Bien souvent, les changements les plus profonds que la société traverse sont silencieux, discrets, et s’imposent progressivement, sans que personne ne s’en rende vraiment compte. C’est exactement ce qui se produit actuellement avec le livre numérique : silencieusement, il acquiert sa place sur le marché bousculé des biens culturels.
Et quelle place !
Tout montre en effet que la vague générale du passage au numérique des biens culturels, qui avait déjà largement atteint la musique et la vidéo, attaque maintenant l’un des derniers bastions de l’analogique : le livre. Et si l’introduction des caractères mobiles d’impression par Gutemberg aura provoqué l’essor majeur du XVème siècle, on peut imaginer que le passage des livres au tout numérique va là encore entraîner des changements profonds de business models pour certains.
On apprend ainsi que cette année, Amazon, l’un des plus gros vendeurs de livres sur internet, vend plus de livres numériques que de livres papier.
Depuis quatre ans et l’introduction des liseuses (type Kindle), le développement de l’offre et de la demande aura explosé au point de dépasser celle des versions physiques : depuis le 1er avril, Amazon.com a vendu 105 Kindle ebooks pour 100 livres imprimés.
Quant au prix moyen du livre numérique, lui, il est en baisse régulière, et s’établit à 12.2 euros là où il atteint 15 euros pour la version papier. On imagine sans mal que la marge réalisée sur la version électronique est notoirement plus élevée que la version papier, ce qui permet d’envisager une baisse encore importante dans les années à venir.
Et évidemment, un marché qui se développe, des prix qui baissent et des consommateurs heureux attirent immédiatement les pleurnicheurs qui s’en trouvent écartés, et, par voie de conséquence, les profiteurs et les brochettes d’anus politocards qui vont s’empresser de mettre un peu le bazar.
Tout ceci fonctionne trop bien, introduisons donc le Prix Unique Du Livre Numérique : après tout, puisque cela a réussi à fusiller les petits libraires indépendants en concentrant les surfaces de vente multimédia dans les mains des gros industriels de la distribution, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas faire pareil avec le livre numérique, non ?
Là encore, on ne peut qu’observer la bêtise crasse des tenants d’un monde qui commence à sentir la maison de retraite, la poussière et bientôt, les chrysanthèmes.
Tout comme les majors de l’industrie du cinéma et de la musique, qui s’accrochent à leurs vieilles certitudes (d’autant plus qu’on leur prête une oreille attentive et rémunérée, comme en France), l’industrie du livre dans ce pays renouvelle les mêmes erreurs que celles qui furent commises pour les révolutions numériques précédentes … et avec le même résultat désastreux.
C’est vrai avec ce prix inique du livre.
C’est vrai aussi avec les ridicules protections contre la copie et le partage, le « digital rights management », DRM : les éditeurs, frileux et dépassés, ne veulent pas faire confiance à leur clientèle et les considèrent, par défaut, comme des pirates, et protègent donc massivement et inutilement leur production contre la copie numérique.
À leur détriment.
Les preuves s’accumulent : un éditeur, Bragelonne, a récemment laissé tomber ces DRM sur sa librairie … et a constaté que ses eBooks se vendent maintenant de mieux en mieux, tant et si bien qu’il est maintenant leader du marché en France.
Et ce qui est vrai chez Bragelonne l’est aussi … chez les majors, comme EMI : ayant abandonné les DRM, les ventes sont restées particulièrement vigoureuses, et ce même dans le cas où le prix des singles avait grimpé de 30%.
Cela n’a, en fait, rien d’étonnant si l’on n’est pas définitivement coincé dans les années 80, comme une partie de la classe politique qui se dandine l’air concerné au milieu de notions en formica et dans des schémas de pensée recouverts d’un papier peint marron à grosses formes géométriques, et qui s’obstine dans sa tendance: contrairement aux ébouriffantes bêtises répandues par les ayants-droit, les DRM sont intrinsèquement contre-productifs et économiquement idiots, puisqu’ils favorisent le rejet des plates-formes légales.
Or, quand on voit que, côté matériel, les liseuses (type Kindle) font des progrès de plus en plus considérables et permettent maintenant d’afficher du contenu en couleur, on comprend que les boutiques de livres en papier, les vendeurs de magazines, les journaux même ont de gros soucis à se faire s’ils ne passent pas rapidement au numérique.
Dans la plupart des pays, on comprend que ce changement sera intégré, voire embrassé sans discussion et avec une certaine bonne humeur lorsqu’à la crainte de la nouveauté succédera l’augmentation des profits. En France, on peut parier qu’il va y avoir des cris et des grincements de dents, de chaudes larmes versées pour refuser, une fois encore, de laisser faire le vilain marché et les méchants capitalistes.
Et on peut parier que le dindon de ces simagrées … ce sera, encore une fois, le client et le contribuable.
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