Entretien avec Sophie Bastide-Foltz, traductrice de La Grève, et Alain Laurent, éditeur, essayiste et philosophe, directeur de la collection Bibliothèque classique de la liberté, aux Belles Lettres.
Quelle a été la genèse de l’édition française d’Atlas Shrugged ? Pourquoi les lecteurs francophones ont-ils dû attendre si longtemps ?
Sophie Bastide-Foltz, traductrice : À l’origine, Andrew Lessman, membre actif de la fondation Ayn Rand et passionné par le livre, a acquis les droits de traduire en français et de distribuer Atlas Shrugged. Son but, au départ, était de pouvoir le faire lire à ses amis français. Il m’a donc contactée, ainsi qu’une bonne cinquantaine d’autres traducteurs professionnels. Il envisageait de le faire traduire par une équipe de plusieurs traducteurs pour gagner du temps et être synchrone avec la sortie du film. Quelques échanges plus tard, des affinités philosophiques et politiques ainsi qu’un essai concluant ont débouché sur un accord avec moi. Je l’avais convaincu qu’il valait mieux qu’une seule personne traduise… pour l’homogénéité du texte.
J’ai mis plus de deux ans à traduire le livre. Andrew, au départ, voulait le publier lui-même. Mais je l’ai convaincu de le faire en co-édition avec une maison d’édition française. J’ai d’abord tenté de faire publier le livre chez Gallimard. C’était en bonne voie, jusqu’à ce qu’au dernier moment Antoine Gallimard finisse par reculer. Je n’ai jamais su quelle en était la véritable raison.
Une Å“uvre polymorphe, Ã la fois roman, essai philosophique et politique (Sophie Bastide-Foltz, traductrice)
Mon mari, Philippe Bastide, connaissait bien Bill Bonner qui avait racheté les Belles Lettres. Nous lui en avons donc parlé, d’autant plus que nous avions découvert qu’Alain Laurent avait publié La Vertu d’Égoïsme chez eux. Et, de fil en aiguille, la présidente des Belles Lettres, Caroline Noirot, a pris la décision de le publier.
Je pense que si les lecteurs francophones ont dû attendre si longtemps, c’est que la première tentative (suisse) avait avorté après refus de la traduction par Ayn Rand elle-même et qu’ensuite, plusieurs facteurs se sont conjugués : le poids combiné de l’anti-américanisme, anti-libéralisme marxisant dans les milieux intellectuels français, l’importance de la pagination (une traduction coûte cher à l’éditeur, surtout pour un livre aussi gros), le caractère polymorphe de l’oeuvre, à la fois roman, essai philosophique et politique.
les convictions politico-philosophiques de Rand contredisent radicalement l’exception idéologique française du tout-État et du tout-social (Alain Laurent)
Alain Laurent, éditeur : Nous avons été contactés il y a deux ans par un businessman francophone et francophile américain, Andrew Lessman, grand admirateur d’Ayn Rand qui avait décidé de faire de la traduction d’Atlas Shrugged en français puis de sa diffusion en France une affaire personnelle. Ayant déjà traduit The Virtue of Selfishness, les éditions des Belles lettres lui ont semblé les mieux en mesure de coopérer avec lui dans cette opération. Quand je l’ai rencontré début mai 2010, on s’est d’autant mieux mis d’accord que j’étais déjà très engagé alors dans la préparation de la biographie intellectuelle d’Ayn Rand que je viens de publier. Si les les lecteurs francophones ont dû tellement attendre, c’est principalement parce que les convictions politico-philosophiques de Rand contredisent radicalement l’exception idéologique française du tout-État et du tout-social…
Quelle a été la nature des négociations avec les ayant-droits ?
Alain Laurent : Andrew Lessman porte en lui une telle force de conviction qu’il a immédiatement obtenu l’accord de Ayn Rand Institute (ARI) quand il s’est présenté pour obtenir la cession des droits de traduction en français. C’est lui qui s’est ensuite chargé de faire procéder à cette traduction.
La traduction (inachevée) de Jeheber – datant de 1958 – vous a-t-elle été utile ou a-t-elle plutôt été un frein ?
Sophie Bastide-Flotz : J’ai préféré, après lecture de quelques pages, ne plus du tout consulter la première traduction de 1958. C’est un choix de ma part. Je voulais être libre d’en donner ma propre interprétation.
Alain Laurent : Ni utile, ni frein: on n’en a pas tenu compte, tant elle était défaillante (Rand, qui lisait parfaitement le français, l’avait sur le champ répudiée dès qu’ elle en avait lu les premières pages).
Que pensez-vous de la traduction collective engagée par des internautes il y a une dizaine d’années ? Pourquoi a-t-il été stoppé en 2006 ?
Sophie Bastide-Foltz : La traduction collective engagée il y a dix ans était respectable pour son exactitude littérale, mais peu satisfaisante sur le plan esthétique et stylistique. Mais c’est normal puisque la traduction est un métier à part entière. La traduction pirate parue l’an dernier sur le net est tout aussi peu satisfaisante du même point de vue à mes yeux.
Alain Laurent : Je n’ai pas été mêlé à cette affaire. Mais je crois savoir que cette initiative, heureuse en soi, n’avait pas pris en compte le problème de la cession des droits : lorsqu’enfin Andrew Lessman a été contacté, il a refusé de les céder, bien décidé à s’en occuper lui-même. De plus, une bonne traduction ne peut pour d’évidentes raisons de cohérence être l’œuvre que d’un seul individu. Et vu l’ampleur de la tâche, mieux vaut aussi un professionnel.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées par à la traduction de cet OVNI littéraire ?
Sophie Bastide-Foltz : La principale difficulté pour moi a été la nature hétérogène de l’œuvre, passer successivement du style du roman avec les rebondissements et les descriptions d’une scénariste de talent à celui des envolées philosophiques. Sinon, les difficultés rencontrées ont été les mêmes que tout traducteur qui se respecte se doit de surmonter pour n’importe quel ouvrage (contextualisation dans l’époque sur le plan de l’environnement technologique et politique).
Alain Laurent : l’anglais pratiqué par Rand est très particulier : quand on la la fait lire « en aveugle » à un angliciste, il s’aperçoit aussitôt qu’elle n’est pas américaine d’origine. Et il a d’autre part fallu prendre soin de bien restituer l’inspiration aristotélicienne du lexique théorique employé dans La Grève, en particulier dans le discours de Galt.
Au-delà du volume imposant du roman, une difficulté ne réside-t-elle pas dans la « traductibilité » de l’ouvrage ? Non pas du point de vue de la langue, mais de la culture : par exemple, le train a à la fois une symbolique pionnière et celle d’un système nerveux pour Rand ; les francophones peuvent-ils percevoir la même chose ?
Rand n’a fait que prolonger la logique d’une réalité qui la scandalisait (Alain Laurent)
Sophie Bastide-Foltz : Passer d’une culture à une autre fait partie de mon métier. Mais il est vrai que cette Å“uvre comporte une spécificité: le fait que l’héroïne Dagny Taggart soit héritière et à la tête d’un réseau de chemins de fer n’est pas innocent. Au-delà de la symbolique du système sanguin et de l’irrigation physiologique, les chemins de fer constituent historiquement un élément fondateur et fédérateur de l’histoire et du développement des États-Unis. Certains spécialistes des réseaux ferroviaires sont d’ailleurs capables de comprendre la nature politique et organisationnelle d’un pays en regardant simplement la structure de son réseau ferré.
Alain Laurent : Je ne crois pas que ce soit là la vraie difficulté, tant par exemple les westerns ont habitué le public français à saisir l’importance du train en effet pionnière du train aux États-Unis. La difficulté se tient plutôt dans la méconnaissance des côtés sombres de l’histoire politique américaine des années 1940-50, imprégnée de pro-soviétisme et de « welfarisme » : Rand n’a fait que prolonger la logique d’une réalité qui la scandalisait.
Sophie Bastide-Foltz a notamment traduit aux éditions Florent Massot The Gentleman, Martin Booth, (Angleterre) 2010 ; chez Actes Sud Thé au Trèfle, Ciaran Carson, (Irlande) 2004, Il faut marier Anita, Anita Jain, (Inde) 2010 ainsi que, aux éditions Joëlle Losfeld/ Gallimard L’Ange de Pierre (réédition), Margaret Laurence (Canada) 2007 et Les Devins, Margaret Laurence, 2010.
Philosophe et essayiste, déjà auteur aux Belles Lettres de La Philosophie libérale (2002 – ouvrage couronné par l’Académie française) et du Libéralisme américain. Histoire d’un détournement (2006 – prix du livre libéral), Alain Laurent dirige les collections « Bibliothèque classique de la liberté » et « Penseurs de la liberté » aux Belles Lettres. Il coordonne en outre l’Anthologie des textes libéraux (Robert Laffont, « Bouquins », à paraître).
À voir également :Â
- ouvrages de Sophie Bastide-Foltz sur Amazon
- ouvrages d’Alain Laurent sur Amazon
Nous profitons de la présence d’Alain Laurent pour l’interroger également sur l’essai qu’il publie, cette semaine aussi, aux Belles Lettres et consacré à la pensée de Rand : Ayn Rand, la passion de l’égoïsme rationnel (coll. Les Penseurs de la liberté, 240 p., 25 €).
De quelle manière La Grève s’inscrit-elle dans le parcours intellectuel de Rand ? Quel est l’apport spécifique de ce roman à sa pensée ?
Alain Laurent : La Grève est véritablement l’œuvre de maturité, celle où s’accomplit tout le cheminement intellectuel de Rand. C’est là qu’elle intègre (comme elle aimait tant à dire !) toutes ses conceptions en une perspective cohérente globale. Ensuite, elle n’a guère fait que gloser sur la thématique du discours de Galt.
Rand a été la seule a vraiment vouloir faire reposer l’économie politique classiquement libérale sur une « métaphysique » et surtout une éthique (Alain Laurent)
Est-ce l’œuvre qui a véritablement façonné la pensée objectiviste ? Qui a soudé ses innombrables admirateurs ?
Sans aucun doute, pour les raisons que je viens d’indiquer. Mais ce serait trop dire que l’objectivisme « soude » tous les admirateurs de Rand : on peut l’admirer sans souscrire à tous les articles de foi du discours de Galt, comme c’est mon cas…
Quel regard peut-on porter sur la philosophie de Rand ? Est-ce une romancière qui s’essaie à la philosophie, ou une philosophie qui écrit des romans ?
Elle a plutôt été une romancière puissamment portée par une « philosophie » au sens d’une vision fondamentale du monde – mais pas vraiment une philosophe avec toute la rigueur critique, la culture et la patience qu’impliquent cette qualité. Sa très grande trouvaille a été de d’abord privilégier la fiction pour illustrer sa conception des choses : d’où l’immense succès de de ses romans.
Dans l’histoire intellectuelle du libéralisme, quelle place tiennent La Grève et Ayn Rand ? En quoi sont-ils si particuliers ?
C’est une place paradoxale, à la fois marginale (elle n’apporte rien de vraiment nouveau au paradigme du libéralisme classique) et…centrale, dans la mesure où elle a été la seule a vraiment vouloir faire reposer l’économie politique classiquement libérale sur une « métaphysique » et surtout une éthique, une vision forte de la nature de l’homme – la plupart du temps ignorées par les penseurs libéraux.
Je rappellerais juste que Murray Rothbard, lui aussi, avec notamment « Ethics of Liberty », a toujours fait le lien entre économie, liberté et éthique. Et a mon humble sens, avec une plus grande rigueur et clarté que Ayn Rand.
Très juste, Stéphane, mais ça c’est parce que Murray Rothbard fut un disciple autant de von Mises en économie politique que d’Ayn Rand en philosophie politique. Il fut d’ailleurs un grand fan d’Atlas Shrugged (La Grève) à sa sortie en 1957 & fréquenta un temps le cercle d’Ayn Rand. Si David Friedman est bien le fils de Milton & de Rose, Murray lui est le fils spirituel de Ludwig & d’Ayn!?!
Quelqu’un sait pourquoi Ayn Rand elle-même a refusé la première traduction française ?
A. Laurent le dit plus haut dans l’interview, parce qu’elle trouvait la traduction mauvaise.