En contrepoint de l’article de Georges Kaplan, Justice: mathématiques dissuasives.
Sans une conception morale objective du droit, on continuera à traiter le criminel comme une victime et on sera toujours enfermé dans une fausse alternative : laxisme ou répression aveugle. C’est là le propos de l’auteur en contrepoint de celui développé par Georges Kaplan, publié hier dans nos colonnes. Georges Kaplan donne à son tour une réponse en fin d’article.
Par Damien Theillier
Cher Kaplan, votre mise au point concernant la philosophie pénale en termes de calcul coût-bénéfice est tout à fait pertinente mais je voudrais y ajouter deux ou trois choses sur lesquelles nous serons peut-être en désaccord.
Nous sommes je pense d’accord sur un point : c’est le traitement « social » du crime qui a conduit à diaboliser la dissuasion depuis les années 50. C’est-à-dire l’idée que les causes profondes de la criminalité résideraient dans l’inégalité des revenus et dans les injustices sociales comme le racisme ou la discrimination. Selon ce point de vue « socialisant », les criminels seraient d’abord des victimes.
En réalité, comme votre billet tend à le montrer, ce n’est pas la pauvreté qui engendre le crime, c’est l’opportunité d’un gain facile et sans risque. Le comportement criminel est donc une réponse rationnelle à des incitations et des opportunités. La criminalité baisse ou augmente en réponse à ses coûts attendus en termes de probabilité de punition.
Or je crois qu’il ne faut pas seulement réhabiliter la fonction dissuasive de la peine mais qu’il faut aussi, allons plus loin, réaffirmer l’idée qu’un crime est punissable parce qu’il est en lui-même une injustice commise contre les droits d’un ou de plusieurs individus. La punition doit, bien entendu, être strictement proportionnelle au crime.
Il y a donc une double utilité de la peine : dissuasive et morale. Et sans une conception morale objective du droit, on continuera à traiter le criminel comme une victime et on sera toujours enfermé dans une fausse alternative : laxisme ou répression aveugle.
En résumé : Il y a deux types de justifications de la peine et les deux sont complémentaires :
La première est conséquentialiste. Une action doit être jugée à ses conséquences. Ainsi la punition est justifiée par ses conséquences sociales désirables : dissuader les futurs criminels de passer à l’acte (sécurité publique).
L’autre justification de la peine est déontologique. Déontologie est un terme qui renvoie à la morale et qui signifie qu’une action humaine doit être jugée selon sa conformité (ou sa non-conformité) à certaines normes morales objective, inhérentes à la nature rationnelle de l’homme.
Cette approche morale permet de rendre à chacun le sens de sa dignité. La victime est reconnue dans son innocence et dans ses droits, tandis que le criminel doit rendre des comptes et il est reconnu dans sa liberté de sujet rationnel, capable de choix responsables. Le but ici n’est plus seulement de garantir la sécurité publique mais de restaurer la responsabilité individuelle et de promouvoir le respect des droits de chacun.
Le problème est que les intellectuels ont éliminé la culpabilité en combattant systématiquement les valeurs et les normes sur lesquelles repose la liberté. Au cours des années 60, on a introduit de fausses idées philosophiques sur l’homme et la société permettant d’excuser les comportements déviants et criminels : le déterminisme social, l’exploitation des pauvres par les riches, l’idée que la raison serait en faillite et qu’une morale rationnelle ne pourrait être formulée, l’idée que les valeurs seraient relatives… etc. etc.
Bref, pour conclure je dirais que la dissuasion a été affaiblie, certes, mais aussi et surtout que la conscience morale a été pervertie. Ou, pour le dire autrement, le déclin de l’idée de responsabilité individuelle et la négation du droit de propriété sont à l’origine de la faillite du système pénal et de l’explosion de la criminalité.
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Sur le web
La réponse de Georges Kaplan
Cher Damien,
Comme tu le supposes très justement, nos avis divergent dès lors qu’il est question d’introduire une notion de morale dans la justification ou l’établissement d’une peine.
Je suis méfiant quant à cette notion de morale. De quelle morale parlons-nous ? Dite par qui et sur quelles bases ? Je tiens, moi, qu’il y a à peu près autant de morales que de membres de la société. Celui-ci fondera ses jugements moraux sur des préceptes religieux, celui-là verra la morale au travers du prisme de ses convictions politiques. Quoique nous fassions, et même si nous réussissons à dégager un consensus, ce que tu nommes « morale » ne saurait être universel ; et je crois même que ni toi ni moi n’aimerions vivre dans un monde où les hommes sont à ce point semblables qu’ils partagent tous la même définition de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas.
Sommes-nous seulement capables de définir une morale commune ? Il faudra bien, me diras-tu, sinon comment pouvons-nous espérer établir des lois. C’est vrai, mais tu m’accorderas que l’exercice qui consiste à définir cet ensemble de normes est, en tant que tel, une tâche qui n’a rien de trivial. La Raison nous impose de reconnaitre que la morale dont découlent les lois est nécessairement une morale normative qui, comme toute norme, porte en elle sa part d’arbitraire. Au même titre que la démocratie permet à la majorité d’imposer ses choix à la minorité, la norme morale dominante s’impose aussi à ceux qui la trouvent immorale. Les deux loups estiment qu’ils sont en droit de manger l’agneau ; reconnaissons à ce dernier le droit de ne pas être du même avis. Dès lors et pour les mêmes raisons, établir des peines « strictement proportionnelles aux crimes » en se fondant sur un jugement moral revient à imposer la norme morale de quelques uns aux autres. C’est juste ou injuste, moral ou immoral selon le point de vue que l’on adopte.
Tu évoques – et je crois que tu as raison – le courant d’idées qui a conduit ceux qui nous ont précédé à considérer criminels et délinquants comme des « victimes de la société ». Contrairement à toi je crois que la pauvreté est bel et bien un facteur aggravant dans la chaine de décision qui peut amener un homme à commettre un délit : en substance, celui qui n’a rien n’a pas grand-chose à perdre et il sera d’autant plus incité à saisir une opportunité de gain, fût-elle risquée. Mais cette interprétation n’invalide pas ton point : ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est une « victimes de la société ». On peut accuser un individu précis, un mode de gouvernement, la chance, la fatalité, Dieu… mais la société n’y est pour rien. Je te rejoins donc là-dessus : la perversion de notre justice trouve certainement ses racines dans l’idée selon laquelle on peut (et on doit) justifier et excuser le crime au motif que celui qui le commet est une victime de la société ; cette même idée qui permet à certains de justifier un viol au motif que cette même société aurait banalisé la pornographie ou qui veut nous faire croire que la violence est une conséquence de jeux vidéos ou de films d’action.
Mais considère ceci : celles et ceux qui ont instauré cette idée dans notre système juridique n’ont-ils pas, justement, porté un jugement moral ? Ne devons-nous pas y voir la marque des idées marxistes sur l’exploitation de l’homme par l’homme ? Si tu étais toi-même convaincu des thèses communistes, ne serait-ce pas un jugement moral qui t’amènerait à considérer que les criminels sont avant tout victimes de la société ? Voilà une norme qui a justifié une certaine forme de laxisme là où d’autres ont permis l’avènement d’un État totalitaire. Partout et toujours, une morale présumée unique, indiscutable et universelle porte en elle le germe d’une Justice dénaturée.
Je crois en un système fondé sur un nombre aussi limité que possible de principe moraux, des idées suffisamment simples et consensuelles pour qu’elles puissent faire l’unanimité et desquelles découle le droit. Tu as certainement reconnu ce que nous appelons Droits naturels et cette déclaration des droits du citoyen à laquelle nous sommes toi et moi si attachés. De cette déclaration, fondée sur ces principes moraux, doivent donc découler les lois. Elles doivent en découler en ne suivant qu’un unique critère : l’adéquation des moyens aux fins recherchées. Lesquelles fins sont l’établissement des règles qui permettent à tous de coexister harmonieusement dans une société pacifique et le respect absolu de cette unique norme morale commune. Si celles et ceux qui écrivent les lois n’avaient que la moitié de ta sagesse, mon avis serais sans doute différent. Mais tel n’est pas le cas. La chose politique est affaire de convictions, de sentiments violents, d’opinion publique et de considérations électorales ; je ne peux, en conscience, me résoudre à plaider pour une justice soumise à de tels aléas.
Voici pourquoi je plaide pour une justice fondée sur la dissuasion et la dissuasion seule : l’établissement des peines ne nécessite justement pas de porter un jugement moral ; il se fonde sur l’efficacité, sur les résultats obtenus.
Bien à toi.
Kaplan, il semble que vous confondiez morale et éthique.
Si l’éthique relève des actions individuelles, la morale, perception indépassable du Bien et du Mal, est universelle et s’impose aux individus, aux cultures et aux époques. L’éthique est relative et contingente aux individus tandis que la morale surpasse les individus. Sans morale, il n’y a plus d’éthique possible. La morale est le respect absolu par chacun de la liberté éthique d’autrui. Relativiser la morale, considérer que ce qui est immoral puisse tenir lieu de morale « concurrente », revient à interdire l’éthique, à instaurer la loi du plus fort contraire à la nature humaine et au droit naturel.
Des organisations humaines disparaissent parce qu’elles ne respectent pas la morale : celles-ci s’effondrent sous les contradictions de leur immoralité. Ce n’est pas parce que des organisations humaines immorales volent le concept de morale que leurs actes deviennent légitimes pour autant. Une déclaration des droits qui ne respecte pas la morale ne vaut pas plus que le papier sur lequel elle est écrite. L’Etat providentiel a beau affirmer que « frauder, c’est voler », la spoliation qu’il pratique lui-même à grande échelle reste fondamentalement immorale. Il s’effondrera précisément pour cette raison.
Il en va ainsi de la justice humaine. Sans morale, il n’y a plus aucune légitimité à sanctionner qui que ce soit. La justice immorale est la loi du plus fort.
« Le problème est que les intellectuels ont éliminé la culpabilité en combattant systématiquement les valeurs et les normes sur lesquelles repose la liberté. Au cours des années 60, on a introduit de fausses idées philosophiques sur l’homme et la société permettant d’excuser les comportements déviants et criminels : le déterminisme social, l’exploitation des pauvres par les riches, l’idée que la raison serait en faillite et qu’une morale rationnelle ne pourrait être formulée, l’idée que les valeurs seraient relatives… etc. etc. » Bonjour, pourriez vous développez ce point prochainement et publier cette approfondissement sur votre blog ou sur ce site ?
Barem, je retiens votre demande pour un prochain billet. A bientôt.
Merci professeur :).
Ce débat est très intéressant. Bravo à Damien Theillier et à Geoges Kaplan de débattre avec des arguments, sans s’écharper. Et bravo à Contrepoints de leur offrir une tribune.
Ma première réaction à ces argumentations a été de me dire qu’il y a une hiérarchisation. Les peines doivent-être dissuasives, avant tout, pour maintenir l’ordre. Sachant que, si la majorité de la population partage des principes, une morale, la prévention est favorisée. Donc, la dissuasion, faute de mieux, La morale, appuyée par la dissuasion, dans le meilleur des cas.
Cependant, à bien y réfléchir, la morale n’est-elle pas forcément présente dans la justice? Le terme a été réduit à une acception restrictive, qui correspond à la morale traditionnelle, ancienne, un peu caricaturale. Mais la morale peut être définie comme la norme sociale, qui indique ce qui est bien ou mal.
Ainsi, le simple fait de considérer que les peines doivent être dissuasives n’est-il pas un parti pris moral? De même, considérer qu’un délinquant est une victime de la société ne correspond-t-il pas à un choix moral?
Le problème vient du terme, la morale, qui a aujourd’hui une connotation marquée: traditionalisme, religion par exemple. Mais la morale représente tout simplement les principes auxquels la société obéit. Ils ne sont pas forcément choisis par l’ensemble de la communauté, d’ailleurs: ils sont appliqués. Ils peuvent être imposés par une minorité.
En remplaçant le terme « morale » par « principes », au pluriel, on peut considérer que les peines infligées aux délinquants correspondent donc à des principes, acceptés par la communauté, ou imposés à elle. Ces principes sont forcément diffusés dans la communauté, par les commentaires dans les médias, par les jugements.
Le débat ne serait donc pas de savoir si la morale est nécessaire ou non dans la justice, et dans la société. Mais quelle morale appliquer. Ou, s’il faut employer un vocabulaire moins connoté, quels principes il faut appliquer. Considérer que les paines doivent être dissuasive est un principe, une morale. Considérer qu’il faut inculquer des valeurs est un principe, une morale.
Cela ne change pas forcément le fond du débat. Juste la forme. Mais la forme, les mots, ont leur importance.
Ce commentaire est juste ma modeste réaction à ce débat. Encore une fois, je suis ravi de lire sur le web une discussion de ce niveau, sur ce thème.
« La morale représente tout simplement les principes ».
En disant cela, vous confondez également la morale et l’éthique (ou quel que soit le nom qu’on lui donne selon les époques : éthique, vertu, principe, etc.) Distinguer le Bien du Mal ne peut pas être un principe contingent aux individus, sinon tout devient relatif, y compris la justice. Que vaut une décision de justice sans morale ? Elle ne tient plus qu’à l’étendue du pouvoir de coercition du système répressif et par sa capacité de conversion forcée des individus à la nouvelle religion de l’Etat déifié.
Si tout se vaut, seul le plus fort définira ce qui tiendra lieu de pseudo-morale : l’Etat, évidemment. L’immoralité est à la source de la sujétion sans limite de l’Etat et a permis toutes les idéologies illibérales inventées au XIXe siècle et mises en oeuvre au XXe.
La reponse est dans Ethique de la Liberte, et elle donne raison a Kaplan, sauf erreur de ma part.
La question de la morale posee par Damien se regle par la decision libre d’appartenir ou pas a des communautes qui partagent la meme moralite.
Mais pour que la justice soit ethique, il ne faut pas qu’elle se mele de morale.
Voir aussi http://www.contrepoints.org/2011/05/29/27176-justice-quelle-justice
Je crois qu’un autre personnage merite de rentrer dans le débat François-René Rideau, et son sublime article sur l’insitut turgot, « De la Justice privée : justice rétributive contre justice collective »
http://blog.turgot.org/index.php?post/FR-Rideau-1
Avis au rédacteur en chef !