Par ordre spontané on désigne un ordre qui émerge spontanément dans un ensemble comme résultat des comportements individuels de ses éléments, sans être imposé par des facteurs extérieurs aux éléments de cet ensemble. Ce terme est employé en biologie, sociologie ou économie.
Si le concept avait déjà été pressenti par plusieurs penseurs tels que Zhuangzi au IIIe siècle avant J.C., Mandeville au XVIIIe siècle avec sa Fable des abeilles, suivi par les philosophes des Lumières écossaises, David Hume, Adam Ferguson et Adam Smith (avec l’image souvent caricaturée de la « main invisible ») puis Frédéric Bastiat avec ses Harmonies économiques au début du XIXe siècle, c’est avec Friedrich Hayek qu’il trouve son exposé le plus complet.
Définition
Central dans son Å“uvre, ce concept décrit l’ordre émergeant « de l’action des hommes, non de leurs desseins ».
Au contraire de l’ordre organisé ou fabriqué (taxis), produit intégralement de manière intentionnelle, l’ordre spontané (kosmos) découle d’une adaptation des individus à certaines règles de conduite sans qu’ils en soient nécessairement conscients. Contrairement à une lecture hâtive que l’on fait parfois de Hayek, il ne s’oppose pas à une conception rationaliste des sociétés en vertu d’un quelconque scepticisme sclérosant ou confinant au traditionnalisme borné, mais oppose une rationalité arrogante, celle qu’incarne le « constructivisme » de l’ingénieur-Roi (planificateur omniscient et tout-puissant, partisan de la tabula rasa), à un rationalisme tempéré où le facteur-temps permettant la sélection par la concurrence et l’adaptation des organisations ou des règles les plus efficaces et les plus opérationnelles, permet l’élaboration de facto d’un ordre mûri donc stable et capable d’intégrer les nouveautés de tout ordre jusqu’au rétablissement d’un certain état d’équilibre.
Dans l’organisation il faut pouvoir connaître tous les facteurs multiples et variés, souvent non quantifiables donc résistant à toute prise scientifique, et débordant largement les capacités d’un cerveau humain (cf. L’ordre sensoriel), alors que dans la seconde les meta-règles qui président à l’établissement de cet ordre peuvent être simplement senties ou acquises par empirisme, le jeu des sanctions/récompenses équivalant à celui de la procédure de découverte sur un marché, ainsi des règles de politesse et de bienséance qui permettent l’ordre social quotidien, par exemple.
Il faut distinguer également l’ordre spontané et les règles sur lesquelles cet ordre repose, qui peuvent être ou non elles-mêmes d’origine spontanée.
De plus, ce type d’ordre peut atteindre n’importe quel degré de complexité, bien que les hommes qui s’y soumettent soient incapables d’en saisir toutes les ramifications et relations. Via la division du savoir et du travail, chacun s’attachant à exceller dans le ou les quelques domaines où il s’est spécialisé, profite néanmoins, tout en poursuivant ses propres objectifs et sans que ne soit nécessité une morale du dévouement que même la plus farouche propagande (stakhanovisme) n’a pu atteindre, d’une collaboration avec tous les autres individus.
Alors que le modèle de l’organisation politique ne peut être que celui de l’armée ou de l’usine, la Société ouverte (ou Grande société) allie dans un même principe efficacité, liberté formelle (Rule of Law), et une liberté réelle incomparable avec l’esclavage généralisé des sociétés bureaucratiques que deviennent, à leur corps défendant, tous les modèles constructivistes.
Pour Hayek, c’est parce que la structure de la société moderne ne dépendait pas d’une organisation – celle-ci étant vouée à l’accomplissement d’un but délibéré et déterminé -, mais bien d’un ordre spontané – composé de règles ne visant pas une fin spécifique – qu’elle s’est complexifiée.
Il en conclut :
Affirmer que nous devons délibérément dresser le plan de la société moderne parce qu’elle est devenue si compliquée, c’est donc soutenir un paradoxe par suite d’une incompréhension totale de cette situation. Le fait est, bien plutôt, que nous ne pouvons pas préserver un ordre d’une telle complexité par la méthode consistant à diriger les membres d’une société, mais que nous pouvons le faire seulement par voie indirecte, à savoir en faisant respecter et en améliorant les règles qui conduisent à la formation d’un ordre spontané. » – Droit, législation et liberté – chapitre I page 59
Ainsi aux socialistes arguant de la complexité en faveur d’un planisme inéluctable, Hayek et tous les membres de l’école autrichienne démontreront, avant la confirmation par les faits, l’impraticabilité du socialisme, au nom même de la complexité.
Enfin, la distinction entre ces deux ordres ne signifie pas qu’ils sont exclusifs l’un de l’autre.
Au sein d’une société régie par l’ordre spontané, une multitude d’ordres organisés coexistent et s’empilent sans qu’il soit possible d’en avoir une vue panoptique : ainsi famille, armée, entreprise, administration, règlements, codes, procédures, protocoles, etc.
De même, les individus sont tous planistes à la modeste échelle de leurs actions, quand les entrepreneurs ne gèrent pas leur entreprise au jour le jour, mais une centralisation du savoir qui est valable à un niveau relativement simple de complexité devient un goulot d’étranglement funeste dès lors que la complexité prend de l’ampleur, ce à quoi la polycentricité est la solution. Non pas que le fédéralisme soit l’unique solution au problème politique, car découper la sphère du politique en zones géographiques plus restreintes sans limiter en même temps l’étendue de ses tâches, ne résoud pas le problème.
Ce concept non-intuitif est sans doute le plus difficile à comprendre du point de vue étatiste, qui ne peut concevoir une société sans une organisation imposée d’en haut, ou d’un point de vue scientiste qui a besoin de percevoir en un seul coup d’Å“il l’indéfinie chaîne des causes et des effets.
Pourtant on le voit à l’Å“uvre chaque jour : il n’y a pas d’organisation centrale de l’alimentation ou de l’habillement, et pourtant il n’y a pas de pénurie, une langue n’a pas (sauf en France) besoin d’une Académie centrale pour subsister, des codes de conduite n’ont pas besoin d’être imposés de force pour être appliqués.
Au contraire, la planification politique engendre la pénurie. Un exemple ancien est celui du commerce des grains en France au XVIIIe siècle, commerce pour lequel Condorcet réclamait la liberté (« la liberté préviendra les disettes réelles »), d’autres famines plus récentes ont eu lieu dans les régimes socialistes – et la règlementation engendre la multiplication de textes de droit positif qui rendent un pays illisible et fastidieusement procédurier.
Certains libertariens étendent la notion d’ordre spontané à leur conception d’une société sans État. Les anarcho-capitalistes affirment que tous les secteurs, même les secteurs étatisés (éducation, justice, police) peuvent être rendus à la société civile et n’ont besoin d’autre organisation que celle que choisissent les propriétaires légitimes (organisation évidemment appelée à évoluer sans cesse sous la pression des clients ou de la concurrence).
Une autre interprétation
Dans un article paru en 1987, Adam Smith Reconsidered, l’économiste Murray Rothbard remonte à une source plus religieuse de ce concept. Il y explique que l’idée d’« un ordre résultant de l’action des hommes, non de leurs desseins » n’a initialement rien à voir avec une plaidoyer en faveur d’une société de liberté.
Les représentants des Lumières écossaises, Adam Smith et Adam Ferguson appartenaient à l’Église d’Écosse – établie par le Royaume-Uni. Quand éclata la révolte jacobite de 1745 (révolte dénoncée par les presbytériens comme papiste et anti-écossaise), Smith et Ferguson en appelèrent à l’écrasement de cette rébellion. Mais, surtout, ce dernier expliqua au travers de maints sermons que si Dieu avait voulu que ces « impies » se soulevassent, c’était afin de sortir les presbytériens de leur langueur et galvaniser ainsi leur foi en écrasant les rebelles. Autrement dit, tout en étant jugée maléfique l’action des jacobites servait, selon A. Ferguson, les desseins cachés de la Providence divine.
Rothbard conclut cet exposé en se demandant si cette vision des choses ne confine pas à l’hérésie chrétienne (le Mal étant, in fine, un autre nom du Bien) et va jusqu’à la comparer à la funeste « ruse de la raison » hégélienne.
Ambiguïté de l’expression
L’expression d’ordre spontané (tout comme d’ailleurs celle de main invisible) pourrait faire croire à un ordre résultant d’une intervention miraculeuse ou providentielle. Hayek proposait de la remplacer par celle de « structure auto-organisée » ou « ordre autogénéré » (préface à la traduction française de Droit, législation et liberté).
Citations
« Dans l’ordre complexe de la société, les résultats de l’action des hommes diffèrent grandement de ce qu’ils ont visé […] les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu’elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats bénéfiques aux autres hommes, résultats qu’ils n’avaient pas anticipés et qu’ils ignorent même peut-être. »(Friedrich Hayek)
« Ce paradigme permet, d’une part, de comprendre la logique évolutionnaire de la sélection culturelle des règles de conduite ; comment le comportement local des individus conformément à certaines règles permet l’émergence d’un ordre social global et comment, en retour, en fonction de la performance du groupe dans son environnement physique ou social, ces règles sont, ou non, imitées par les individus d’autres groupes ou par les nouvelles générations et deviennent des valeurs ou des normes, selon la « causalité circulaire » caractéristique des systèmes auto-organisés. » (Philippe Nemo)
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Bibliographie
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- 1951, Michael Polanyi, La Logique de la liberté
- Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, Cinquième partie, chap. 1 et 2. Sur Polanyi, Hayek et l’idée de polycentricité, cf.
- 1976, Norman Barry, The Tradition of Spontaneous Order
- 1987, Ezequiel Gallo, La tradición del orden social espontáneo. Adam Ferguson, David Hume y Adam Smith, Libertas, n°6, Mai
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- Timothy Sandefur, « Some Problems with Spontaneous Order », The Independent Review, Vol 14, n°1, summer, pp5–25
- 2010, Scott A. Boykin, « Hayek on Spontaneous Order and Constitutional Design », The Independent Review, Summer
Liens externes
- Eleonore Le Jalle, « Hayek lecteur des philosophes de l’ordre spontané : Mandeville, Hume, Ferguson »
L’article discute la lecture par Hayek de trois philosophes qu’il a inscrits dans une « tradition de l’ordre spontané » : Mandeville, Hume et Ferguson. C’est à bon droit qu’une mise en évidence, et même une valorisation, de l’ordre spontané, se trouvent identifiées par Hayek chez ces auteurs. Néanmoins, certaines distorsions peuvent être repérées dans les lectures hayékiennes. Ainsi, l’ordre spontané présent dans le texte mandevillien relève d’une évolution par croissance des institutions, des techniques et des règles humaines, ou encore d’une sélection « par essais et erreurs », mais non, comme le voudrait Hayek, d’une sélection par concurrence des groupes les pratiquant. Ainsi encore, l’ordre spontané repéré par Hayek dans l’émergence de l’ordre social et juridique chez Hume se trouve à tort identifié à un mécanisme impersonnel et abstrait de coordination des conduites analogue à la « main invisible » du marché. La convention humienne renvoie bien plutôt à une coordination consciente et résolue des actions, appuyée sur un véritable sens de l’intérêt commun. Enfin, autant Hayek repère judicieusement chez Ferguson une thématique de la formation spontanée des établissements humains, autant Hayek, en se focalisant sur l’analyse fergusonienne des mécanismes protecteurs des biens et des personnes propres aux sociétés marchandes, manque la contrepartie de ce constat chez ce même auteur, à savoir, l’analyse fergusonienne du déclin de la liberté politique dans ces mêmes sociétés marchandes. Or cette prise en compte pourrait permettre de mettre en question une opposition chère à Hayek : celle du « concept essentiellement français de liberté politique » et de « l’idéal anglais de liberté individuelle ».
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