Le week-end passé la Tunisie a voté pour ses premières élections après la chute de Ben Ali. Le parti islamiste Ennahdha (Renaissance) est arrivé largement en tête. Qu’est-ce que cela va entraîner et quelles sont les perspectives pour cette démocratie naissante? Nous en avons discuté avec Habib Sayah, jeune responsable associatif libéral et candidat de la liste Sawt Mostakel à l’Assemblée Constituante dans la circonscription « France 1 ».
Propos recueillis pour le think-tank libéral italien Libertiamo par Marco Faraci, chroniqueur d’opinion, essayiste libéral, et membre de Libertiamo.
MF- Habib, tout d’abord quel est le positionnement de ta liste et quel était l’esprit de votre participation?
HS- Sawt Mostakel est une liste indépendante, à la tête de laquelle était candidate la militante des droits de l’Homme Amira Yahyaoui, dont j’étais également candidat avec Yossra Messai, Khalil Ben Mlouka et Imen Braham. La liste, dont le nom signifie en arabe « Voix Indépendante », se présentait aux élections de l’Assemblée Constituante pour les sièges réservés aux tunisiens résidant à l’étranger.
Face au manque d’intérêt des partis pour la question de la Constitution, nous avons jugé utile de proposer un projet de constitution qui garantisse le respect des libertés individuelles, ainsi qu’un régime respectant l’équilibre et la séparation des pouvoirs. En effet, les rares partis qui ont présenté des propositions constitutionnelles au milieu de leur programme qui ressemblait plus à un programme d’élections législatives, pensent la Constitution à la lumière de leurs propres intérêts partisans. Or, la Constitution, c’est les règles du jeu politique et il nous semblait inadmissible de confier son écriture aux seuls acteurs du jeu politique.
Bien que n’ayant pas remporté de sièges à l’assemblée, nous continuerons à défendre nos propositions constitutionnelles en dehors de l’hémicycle : liberté individuelle, égalité des sexes, sécularité de l’État, primauté de la Constitution etc.
Quelle est ta réaction face au succès d’Ennahdha? Crois-tu que ce soit un danger potentiel pour la Tunisie et que certaines libertés civiles risquent maintenant d’être limitées?
Le succès d’Ennahdha était en effet prévisible. Nul doute que le parti islamiste allait obtenir le plus gros score à l’issue de ces élections. Pour autant, il faut éviter de s’affoler et regarder les résultats à la loupe : Ennahdha est la première force politique du pays, mais elle n’a pas obtenu la majorité des sièges, encore moins des voix des Tunisiens ! Il ne faut pas parler de victoire d’Ennahdha, mais il faut surtout voir que 60 à 70% des électeurs ont voté pour des partis laïcs.
Si Ennahdha parvient à former un gouvernement d’union nationale, elle gouvernera avec face à elle plusieurs garde-fous : un gouvernement composé tant de laïcs que d’islamistes et une forte opposition laïque.
Cependant, face à un possible virage islamiste, ne risque-t-on pas de regretter Ben Ali?
En plus d’avoir une réelle opposition face à elle au sein de l’Assemblée et dans la rue, Ennahdha va devoir composer avec l’héritage socio-culturel des Tunisiens. En effet, la Tunisie est le seul pays arabe à avoir refusé l’inscription de la Charia dans sa constitution au moment de l’Indépendance. Cette tendance à la sécularisation est vécue par la majorité des Tunisiens comme un acquis, voire un véritable trésor qu’il faut conserver.
Ennahdha a su gagner la sympathie de nombreux tunisiens. Ce parti a fait une campagne remarquable, et possède à son actif plusieurs décennies de répression subie par ses militants. Mais le succès d’Ennahdha doit beaucoup aux lacunes de la stratégie des partis laïcs qui étaient trop divisés. La réalité est que les Tunisiens ne se laisseront pas priver de leurs libertés et qu’Ennahdha devra gouverner dans un régime démocratique. Un scénario à l’iranienne n’est donc pas envisageable, et les dirigeants d’Ennahdha sont conscients que les Tunisiens sont sur leurs garde car ils ont fait campagne en affirmant qu’ils maintiendraient les acquis de la femme tunisienne et ne reviendraient pas sur les libertés individuelles. N’est-ce pas Houcine Jaziri (porte-parole d’Ennahdha à Paris) qui a dit devant 200 étudiants tunisiens au mois de janvier : « Avec nous, tu vas dans les bars, tu vas dans les mosquées, tu fais l’homosexuel, la lesbienne, tu fais ce que tu veux. C’est la liberté. » ?
Le succès d’Ennahdha n’est pas significatif à l’heure actuelle. Mais ses dirigeants sont patients et savent qu’ils doivent agir en douceur sur les mentalités afin que dans 5 ans les Tunisiens soient en quelque sorte progressivement anesthésiés et de plus en plus perméables aux idées islamistes et moins attachés à leur liberté. Car toute remise en cause brutale des libertés de la part des islamistes susciterait l’opposition des Tunisiens.
À nous aujourd’hui d’accepter le jeu démocratique et d’agir sur les mentalités, que ce soit dans l’opposition démocratique ou dans la société civile, afin de maintenir l’exception tunisienne ; c’est-à -dire concilier Islam et liberté.
Quelle est ton opinion d’ensemble sur le processus de démocratisation? Es-tu satisfait où penses-tu que des erreurs ont été commises?
Les observateurs sont unanimes : ces élections sont une réussite historique. Malgré plusieurs dépassements, qui s’expliquent dans une démocratie naissante, le processus était impeccable pour un pays qui n’a jamais connu d’élections démocratiques.
On nous disait il y a quelques mois que les Tunisiens n’étaient pas prêts pour la démocratie, et on prédisait des débordements, des émeutes et même des attentats qui feraient échec au processus électoral. Mais lorsque nous avons vu ces millions de tunisiennes et de tunisiens de 18 à 110 ans heureux de faire la queue pendant plusieurs heures pour exprimer leurs choix politiques en présence de plus de 100 nouveaux partis, nous ne pouvions qu’être fiers. Nous avons franchi un cap civilisationnel, une nouvelle étape dans la conscience politique.
Quel est ton avis sur les partis laïcs de Tunisie? Quelles sont leurs limites et pourquoi ont-ils obtenu un score décevant?
S’il est évident que ces élections marquent le succès d’Ennahdha, on ne peut pas dire que la Tunisie a opté pour l’islamisme. En plus de relativiser la défaite des laïcs – car plus de 60% des Tunisiens ont opté pour autre chose qu’Ennahdha – , deux éléments permettent d’en comprendre les raisons : la division des partis non-islamistes et leur discours. La victoire d’Ennahdha est moins due à la popularité de l’islam politique qu’à des erreurs de stratégie politique commises par les laïcs.
Tandis que les islamistes étaient réunis autour d’un seul grand parti, les partisans de la sécularité se sont trouvés divisés entre plusieurs partis de taille moyenne (principalement le Ettakatol, le PDP, le PDM et Afek). Chacun ayant la prétention de gagner sa propre place dans l’Assemblée afin de construire sa légitimité, ils ont refusé de se rassembler dans des listes communes alors qu’ils appartiennent pour la plupart à la même famille politique. Ainsi divisés, la plupart de ces partis n’ont pas atteint la masse critique nécessaire pour obtenir des sièges dans les petites et moyennes circonscriptions. Résultat : dans une circonscription pourvue de 5 sièges, Ettakatol, PDP, PDM et Afek réunis pouvaient représenter 75% des voix. Ettakatol, ayant obtenu le plus grand succès parmi les laïcs, a recueilli des sièges, mais les voix accordées aux autres partis « progressistes » sont parties en fumée. La victoire d’Ennahdha s’explique donc surtout par le fractionnement des voix des laïcs. Ces derniers auraient pu réunir une majorité absolue des sièges à l’assemblée s’ils s’étaient unis en amont des élections.
L’autre explication de la défaite des laïcs se trouve dans leur communication, qui était souvent très agressive à l’encontre d’Ennahdha. Ils ont seulement réussi à faire peur au Tunisien qui a fini par assimiler la laïcité à un athéisme d’État et qui a donc fini par se tourner vers Ennahdha qui semblait avoir la posture la plus rassurante et qui a su mettre à son profit les attaques des laïcs en réagissant de manière intelligente et en continuant à se rapprocher de la population par un travail de terrain méticuleux… et non sans une certaine dose démagogie : organisation de mariages collectifs financés par le parti islamiste, distribution d’argent aux plus démunis etc.
Comment est-ce que tu juges le résultat du vote des tunisiens à l’étranger? Comment est-ce qu’on peut expliquer le succès d’Ennhadha même parmi les tunisiens qui vivent en Occident?
Le score d’Ennahdha dans des pays comme le Qatar, l’Arabie Saoudite ou les Émirats-Arabes-Unis s’expliquent parfaitement pour des raisons sociologiques évidentes. Dans les autres petites circonscriptions (Allemagne, Italie, Amérique et reste de l’Europe), le petit nombre de sièges (1 à 2 sièges par circonscription) est la principale raison de cette « vague verte » : les « progressistes » étant divisés n’ont pas pu obtenir individuellement un plus gros score que les islamistes réunis autour d’Ennahdha. En revanche, dans d’importantes circonscriptions comme France Sud et France Nord (5 sièges chacune), on voit qu’Ennahdha a dû partager les sièges avec les laïcs, mais a tout de même recueilli 40% des sièges avec seulement 30% des voix, du fait du mode de scrutin.
Aujourd’hui quelle est la coalition de gouvernement la plus probable et quel est ton avis à son égard?
Avec 40% des sièges à l’Assemblée, Ennahdha ne peut en effet gouverner seule. La coalition qui se dessine rassemblera certainement le Congrès Pour la République, un parti qui se dit de centre-gauche mais qui a un positionnement ambigu, prônant à la fois un État civil et un rapprochement avec Ennahdha. D’autre part, le leader d’Ettakatol, Mustapha Ben Jaafar souhaite briguer la Présidence de la République, sous le prétexte de l’union nationale. Or, il serait préjudiciable aux laïcs qu’Ettakatol se compromette pour une présidence honorifique en entrant dans un gouvernement où elle ne pèsera pas et dont elle subira les décisions, d’autant qu’Ennahdha se trouve aux antipodes des conceptions des militants d’Ettakatol. Ben Jaafar serait plus utile comme leader de l’opposition que comme caution laïque d’un gouvernement à majorité islamiste.
La grande question reste celle d’Al Aridha (la Pétition), une liste indépendante derrière laquelle se trouve Hachmi Hamdi, un conservateur qui a frayé avec Ennahdha dans les années 1980, et qui est devenu un ardent défenseur de Ben Ali après avoir offert les ondes de sa chaîne de télé (Al Mustakilla, diffusée à partir de Londres) à l’opposition. Personnage difficile à cerner, il a créé la surprise en obtenant plus de 10% des sièges alors que nul ne s’y attendait. La candidature d’Al Aridha, passée inaperçue n’était pas prise au sérieux et semblait folklorique. Quel sera son positionnement ? C’est difficile à dire, étant donné le nom du parti sur lequel elle s’appuie : le Parti Conservateur Progressiste ! Mais une plainte a été déposée en vue de l’annulation de cette liste en raison de l’opacité de son financement. Affaire à suivre…
NDLR : au cours des dernières heures Al Airdha a été disqualifié dans plusieurs circonscriptions et ce parti menace de boycotter l’Assemblée.
Si les islamistes ont remporté une victoire dans un pays laïc comme la Tunisie, que va-t-il se passer dans des pays comme l’Égypte ou la Libye, où les positions fondamentalistes sont bien plus enracinées ? Est-ce qu’on va assister à une dérive islamiste ?
La Tunisie n´est pas à l’abri du risque d´une dictature au nom d’Allah, à terme. Mais elle bénéficie d´un rempart constitué par son histoire et sa tradition libérale. Ce rempart est renforcé par l´éducation des Tunisiens.
L´Égypte est davantage en proie à ce danger, du fait de réalités sociologiques et d´ordre culturel, mais aussi parce que les brèches qui permettront la dictature religieuse existent déjà : la Charia est déjà l’une des sources du droit égyptien (la Tunisie étant le seul pays arabe à avoir sécularisé son droit). Mais j´ai confiance en la jeunesse égyptienne pour résister.
Pour ce qui est de la Libye, les 40 ans de dictature sous un régime obscurantiste ne laissent présager rien de bon, et on le voit déjà dans les déclarations récentes du CNT.
Tu es un libéral. D’un point de vue réaliste et pragmatique, quelle est ta vision d’un libéralisme « possible » en Tunisie?
Les Tunisiens sont attachés à leur liberté, j´en suis convaincu. La première étape consiste à rester vigilants afin que cette liberté ne soit pas sournoisement grignotée par nos gouvernants, que ce soit au nom de l’Islam ou par démagogie. Ensuite, il va falloir entamer un travail pédagogique à grande échelle pour développer la conscience politique des Tunisiens car la tentation de troquer sa liberté contre la sécurité et le confort immédiat est parfois trop forte.
La liberté d´entreprendre, n’est pas le droit fondamental le plus menacé, bien qu’il le sera si nous n’agissons pas sur le plan de l´éducation économique. Les Tunisiens ont hérité des français des concepts marxistes qui leur donnent une vision erronée des réalités économiques.
Le danger imminent est l’emprise d’Ennahdha sur les mentalités et la plus grande menace pèse sur les libertés individuelles au nom d’un islam moralisateur et rigoriste. La clé pour contrer cette influence orientale sur notre pratique de l’Islam se trouve dans la renaissance du libéralisme théologique initié en Tunisie par Cheikh Salem Bouhageb. Ce courant de pensée qui fut porté par Kheireddine Pacha, Abdelaziz Thaalbi, Tahar Haddad, Mohamed Charfi, et qui ont fait de la Tunisie ce pays moderne et respectueux de la liberté et de l´égalité des sexes, risque de s’éteindre si nous n´agissons pas. L´un de ses derniers représentants, Mohamed Talbi est en train de subir une campagne de dénigrement de la part d’Ennahdha, qui sait que l´arme qui permettra de décrédibiliser les islamistes se trouve dans le Coran. Aujourd’hui, je veux faire mienne la devise de Mohamed Talbi : « Je veux décrisper les gens, et je veux le faire au nom du Coran. La foi est un choix. Je ne cesserai jamais de dire que l’islam nous donne la liberté, y compris celle d’insulter Dieu… ».
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