affichent des comportements s’apparentant à de la prostitution. Faut-il rappeler que nous partageons 99% de notre génome avec eux ??? Les femelles chimpanzés présentent une assez longue période de réceptivité sexuelle autour de leurs périodes de fécondation. Elles profitent alors de leur attractivité pour jouir de relations sexuelles avec plusieurs mâles ; selon la tolérance du mâle dominant. Elles sont conscientes de l’envie qu’elles suscitent et s’en servent pour échanger leurs faveurs, pour obtenir des nourritures prisées auprès des mâles. Il existe ainsi des négociations « sexe contre nourriture », par exemple entre une femelle particulièrement appréciée et un mâle numéro deux très entreprenant : cette femelle est poursuivie de ses assiduités par ce mâle « secondaire » d’autant plus séduisant qu’il détient deux noix de coco, qu’elle finit par obtenir contre plusieurs copulations. Une autre fois, c’est le mâle dominant qui accapare beaucoup de nourriture. La même femelle se présente devant lui, le mâle numéro un lui proposant un tiers de ses réserves, ce qu’elle refuse. Il en propose le double, elle refuse toujours. Il finit par tout offrir et il obtient ce qu’il désirait. On voit bien ici que les autres animaux savent ce qu’ils veulent et ce qu’ils valent (…) et qu’ils négocient donc dur pour arriver à un accord. »
Ce n’est pas la première fois que l’on verrait l’idéologie partisane s’opposer aux lois génétiques. A ce sujet, on se souviendra de Lyssenko qui, de 1930 à 1964, a régné sans partage, en Union Soviétique, sur la recherche en biologie. Pour Lyssenko, les enseignements de la génétique étaient contraires à l’égalitarisme marxiste et au projet transformiste de créer « l’homme nouveau ». Ce point de vue non scientifique de la malléabilité de la nature humaine inspire de toute évidence le projet de loi de Roselyne Bachelot qui se propose de réaliser « l’homme vertueux » contre les lois de la biologie. Un trait dans lequel Hayek distinguait la volonté d’asservir son prochain aux lubies de la caste étatique :
« Il s’agit toujours de l’idée générale selon laquelle les connaissances et les croyances des hommes doivent servir d’instrument pour la réalisation d’un but unique. Du moment que la science doit servir non pas la vérité, mais les intérêts d’une classe, d’une communauté, d’un État, la seule tâche qui incombe aux démonstrations et aux discussions est de soutenir et de répandre les croyances qui dirigent toute la vie de la communauté » (*).
C’est un nouveau pas sur la route de la servitude. Ce que l’acteur Philippe Caubère a bien perçu avec sa sensibilité d’acteur, d’homme marié, sympathisant de la cause féministe et néanmoins client de prostituées :
«Comme il est plus facile – et rentable à tous points de vue : électoral, moral, télévisuel – de proscrire et interdire une activité humaine aussi nécessaire, vitale (…) car son objet est la jouissance et donc, que ça vous plaise ou non, le bonheur ; un bonheur simple, court, éphémère (…) comme ce bref sentiment de liberté qui, le temps d’un instant, nous émeut, nous encourage en plein milieu de ce fleuve de soumission, d’esclavage, de servitude, qu’il nous faut chaque jour traverser. […] Comme il sera moins dangereux et surtout plus amusant pour les policiers comme pour les télés de prendre en chasse ces malheureux « clients » hagards, vulnérables et culpabilisés, pantalon sur les pieds, ainsi que leurs partenaires, les plus malheureuses encore prostituées, doublement, triplement, infiniment humiliées ! […] Je ne finirai pas non plus sans leur redire que ce n’est pas cette loi scélérate qui m’effraiera, me culpabilisera, ni ne m’empêchera de revenir les voir où qu’elles seront, se planqueront, se terreront, pour les aimer encore et les payer pour ça. »
De notre point de vue le caractère scélérat de la loi tient davantage dans le fait que l’État s’approprie le corps des individus en leur spécifiant la manière dont ils peuvent ou non en user. Il s’agit là d’une forme insidieuse d’esclavagisme étatique. Ainsi, par un renversement dialectique tout à fait paradoxal, l’appropriation du corps des individus par l’État crée un proxénétisme public de la vertu. Un sondage du Figaro en ligne révèle que ses lecteurs (également électeurs de Roselyne Bachelot) ne sont pas dupes des discours vertueux de la femme de l’État et qu’ils sont très majoritairement opposés à ce nouveau tabou liberticide :
« Mauvaise nouvelle pour Roselyne Bachelot. La ministre qui propose de poursuivre les clients des prostituées ne recueille que peu de soutiens chez les lecteurs du site internet du Figaro. Le tour de vis répressif faisait l’objet de la question du jour sur le site internet du quotidien. Et à la question « Faut-il poursuivre les clients de prostituées ? » La position des lecteurs du figaro qui ont pris le temps de répondre à ce sondage est claire et sans appel : c’est non ! Sur les 12311 votants qui ont participé à ce sondage : 76.05% répondaient non à la proposition de Roselyne Bachelot. Seuls 23.95% se sont dits favorables à ce projet. Une étude à prendre bien évidemment avec des pincettes. Mais un sondage qui donne tout de même une tendance chez les lecteurs du site internet du Figaro. »
Si le coût électoral de la mesure dépasse de loin le gain réputationnel que Roselyne Bachelot en espère – après les scandales des vaccins contre la grippe H1N1 et du Mediator de Servier – il est fort à parier que le projet de loi sera enterré à l’approche des élections présidentielles et que rien ne changera pour toutes ces « femmes publiques » qui ont le malheur de ne pas exercer leur métier dans un espace privé.
Pour conclure un sujet délicat
Ceux qui déduiraient de ce papier que son auteur ou le libéralisme doctrinal défendraient la prostitution seraient dans l’erreur la plus totale. Ce que nous soutenons fondamentalement, c’est le droit imprescriptible d’user de son corps selon sa propre volonté. À condition toutefois, de ne pas porter tort à autrui. Aussi n’est-ce pas à la loi de condamner la prostitution mais à la morale. Or, cette morale sera d’autant plus exigeante que les individus vivront dans une société qui encourage la responsabilité individuelle.
Vis-à-vis de la prostitution, le seul rôle de l’État est de garantir la protection des plus faibles de telle sorte que les mineurs ne soient pas exposés à la vue d’un commerce contraire aux bonnes mœurs et que nul ne soit contraint à l’esclavage sexuel. C’est-à-dire combattre la prostitution dans l’espace public et le proxénétisme par tous les moyens. En conséquence, il conviendrait d’abolir, en France, la loi adoptée à l’instigation de Marthe Richard – loi du 13 avril 1946 abolissant le régime réglementé de la prostitution et ordonnant la fermeture des maisons closes.
On se souviendra, en effet, qu’en son temps, cette loi a bouleversé la vie de dizaines de milliers de femmes. Qu’elle les a condamnées à s’exposer, par tous les temps, dans les espaces publics et à la violence du crime organisé. Une loi que Marthe Richard regrettera, dès 1951, d’avoir inspirée, constatant qu’elle a fait bien plus de mal que de bien à ses anciennes consœurs.
Pour nous, la prostitution doit être confinée à des espaces privés et ne concerner que des individus consentants dont les licences n’ont pas à être connues des hommes de l’État. Quant à l’objectif de régression de cette pratique millénaire, il ne pourra être atteint que par le retour de la croissance économique seule capable d’offrir, aux individus concernés, d’autres opportunités de vie. L’exemple de Berlin et de l’Europe ruinés par la social-démocratie keynésienne, exclus de la forte croissance mondiale depuis deux décennies, laisse hélas croire que les incitations à la prostitution de larges segments de la population perdureront. On peut aussi penser que les hommes de l’État tenteront, ici et là en Europe, de réprimer un vice qu’ils ne sauraient plus voir, sachant qu’ils portent une responsabilité certaine dans sa diffusion.
Note
(*) Hayek, La route de la servitude.
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