Gustave de Molinari, « De la production de la sécurité« , Journal des Économistes, 1849.
Par Aurélién Biteau
Si le nom de Gustave de Molinari est aussi connu et réputé chez les libéraux, c’est parce que cet économiste fut le premier à tenter de démontrer que la sécurité, loin de devoir rester le domaine privilégié de l’État, pouvait être produite exclusivement par le privé et vendue sur le marché comme n’importe quel bien, à l’avantage de la société. Et c’est dans l’article De la production de la sécurité, paru dans le Journal des Économistes en 1849, que naissent ces prémices de l’anarcho-capitalisme.
Dans cet article, Gustave de Molinari s’interroge : si la science économique a pu démontrer qu’il existe une loi inhérente à la société telle que le libre échange des propriétés permet aux individus de satisfaire au mieux leurs préférences, et si la validité de cette loi a été démontrée indépendamment de la nature des produits échangés, pourquoi la sécurité, qui est un produit, ne pourrait-elle pas être laissée au marché ?
Ordre naturel et sécurité
De Molinari constate d’abord qu’il y a deux façons de considérer la société. Ou bien la société est le produit artificiel des législateurs qui la façonnent par leurs lois, ou bien la société est un ordre naturel régi par des lois immuables. Dans ce second cas, les législateurs n’ont pas la toute puissance de façonner à leur guise la société, et leurs lois se brisent contre les lois immuables de l’ordre naturel. C’est précisément ce qu’a démontré la science économique.
Quel pourrait donc être le rôle d’un gouvernement si la société est régie par des lois immuables ? Jusqu’à ce que de Molinari écrive son article, il a toujours été prétendu que son rôle essentiel était de satisfaire au besoin de sécurité. Mais pour savoir si le gouvernement doit détenir le monopole de la production de sécurité dans l’ordre naturel, il convient de savoir ce qu’est l’ordre naturel et ce qu’est le besoin de sécurité.
L’espèce humaine est essentiellement sociable. Les hommes sont naturellement enclins à vivre en société. L’homme est un être ayant une multitude de besoins dont la satisfaction provoque le bonheur et la non-satisfaction la souffrance. Tout seul, isolé, un homme ne peut parvenir à satisfaire qu’une quantité très limitée de besoins, ne serait-ce que ceux qui lui assurent sa survie. Intégré à la société, connecté avec d’autres individus, l’homme peut satisfaire une bien plus grande quantité de besoins grâce à la spécialisation et à la division du travail. L’intérêt personnel de chaque individu permet donc à une organisation naturelle d’émerger spontanément. Cette organisation naturelle s’appelle « société ».
Si l’homme vit spontanément en société, c’est parce qu’il suit son propre intérêt et cherche à satisfaire la plus grande quantité possible de besoins. Or quel est le plus grand intérêt que peut avoir un individu et qui est la condition de tous ses autres intérêts ? La sécurité. Les hommes sont intéressés par-dessus tout par la conservation de leur propre existence et par la protection des fruits de leur travail.
Malheureusement, le sens de la justice n’est pas universel et les hommes ne portent pas tous en horreur l’usage de la force et de la violence contre les autres et leurs biens. C’est pourquoi les gouvernements ont été institués : leur but est de garantir à tous la possession de leur personne et de leurs biens, c’est-à -dire de garantir la paix.
Les hommes ne supportent pas de vivre incessamment sous la menace du vol, de l’agression et du meurtre, et ils préfèrent sacrifier beaucoup à l’institution d’un gouvernement qui les protège que de vivre sans lui. Se protéger soi-même réclame trop d’efforts et trop de temps.
Mais peut-il y avoir concurrence entre les gouvernements, et libre choix du gouvernement par les individus ? Si les économistes ont jusqu’ici prétendu que le gouvernement devait avoir le monopole de la production de sécurité, ce n’est absolument pas parce qu’ils pensaient qu’il était impossible, et utopique, que les gouvernements institués rendent au privé la production de sécurité. Il paraît déjà utopique que des gouvernements ne s’occupent que de la sécurité. S’ils ont prétendu cela, c’est parce qu’ils étaient persuadés que la loi inhérente à l’ordre naturel qui affirme que la concurrence est le moyen le plus efficace de satisfaire les besoins des individus était fausse dans le cas spécifique de la sécurité.
Mais de Molinari pose la question : pourquoi ? Pourquoi un monopole public serait-il capable de produire plus efficacement que le marché de la sécurité alors que pour n’importe quel autre bien et service, il en est absolument incapable ? Si l’ordre naturel a pour loi que la concurrence est le moyen de produire plus efficacement un bien ou un service, alors soit la sécurité doit être laissée au marché, soit cette loi est fausse, et un monopole peut produire plus efficacement que le marché n’importe quel bien et service.
De Molinari ne cherche pas à examiner le cas particulier de la sécurité, et c’est sans doute la grande faiblesse de son article. Sa démonstration est, comme il l’écrit, a priori. Puisque le marché est plus efficace que le monopole public, alors la sécurité doit être laissée au marché, en vertu de la loi qui régit l’ordre naturel.
Le monopole de la sécurité
Cependant, dans la réalité, jamais la sécurité n’a été laissée au marché. De Molinari se demande donc comment la sécurité est devenue l’objet d’autres principes, et quels sont ces principes ?
Ces principes, ce sont le monopole et le communisme. Dans le monde entier, tous les gouvernements sont fondés sur le principe ou bien du monopole, ou bien du communisme.
Tout d’abord, qu’est-ce que de Molinari entend par monopole et communisme ?
Un monopole est un homme ou un groupe d’hommes qui sont les producteurs exclusifs d’un bien ou d’un service. Mais la définition ne s’arrête pas là : pour être un monopole, il faut encore que ces producteurs contraignent les consommateurs à acheter exclusivement chez eux, c’est-à -dire interdisent toute concurrence et toute entrée d’un nouveau producteur sur le marché. Tout monopole est fondé sur l’usage de la force.
Historiquement, les corporations de l’Ancien Régime ont pu jouer ce rôle : les corporations décidaient de qui avait droit d’entrer sur le marché et à quel coût on le pouvait. Quant au domaine de la sécurité, le roi détenait le monopole du gouvernement.
Mais lorsque la force des monopoles est moindre que la force des consommateurs qu’ils exploitent, que se passe-t-il ? Le monopole est violement renversé, et il est remplacé par le principe du communisme.
En effet, en voulant satisfaire leur besoin immédiat, les consommateurs qui renversent le monopole préféreront se l’accaparer et le partager entre tous plutôt que de le remettre dans le chemin de la concurrence. C’est du moins ce qu’en pense de Molinari, qui fait pour sa démonstration économique une analogie avec l’histoire de la France. La Révolution a renversé le monopole du roi et a mis en place un régime démocratique où le gouvernement appartient à tous, ce que de Molinari appelle communisme. Mais cette analogie s’avère assez peu convaincante : de Molinari s’y perd et oublie presque complètement la méthode et la rigueur nécessaires au raisonnement économique, quasi absent ici.
Toutefois, les biens et services n’ont pas tous été partout l’objet de monopoles ou du communisme. Le marché existe depuis la nuit des temps dans bon nombre de domaines et dans bon nombre de pays. Alors pourquoi la sécurité, elle, n’a jamais connu le marché ?
De Molinari croit détenir la réponse : plus que n’importe quel bien et service, la sécurité contient en soi le germe du monopole. En effet, comment garantit-on la sécurité ? Par l’usage de la force légitime. Et comment obtient-on un monopole ? Par l’usage de la force illégitime. Dans les deux cas, il faut se servir de la force.
Or pourquoi les hommes ont besoin d’un service de sécurité ? Parce qu’ils sont faibles. Et pourquoi les hommes chargés de garantir la sécurité se spécialisent-ils dans ce service ? Parce qu’ils sont forts. Par conséquent, la sécurité ne pouvant être garantie que par les hommes les plus forts, ceux-ci sont enclins à faire un usage illégitime de leur principale qualité, la force.
Ici de Molinari rédige ce qui fait office de prémisses à son livre Grandeur et décadence de la guerre, écrit bien plus tard, en 1898. Les hommes les plus forts se sont spécialisés dans l’usage de la force : ils en ont tiré profit en exploitant les efforts productifs des hommes les plus faibles, que la division du travail a poussé à produire d’autres biens et services. Mais exploiter les efforts d’autrui implique de protéger autrui. Ainsi est né le gouvernement et le monopole de la sécurité.
Ce premier monopole en a produit d’autres, puisque les producteurs d’autres biens, voyant l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’un monopole, se sont associés aux hommes les plus forts, c’est-à -dire aux gouvernements, pour obtenir l’interdiction de la concurrence.
À force d’exacerber la souffrance des consommateurs, le gouvernement monopolistique a été renversé, comme en France à la Révolution, et un gouvernement communiste a été instauré. Visionnaire, de Molinari annonce que de même que le monopole du gouvernement a produit tous les autres monopoles, le gouvernement communiste (c’est-à -dire démocratique) produira le communisme total. On notera la justesse de cette prévision quand on sait aujourd’hui à quel point l’État est engagé dans l’économie, même celle soi-disant privée.
Alors de Molinari nous interpelle : il ne reste aux hommes le choix qu’entre deux possibilités : ou bien le système de production communiste est supérieur au marché et alors il faut accepter le communisme total, ou bien le marché est supérieur au système de production communiste, et alors il faut accepter de laisser au marché la production de tous les biens et de tous les services, sécurité comprise.
Et aussitôt de nous avertir : le communisme total impliquera nécessairement l’usage de la force et la négation du droit individuel parce qu’à l’instar du contrat social proposé par Rousseau, les majorités écraseront les minorités, dont la plus petite est et restera l’individu.
Le marché de la sécurité
De Molinari nous invite enfin à faire l’hypothèse d’une nouvelle société dépourvue de monopoles du gouvernement. Il faut bien comprendre que chez de Molinari, les lois économiques sont les lois qui régissent la société, et non pas, comme le démontreront plus tard les économistes autrichiens, les lois de l’action humaine. Par conséquent, l’ordre qui existe est nécessairement l’ordre naturel et ses lois ont tendance, chez de Molinari, à être de facto des lois de l’Histoire. Les intérêts des hommes ont produit nécessairement la société, la société a nécessairement produit des gouvernements monopolistiques, les monopoles ont nécessairement conduit au communisme, qui conduira à son tour, par ses échecs et son incapacité à satisfaire les intérêts des individus, au marché, comme de Molinari tentera de la montrer dans Grandeur et décadence de la guerre. Son appel à imaginer une « nouvelle société » ne doit cependant pas être comprise comme un appel à imaginer une société purement construite à la manière des collectivistes. La société qu’il appelle à imaginer ne cesse pas de reposer sur les lois fondamentales de l’action humaine – car quoi qu’il en pense les lois économiques sont celles de l’action humaine.
Dans cette nouvelle société, les individus cherchent à garantir leur sécurité. À ce besoin répond donc une offre : des individus proposent de garantir leur service en échange d’autres biens ou services. Ils forment un gouvernement (synonyme ici de producteur de sécurité). Les consommateurs n’achètent leurs services que si celui-ci s’avère satisfaisant : il faut qu’ils soient protégés des attaques extérieures comme des attaques du gouvernement qu’ils paient.
On peut supposer que pour que de tels services soient rendus, certaines conditions techniques devront être respectées. Par exemple, le gouvernement devra s’assurer que ses clients n’agressent pas autrui.
Mais la concurrence produira une grande émulation chez les producteurs qui chercheront à satisfaire au mieux la demande et au meilleur prix.
La guerre perdra toute justification avec la concurrence. Pourquoi faire la guerre ? Pour conquérir des clients, comme ont pu le faire les rois ? Mais jamais les clients n’accepteront les services d’un dictateur qui agresse d’autres individus, et de fait, en situation de concurrence, aucun producteur de sécurité qui voudrait faire la guerre ne trouverait de clients et ne pourrait lancer son entreprise. La guerre est le fait des monopoles. Lorsque la sécurité sera laissée au marché, la guerre disparaîtra et il ne restera plus que les vols et les agressions, qui diminueront en quantité au fur et à mesure de l’amélioration des services de sécurité.
De Molinari est bien sûr conscient que tout ceci paraît difficile à concevoir pour quiconque. Il sait que la possibilité de réaliser cette société sera toujours fortement discutée. Mais il est certain d’une chose : l’étude des lois économiques démontre qu’il est plus avantageux pour les hommes que les gouvernements (les producteurs de sécurité) entrent en libre concurrence, à la faveur de la liberté et de l’utilité.
De même que dans les sociétés les hommes se sont battus pour la liberté du commerce parce qu’ils savaient que tout le monde en tirerait bénéfice, ils se battront un jour pour la liberté de choix de son gouvernement. Et alors nous pouvons en être assurés : la situation de tous les membres de la société sera la meilleure possible – nulle question de « paradis » ici – eu égard à la condition humaine.
De la production de la sécurité n’est pas, il faut l’avouer, un grand article. Pas toujours rigoureux dans cet article, Gustave de Molinari s’avère parfois difficile à suivre dans ses raisonnements, et ses arguments laissent souvent sur sa faim. L’article se lit plutôt comme une introduction à Grandeur et décadence de la guerre où l’on retrouvera de nombreux éléments de réflexion parus ici. Toutefois, de Molinari lance ici une grande idée qui provoquera énormément d’émulations dans les milieux libéraux dans la seconde moitié du 20e siècle où se structurera la doctrine de l’anarcho-capitalisme : il est peut-être possible pour les hommes de se passer de l’État pour parvenir à la meilleure situation qui soit, en terme de liberté et d’utilité.
N’y a-t’il pas, chez Molinari, confusion entre sécurité et usage de la force ? La sécurité est un état. Elle n’est que la conséquence de l’usage de la force, c’est-à -dire une action, réalisée à titre personnel ou sous forme de service rendu, ou encore de la fuite, autre action.
Molinari aurait pu en rester à la proposition de Bastiat :
« La science politique consiste à discerner ce qui doit être ou ce qui ne doit pas être dans les attributions de l’État; et, pour faire ce grand départ, il ne faut pas perdre de vue que l’État agit toujours par l’intermédiaire de la Force. Il impose tout à la fois et les services qu’il rend et les services qu’il se fait payer en retour sous le nom de contributions.
La question revient donc à ceci : Quelles sont les choses que les hommes ont le droit de s’imposer les uns aux autres par la force? Or, je n’en sais qu’une dans ce cas, c’est la justice. Je n’ai pas le droit de forcer qui que ce soit à être religieux, charitable, instruit, laborieux; mais j’ai le droit de le forcer à être Juste; c’est le cas de légitime défense.
Or, il ne peut exister, dans la collection des individus, aucun droit qui ne préexiste dans les individus eux-mêmes. Si donc l’emploi de la force individuelle n’est justifié que par la légitime défense, il suffit de reconnaître que l’action gouvernementale se manifeste toujours par la Force pour en conclure qu’elle est essentiellement bornée à faire régner l’ordre, la sécurité, la justice. »
http://bastiat.org/fr/a_la_jeunesse_francaise.html
De Molinari ne nie pas que l’Etat fait usage de la force et donc que son action se borne à faire régner la justice. Ce qu’il nie, c’est que la production de ce service devrait être monopolistique.
De Molinari est un panarchiste, pour lui c’est aux gouvernements de faire respecter l’ordre et la justice. Seulement rien, absolument rien ne justifie qu’il existe des monopoles et que les individus ne puissent choisir leur Etat.
La sécurité est un produit et comme pour tous les autres produits le marché est plus performant que le monopole.
Dans le monde, plein plein plein de boulangers rendent exactement le même service : vendre du pain. Mais rien ne justifie un monopole sur la boulangerie.
Et bien dans le monde, plein plein plein d’Etats rendent exactement le même service : faire régner l’ordre et la justice. Mais pareil, rien ne justifie un monopole sur la sécurité.
Dans la citation que vous donnez, Bastiat ne fait que définir le rôle de l’Etat, non discuté par de Molinari. Mais il ne dit rien de sa position sur le marché, si elle doit être en libre concurrence ou en monopole.
De même que le monopole de la boulangerie produit du mauvais pain pour très cher et transforme le boulanger en homme de pouvoir, le monopole d’Etat produit de la mauvaise sécurité et du désordre pour très cher et transforme le producteur en homme politique : et c’est d’autant plus dangereux que son service c’est la production de force. C’est d’ailleurs le monopole d’Etat qui est la cause de tous les autres monopoles (comme Molinari l’explique dans cet article).
J’ai prévu d’écrire un article sur Grandeur et décadence de la guerre, où de Molinari explique que les monopoles d’Etat ont eu une justification et une utilité économique jusqu’à ce qu’ils parviennent à une situation où à force de guerres et de dominations sur les peuples, leur coût dépasse les bénéfices qu’ils procuraient à ceux-là .
Je comptais évidemment vous faire part de ce projet d’abord. ^^
« La sécurité est un produit et comme pour tous les autres produits le marché est plus performant que le monopole. »
Petit loophole : le respect des droits est la condition de la performance économique. Et dans un marché de sécurité, les conditions et l’objectif de la performance, sont la même chose : le respect des droits.
Certes, mais un monopole sur la sécurité n’apporte pas plus que la concurrence la garantie du respect du droit. On est très bien placé pour le savoir.
De Molinari résout cette ambiguïté dans Grandeur et décadence de la guerre : les monopoles d’Etat ont été nécessaires (dans les deux sens du terme : ça ne pouvait pas ne pas arriver, et on en avait besoin) durant des siècles, mais maintenant que la force qui est à leur disposition leur permet d’anéantir les droits des individus et les efforts productifs de ceux-ci (les totalitarismes l’ont bien prouvé, la social-démocratie aussi dans une moindre mesure), la concurrence devient une nécessité : jamais les coûts de la guerre seront inférieurs aux bénéfices pour les producteurs de sécurité qui ne s’y engageront donc pas.
Si on pousse cette logique jusqu’au bout, il n’y a plus besoin de producteurs de sécurité.
S’il y avait une libre circulation des individus entre les pays, une véritable concurence entre les gouvernements s’établirait. Un gouvernement improductif et qui par surcroit oprime ses citoyens, se viderait rapidement de sa population au profit de pays dont les gouvernements sont plus performants.
Juste une petite remarque: on dit « Gustave de Molinari » ou « Molinari » tout court lorsque l’on n’écrit pas le prénom. Donc:
1 – Monsieur de Molinari a dit…
2 – Gustave de Molinari a dit….
3 – Molinari a dit….
En toute gentillesse!
Bravo pour l’article de réflexion sur la Charité et la solidarité.