Nous vous présentons une recension de La Grève, le magnum opus d’Ayn Rand, traduit par Sophie Bastide-Foltz et publié ce jour aux Belles Lettres.
Par Emmanuel Martin
Une société qui s’écroule, une économie qui régresse, des appels à toujours plus de contrôles politiques pour juguler ce déclin, la situation actuelle a un goût de déjà-vu. Bien sûr on pense à la crise 1929. Mais c’est en fait à un livre qu’il est fait référence ici. Il s’agit d’Atlas Shrugged de la philosophe russo-américaine Ayn Rand. Ce livre est devenu un classique pour des millions de lecteurs anglophones. L’ouvrage sortira dans la langue de Molière en France cette semaine, le 22 septembre, sous le titre « La grève » .
Atlas shrugged est une fiction politico-philosophique. Il décrit l’écroulement d’une société par la corruption du politique mais surtout de la philosophie. On y voit des philosophes verbeux bavasser et distiller des théories incohérentes où les notions de vérité et de réalité n’ont plus leur place. À bien des égards, l’influence philosophique de Rand, qui se fait la critique de ces mouvements philosophiques que l’on nommerait aujourd’hui « post-modernes », vient d’Aristote et du réalisme : l’idée que, dans les sciences humaines et la politique, l’on ne peut pas ignorer certaines lois de réalité, que l’on ne peut pas ignorer qu’une cause produira un effet, que détruire certaines institutions permettant de donner les incitations aux hommes de se conduire en êtres responsables empêchera la société de fonctionner.
Dans Atlas shrugged, le collectivisme qui entend régenter la société et imposer un ordre moral « altruiste » supérieur a pour effet de miner le principe de responsabilité individuelle qui est en réalité le plus sûr guide pour orienter l’activité économique et sociale. La triste ironie est que le collectivisme et ses partisans mettent leurs échecs patents sur le dos du système même qu’ils empêchent de faire fonctionner, et le régentent d’autant pour en corriger les soi-disants « défauts ». Au prétexte de l’égalitarisme les prix sont contrôlés, et ne véhiculent plus les signaux sur la réalité des raretés, entraînant ici des surproductions, là des pénuries. Les décisions d’investissements sont orientées par la « sagesse » politique et débouchent en fait sur le copinage, la mauvaise gestion et les gaspillages. Peu à peu les entrepreneurs, boucs émissaires par excellence, fuient le pays. Ce sont eux les « Atlas » qui font bouger le monde, qui créent la valeur en innovant dans des techniques et services. Lorsqu’ils fuient, le monde s’écroule.
Rand trouve sans nul doute son inspiration dans son expérience personnelle puisqu’elle avait fui l’URSS dans les années 20. Le côté quelque peu caricatural de ses personnages au début du récit s’efface peu à peu au fil de l’histoire pour laisser apparaître des âmes complexes. Tel Balzac elle capture l’essence d’une comédie humaine moderne, ou « post-moderne » : on y voit des pseudo-intellectuels à la recherche de statut, des politiciens en quête de pouvoir usant d’arguments soi-disant altruistes, des entrepreneurs véreux qui cherchent à se protéger de leurs concurrents grâce à leurs amis politiciens, et au milieu des entrepreneurs intègres qui ont parfois du mal à comprendre ce qui se passe. C’est finalement l’histoire de ces derniers que l’on suit, tels des héros se battant contre un ennemi qu’ils mettent du temps à définir. Les peintures psychologiques dans le récit rendent explicites des intuitions que nous éprouvons tous un jour ou l’autre.
Chez Rand, la défense de l’égoïsme contre l’altruisme imposé ne doit pas choquer : elle est en réalité fondamentalement morale. Cette conception de l’égoïsme, bien plus riche qu’il n’y paraît au premier abord, est étonnamment moderne puisqu’on la retrouve chez certains psychologues actuels qui voient les causes de nombreuses pathologies dans la négation de l’individualité autonome. Cette conception se recoupe largement avec la responsabilité personnelle et l’esprit de service. Il y a donc aussi une dimension qui rapproche ici Rand d’Adam Smith : c’est en se concentrant sur soi-même, non par nombrilisme mais par construction de son individualité, qu’on rend bien souvent le mieux service aux autres.
Le parallèle entre la société collectivisée en déclin dépeinte par Rand et la situation actuelle n’est pas si osé qu’on peut le croire.
À bien des égards en effet la crise depuis 2008 trouve ses sources dans la politisation de relations économiques, dans le détournement de la responsabilité individuelle, aux États-Unis comme en Europe. On pense ici bien sûr, lors de la bulle qui a mené à la crise de 2008, à Fannie Mae et Freddie Mac, ces institutions de refinancement hypothécaire qui avaient des objectifs politisés, au delà de toute rationalité économique. On pense aussi au Community Reinvestment Act qui pouvait forcer des institutions de crédit à prêter aux moins favorisés, sous peine d’être poursuivis pour discrimination. Au nom de l’altruisme forcé on a faussé les règles du jeu économique et créé le chaos. De même en corrompant le concept même de monnaie, on a manipulé les taux d’intérêt pour doper l’économie, faisant fi des lois de la réalité qui veut que cela soit l’épargne qui finance la croissance et pas le crédit ex nihilo. Avec des messages répétés de dirigeants de la politique monétaire expliquant que si les gains sont privatisés lorsque tout va bien, les pertes seront mutualisées en cas d’éclatement de bulle (ce qui s’est par la suite effectivement passé), on a gommé la responsabilité professionnelle, essentielle à la finance, et facilité la prise de risque déraisonnable et irresponsable.
Et c’est avec une dose supplémentaire de collectivisme que l’on a répondu à ces erreurs collectivistes. D’où la crise des dettes souveraines, à laquelle on veut répondre à nouveau par des solutions collectivistes. Les eurobonds sont par exemple une institutionnalisation de l’irresponsabilité qui a mené le système au bord du précipice. Qu’est-ce que la crise grecque ? Des politiciens corrompus et bureaucratie inefficace de privilégiés, baignant dans leur irresponsabilité dans la gestion des deniers publics et cherchant à faire payer les autres pour les conséquences financières de leurs erreurs et leurs privilèges – au nom de la « solidarité » !
Ainsi, alors que dans de nombreux pays dans le monde on s’enfonce dans le refus des lois de la réalité et dans la promotion accrue de l’irresponsabilité, relire Atlas shrugged de Rand est sans doute salutaire. Cet ouvrage majeur avait été traduit en français il y a fort longtemps en Suisse et n’a malheureusement plus été édité dans cette langue pendant une cinquantaine d’années. Le revoilà donc disponible, ce qui est une grande nouvelle.
Bravo Fabrice pour ce magnifique dossier !
Et merci Manu pour ce bel hommage !