L’argument de l’industrie naissante pour légitimer le protectionnisme ne résiste pas à l’analyse. Il échoue à remettre en cause la supériorité du libre échange.
Par Geoffroy Lgh
La supériorité économique du libre échange sur le protectionnisme est un fait depuis longtemps établi par les économistes. Nombre d’arguments protectionnistes sont considérés comme des sophismes altermondialistes qui ne méritent pas d’être réellement pris au sérieux. Il existe, néanmoins, une exception : l’argument de l’industrie dans l’enfance (ou du protectionnisme éducateur). D’abord avancé par Alexander Hamilton dans son Rapport sur les manufactures (1791) puis popularisé en Europe par Friedrich List, c’est en vérité John Stuart Mill dans ses Principes d’Économie Politique (1848) qui a le plus contribué à donner du crédit scientifique à cet argument.
Dans sa forme standard, l’argument peut s’énoncer de la façon suivante : les firmes déjà établies dans une industrie sont plus efficaces, car elles sont plus expérimentées et/ou produisent sur une plus grande échelle ; partant, elles peuvent produire à un coût (moyen) inférieur au coût (moyen) que devraient supporter les compétiteurs potentiels s’ils entraient sur le marché. Par conséquent, les firmes potentielles refusent d’entrer car, autrement, elles subiraient des pertes le temps de la période d’apprentissage.
Les partisans de la protection des industries naissantes avancent que si la firme installée est étrangère, le gouvernement devrait établir une protection tarifaire temporaire sur les biens du segment concerné. Cela permettrait aux producteurs nationaux d’entrer sur le marché et de rattraper leur retard pendant la période de protection. Une fois le retard rattrapé, le gouvernement devrait lever la protection et permettre une concurrence « non faussée » entre producteurs étrangers et producteurs nationaux.
Cet argument semble intuitif. Pourtant, il est problématique à plusieurs égards. L’objectif de cet article est d’expliquer pourquoi.
Les problèmes théoriques de l’argument de l’industrie dans l’enfance
Tout d’abord, la prémisse sur laquelle repose l’argument de l’industrie dans l’enfance est fautive. Les partisans du protectionnisme éducateur supposent, à tort, qu’une firme naissante est incapable de faire face à la compétition des plus expérimentés dans la branche. En réalité, chaque jour, des entrepreneurs lancent des projets dans des industries où ils possèdent un désavantage initial. Un projet d’investissement, en effet, peut être rentable malgré des pertes à court terme. Pour cela, il faut que la valeur actualisée des profits futurs soit supérieure aux pertes anticipées de la période d’apprentissage. Lorsque cette condition est remplie, des investisseurs sont prêts à apporter des capitaux pour soutenir le projet. Dans ce cas, aucune protection n’est nécessaire pour que le projet naisse. Pour illustrer la futilité du protectionnisme éducateur, Haberler rappelle qu’« un puissant centre industriel a été établi en une courte période dans le Middle West américain, sans aucune protection contre les industries établies des États de l’est, bien que ces dernières bénéficiassent des avantages énumérés par [les partisans du protectionnisme éducateur] ». [1]
Par ailleurs, même si l’on accordait à titre pédagogique la validité de la prémisse, la conclusion ne suivrait pas nécessairement. Le protectionnisme, en effet, n’est pas sans coût. Il est coûteux d’abord pour les consommateurs : en augmentant le prix des biens, une barrière tarifaire réduit leur pouvoir d’achat. Il est coûteux ensuite pour la société dans son ensemble : en permettant aux firmes protégées de payer plus cher les services des facteurs de production qu’elles n’auraient pu le faire en situation de libre échange, le protectionnisme conduit à une allocation sous optimale des ressources productives.
Mentionnons enfin que l’argument en faveur de la protection des industries naissantes pêche par naïveté. Il est improbable qu’une fois la firme protégée parvenue à maturité, le gouvernement ôte spontanément la barrière douanière pour permettre une concurrence libre entre les producteurs nationaux et étrangers. Les producteurs protégés arrivés à maturité ont tout intérêt à faire pression sur le gouvernement pour que soient maintenus leurs privilèges. Le processus politique est tel qu’une protection contre la concurrence étrangère est rarement temporaire.
Les échecs des politiques de protectionnisme éducateur
Naturellement, l’argument de l’industrie dans l’enfance a été accueilli avec enthousiasme par les gouvernements, notamment dans les pays en développement, heureux de donner du crédit scientifique à leurs interventions protectionnistes. Forts de cet appui, ces gouvernements ont mené des politiques de « substitution aux importations », c’est-à -dire des politiques visant à faire produire par des entreprises nationales les biens auparavant importés. Or, ces politiques ont échoué.
Durant la décennie 1960, le gouvernement turc a mis en place des politiques de substitutions aux importations pour de nombreuses industries (outillages non électriques, papier, métaux…) en instaurant des barrières tarifaires très élevées. Dans certaines branches, les taux de protection effectifs pouvaient atteindre 142 %. Selon la logique du protectionnisme éducateur, nous aurions dû observer une croissance rapide de l’efficacité relative de ces industries à l’abri de la concurrence internationale. Cela ne s’est pas produit. En réalité, comme le montrent Krueger et Tuncer qui ont étudié ce cas, « il n’y a pas eu de tendance systématique à la croissance plus forte du ratio output/input pour les industries ou les firmes protégées que pour les industries ou les firmes non protégées. » [2]
Le Brésil offre un autre exemple d’échec du protectionnisme éducateur. Jusqu’en 1990 et l’arrivée au pouvoir de Fernando Collor de Mello, le gouvernement brésilien a protégé de la concurrence mondiale les firmes productrices de micro-ordinateurs. Du fait de la protection, les micro-ordinateurs brésiliens étaient alors entre 70 % et 100 % plus chers que sur le marché mondial [3]. Que s’est-il produit ? Pendant toute la période de la protection, les firmes brésiliennes étaient en retard en termes de performances par rapport aux concurrents mondiaux. Par ailleurs, la protection n’a pas été seulement inutile, elle a été coûteuse : Eduardo Luzio et Shane Greenstein estiment que la mesure a coûté 716,4 millions de dollars aux consommateurs brésiliens (en termes de surplus).
Malgré l’intérêt qu’il a pu susciter, l’argument de l’industrie dans l’enfance n’est guère plus qu’une curiosité théorique. Il ne résiste pas à l’analyse, ni n’est justifié par les faits. En somme, il échoue à légitimer le protectionnisme et à remettre en cause la supériorité du libre échange.
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Notes :
[note][1] G. Haberler, International Economics (1936), p. 283
[2] A. O. Krueger et B. Tuncer, An empirical test of the Infant Industry Argument, The American Economic Review, vol. 72, n°5 (1982), p. 1148
[3] E. Luzio et S. Greenstein, Measuring the performance of a protected infant industry: the case of Brazilian micro computers The Review of Economics and Statistics, vol.77, n°4 (1995), p. 632[/note]
Mais quid des exemples de la Corée du Sud, du Japon, de Taïwan… qui ont très bien fonctionné à l’aide d’une forme de protectionnisme éducateur (et d’une monnaie sous-évaluée pour le Japon)?
Concernant la Corée du Sud, le développement économique initial au cours des années 80 et 90 n’était pas du tout lié au protectionnisme mais aux financements massifs et aux transferts technologiques japonais et américains. En revanche, on observe la multiplication par 3 du PIB au cours de la décennie 2000, à partir du moment où le pouvoir politique a décidé d’ouvrir son économie au commerce venant du monde entier. Il suffit de constater le progrès spectaculaire de la qualité des automobiles coréennes ces dernières années pour se convaincre que l’ouverture et la concurrence sont infiniment supérieures au protectionnisme. Le protectionnisme initial a bien agi comme un frein au développement de la Corée du Sud, opportunément contrebalancé par les financements étrangers.
L’ouverture économique permet aux entreprises naissantes de se développer sur un pied d’égalité avec les concurrents plus anciens, parce qu’elles peuvent accéder à un marché plus large que le marché domestique. A l’inverse, dans une économie fermée au prétexte de la protection, la connivence existant entre l’ancienne oligarchie économique et le pouvoir politique obère toute concurrence nouvelle sur le marché domestique. Le protectionnisme se fait toujours au détriment des entreprises naissantes et constitue une rente pour les amis du pouvoir.
Le protectionnisme, éducateur ou non, suppose en outre un environnement social adapté, impliquant pouvoir fort voire dictatorial, corruption, nationalisme bas du front, favoritisme oligarchique, technocratie planiste, toutes choses qui aboutissent invariablement à des crises majeures, telle la crise de 97 ou les guerres pour ce qui concerne l’Europe. Le protectionnisme se fait toujours au détriment des populations mais profite à ceux qui vivent de l’Etat.
Si vous voulez ruiner votre pays, lui offrir une dictature violente, développer la corruption et finalement lui faire perdre sa souveraineté, appliquez une politique protectionniste ! Le résultat est garanti.
Entièrement d’accord avec cette analyse. Les observateurs mondains laissent accroire que le protectionnisme est la solution pour les pays en développement car il permet d’empêcher l’invasion sur le marché intérieur des produits étrangers. La vérité est ailleurs car la réussite économique dépend du respect de la propriété ou au moins, de la prévisibilité des conditions politico-juridiques et de la capacité d’investissement issue de l’épargne (étrangère et des agents locaux). Les droits de douane n’ont pour seul effet d’augmenter les prix et donc de réduire l’éventail de consommation, ce qui provoque à terme une diminution des importations mais également des exportations. Pareto (et Bastiat avant lui) l’avait brillamment démontré dans une économie (vers 1900) où le secteur agricole était encore prégnant, chiffres à l’appui et d’ajouter que cette aubaine ne profite, in fine, qu’à la ploutocratie locale. Je vous laisse imaginer la situation qu’engendre le protectionnisme dans une économie plus industrialisée où les matières premières sont nécessaires et pas toujours disponibles sur le territoire national : augmentation des coûts de production, des prix et resserrement des profits donc croissance économique affaiblie.
Le protectionnisme est un danger, un facteur d’appauvrissement mais une méthode politique efficace pour détourner les ressentiments populaires vers l’ennemi extrafrontalier, ce double maléfique.
J’ajouterais que dans une économie où les services forment la majorité de l’activité, le protectionnisme est du pur flutiot démagogique, du mercurochrome sur une jambe de bois.
Le Japon est un exemple parfait :
1850 : nation fermée, sclérosée. ouverture forcée en 1854, taxes d’importations ridicules (5%), éclatement du régime de castes
1900 : le Japon est le seul pays « développé » non occidental ; il est capable de battre la Russie (1905), et se referme par un nationalisme bas du front et un militarisme féroce ; à partir de là l’économie est en crise permanente et le pays se tourne vers le colonialisme militaire pour l’alimenter (Mussolini fait exactement la même chose, par parenthèse), mais non seulement ça n’améliore pas la situation, ça l’aggrave.
1945 : la catastrophe est consommée ; nouvelle ouverture forcée, le Japon, débarrassé de son boulet, redémarre à fond (comme l’Allemagne) ; le fond protectionniste ne disparait pas mais il ne s’exprime plus.