Tunisie : la démocratie selon Ennahdha

Au lendemain des élections, les représentants d’Ennahdha ont tenu à rassurer les Tunisiens qu’ils acceptaient la démocratie. Mais sont-ils sincères?

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Tunisie : la démocratie selon Ennahdha

Publié le 14 novembre 2011
- A +

Ce n’est pas la démocratie qu’Ennahdha accepte ; ils admettent simplement de s’accommoder de ses règles pour éviter de s’aliéner la confiance de la majorité des Tunisiens.

Par Habib M. Sayah

Point de « raz-de-marée islamiste »  sur les côtes tunisiennes cette année. Ne bénéficiant pas de la majorité des sièges à l’Assemblée Constituante, Ennahdha sera tout de même le pôle dominant de la politique tunisienne dans les mois et années à venir. Assailli de toutes parts, le parti islamiste devra composer avec la réalité socio-culturelle de la Tunisie, et avec des éléments non-islamistes dans le gouvernement d’union nationale qu’il propose de mettre en place. Lors de la campagne électorale déjà, Ennahdha avait tiré profit des attaques formulées par certains partisans de la laïcité, en adoptant une posture rassurante favorable à la démocratie. Mais quelle démocratie ?

Démocratie hallal ?

Les représentants d’Ennahdha, répondant à la crainte de bon nombre de Tunisiens, et dans le souci d’apaiser l’opinion internationale, n’ont cessé d’affirmer leur attachement à la démocratie et le respect qu’ils voueraient aux libertés fondamentales. « Nous acceptons la démocratie », disent-ils, avant d’ajouter « tant qu’elle se situe dans les limites de ce que l’Islam autorise ». Que signifie ce corollaire essentiel pour comprendre la vision qu’Ennahdha a de la démocratie ? Cela signifie-t-il que les dirigeants d’Ennahdha acceptent purement et simplement la démocratie en raison du fait qu’elle est parfaitement compatible avec l’Islam ? Certainement pas. Ce n’est pas la démocratie qu’Ennahdha accepte ; ils admettent simplement de s’accommoder de ses règles pour éviter de s’aliéner la confiance de la majorité des Tunisiens.

Qu’est-ce que « la démocratie dans les limites de l’Islam » ? Pour répondre à cette question il faut d’abord savoir ce qui est licite selon l’Islam et qui a autorité pour distinguer le licite de l’illicite au nom d’Allah. Force est de constater que si l’attachement à l’Islam ne fait pas question en Tunisie, la manière dont chacun vit l’Islam et dont chacun l’interprète, connait d’innombrables variantes, souvent antagonistes. Qui donc est légitime pour dire ce qui est licite et ce qui est illicite, d’autant que le Coran lui-même ne manque pas de commander « Ne dites pas ceci est licite et cela est illicite » ? Que dire alors de ce hadith du Prophète selon lequel « la communauté musulmane se divisera en 73 sectes, dont une seule détiendra la vérité » ? Revient-il à la direction d’Ennahdha de choisir parmi les différentes interprétations de l’Islam, celle qui fixera les limites de la démocratie tunisienne ? Si oui, il faudra compter sur l’autorité du Cheikh égyptien Youssef Al Qaradhaoui, protégé de l’Emirat du Qatar et, en quelque sorte, maître à penser de Rached Ghannouchi qui est son second au sein du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche. En effet, Al Qaradhoui considère la charia comme un ensemble immuable, et le contenu liberticide qu’il lui attribue ne devrait être en aucun cas amendé selon lui. Ainsi, la démocratie selon l’Islam d’Ennahdha nous autoriserait à choisir démocratiquement qui de Cheikh Ghannouchi ou de Cheikh Mourou dirigera l’État tunisien, ou choisir si l’on doit rouler à gauche ou à droite, mais il faut s’attendre à ce que selon cette vision de la démocratie au champ limité, des questions telles que la liberté de mœurs, de croyance, d’expression soient exclues du débat public.

L’islamisme, une menace pour la liberté ? À terme…

Au lendemain des élections, les représentants d’Ennahdha ont à nouveau tenu à rassurer : les femmes, les athées, les homosexuels, les amateurs d’alcool et de bikini ne seront pas inquiétés par le gouvernement. Est-ce sincère ? Sans doute… pour le moment. C’est alors que nous reviennent les propos de Hamadi Jebali, pressenti pour le poste de Premier Ministre, à l’occasion d’une interview publiée par le magazine Réalités le 17 février dernier. Comme à son habitude, le leader islamiste a crié haut et fort son respect pour la démocratie et la liberté, car « nous voulons rassurer les Tunisiens » qui « n’acceptent plus la dictature ». Mais il précise « Ennahdha n’autorisera pas l’illicite, clairement édicté par Dieu et n’interdira pas le licite, permis par Dieu lui-même ». À la question des châtiments corporels, emblématique de la charia, Jebali commence par éviter une réponse claire au motif que les Tunisiens ne veulent pas encore de retour à la charia, mais il finit par admettre « Oui, et que ce soit clair (…) Ennahdha appellera, à terme, à appliquer ces sentences ». L’expression à retenir dans tout ceci est « à terme ». Elle illustre bien les réels desseins d’Ennahdha que son double-discours laisse entrevoir.  Les dirigeants islamistes tunisiens sont de fins stratèges et ils savent être patients.

Conscients de l’attachement des Tunisiens à cette démocratie qu’ils ont arrachée, et de la liberté qui coule dans les veines de ce peuple paisible, les leaders d’Ennahdha ne feront pas l’erreur d’introduire la charia dans le droit tunisien, dans un premier temps. Tout au plus, dans une posture conservatrice, ils édicteront des réglementations au nom de « l’ancrage des bonnes mœurs » dans l’idée de tester l’opinion. Mais l’arme qu’utilisera Ennahdha pour parvenir à ses fins ne sera pas la législation, mais la pression sociale et la propagande : transformer les mentalités et l’environnement social des Tunisiens afin qu’ils finissent par consentir et appeler de leurs vœux l’application de la charia. Nous avons déjà vu à l’œuvre cette pression sociale qui a poussé d’innombrables femmes à opter pour le hijab, de peur d’être mal perçues dans leur milieu social fraichement radicalisé. De même, Ennahdha tirera profit de la contrainte sociale et des incitations pour radicaliser encore plus la société tunisienne. À cet égard, le projet d’arabisation totale de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur est représentatif de ce projet qui vise au repli identitaire afin d’éliminer cette ouverture qui dérangerait la tendance à la radicalisation.

—-
Sur le web.

Cet article  a été publié dans le numéro de La Voix des Tunisiens de Novembre-Décembre 2011. La Voix des Tunisiens est une revue initialement clandestine, créée en 2006 à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance de la Tunisie. La Voix propose une analyse critique de la politique tunisienne. Les numéros précédents sont consultables ici.

Voir les commentaires (0)

Laisser un commentaire

Créer un compte

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
Livres censurés aux Etats-Unis, écrivains interdits ou emprisonnés en Algérie… Quid de la France, pays où l’on aime donner des leçons ?

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer à plusieurs reprises les autodafés. Dictatures et pouvoirs d’essence totalitaire en sont coutumiers. Et pas que dans les œuvres de fiction qui ont traité du sujet. La Révolution française et l’un de ses personnages emblématiques, Robespierre, n’était par exemple pas en reste, comme nous avons déjà eu également l’occasion de le rappeler.

Dans les pays libres et dé... Poursuivre la lecture

Fameux pataquès que celui déclenché le week-end dernier par le tout nouveau ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau (LR) à propos de l'État de droit. Dans un court entretien avec les journalistes du JDD dans lequel il confie d'abord son chagrin et sa colère face à l'effroyable meurtre de la jeune Philippine survenu au moment où il prenait ses nouvelles fonctions, il conclut crûment, crânement, en affirmant que : "L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. (…) La source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain."... Poursuivre la lecture

Pour Frédéric Sawicki, professeur de science politique à l’Université Paris 1, la nomination de Michel Barnier au poste de Premier ministre signale la concrétisation d’une alliance entre Emmanuel Macron et Les Républicains, mais aussi la position de force du Rassemblement National. Entretien.

 

Michel Barnier vient d’être nommé Premier ministre. Que signifie ce choix d’Emmanuel Macron ?

Frédéric Sawicki : La première chose à souligner, c’est que Michel Barnier vient de la droite et qu’il a forcément reçu le soutien d... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles