Dans cet article pour National Review (publié le 20 Juin 1956), Chodorov analyse tous les moyens inventés par les socialistes pour diffamer le mot individualisme et lui faire signifier ce qu’il n’est pas : matérialisme, hédonisme, égoïsme, etc.
Par Frank Chodorov
Article publié en collaboration avec l’Institut Coppet
La bouteille a désormais l’étiquette libertarienne. Mais son contenu n’a rien de nouveau ; c’est ce qui, au dix-neuvième siècle et jusqu’à l’époque de Franklin Roosevelt, était appelé libéralisme : la défense d’une administration limitée et d’une économie libre. (Si on y pense, on voit qu’il y a une redondance dans cette formule, car une administration aux pouvoirs limités n’aurait que peu d’occasions d’interférer dans l’économie.) Les libéraux ont été dépouillés de leur nom longtemps honoré par les socialistes et les presque socialistes dénués de principes, dont l’avidité pour les mots de prestige ne connaît pas de bornes. Ainsi, contraints de chercher un autre label distinctif pour leur philosophie, ils ont trouvé « libertarianisme » – pas mal, mais un peu difficile à prononcer.
Ils auraient pu faire mieux en adoptant le nom d’individualisme, plus ancien et plus significatif, mais ils l’ont mis de côté parce que lui aussi a été plus que terni par ses opposants. La basse technique pour remporter un débat est aussi vielle que le débat. La boue avec laquelle l’individualisme a été éclaboussé cache encore son véritable caractère et, régulièrement, de nouveaux éclats lui sont jetés par les « savants » qui, simplement, ne l’aiment pas. Certains des détracteurs modernes se drapent même du titre de conservateur.
La médisance commença il y a longtemps, mais les orgies les plus récentes et les plus connues survinrent au début du siècle, lorsque les fouille-merde du « paradis-grâce-à -la-bureaucratie » collèrent à l’individualisme un adjectif connoté de valeur : « sauvage » (« rugged » NdT : Le terme « rugged » se traduirait ici par « rugueux » ou « rustre », mais cela ne rend pas bien en français. Nous avons donc opté pour « sauvage » qui est plus proche du classique « libéralisme sauvage », quoique moins tranché.). Le terme lui-même n’a aucun aspect moral ; lorsqu’il est appliqué à une montagne, il est purement descriptif, lorsqu’il est appliqué à un rugbyman, il porte une connotation favorable. Mais, dans l’usage littéraire du fouille-merde, il désigne ce qui, dans un langage simple, est appelé magouille. Cela n’a pas plus à voir avec une philosophie qu’une forme quelconque de comportement indécent. Ainsi, l’individualiste « sauvage » est celui qui menace de saisir l’hypothèque sur la vieille propriété familiale si la belle damoiselle refuse sa main en mariage ; ou bien c’est le spéculateur usant de la bourse pour voler « la veuve et l’orphelin » ; ou encore, c’est le pirate prospère qui prodigue des diamants à sa dulcinée. Il est, en somme, un type dont la conscience n’offre aucun obstacle à son penchant à saisir tout dollar et qui ne reconnait aucun code éthique qui puisse freiner ses appétits. S’il y a une seule différence entre un voleur ordinaire et un individualiste sauvage, elle tient dans le fait que ce dernier se maintient presque toujours au seuil de la lettre de la loi, même s’il doit réécrire le droit pour ce faire.
Pour le socialiste, bien sûr, l’intégrité intellectuelle est un excédent de bagages, de même que la moralité est du bagage excédentaire pour l’individualiste sauvage. Si le mot sauvage pouvait confondre l’opposition, pourquoi ne pas l’utiliser à fond ? Le fait que l’individualisme sauvage, comme philosophie, regarde l’état d’un œil cynique, ne saurait guère dissuader le socialiste (pour qui l’état est le tout dans le tout) d’assimiler l’individualisme à la manipulation de l’état dans l’intérêt des riches. Individualisme sauvage est une expression de propagande du premier ordre. Elle est très utile pour galvaniser l’opinion publique contre les riches.
L’expression a gagné du terrain au moment où la manie du nivellement se frayait son chemin dans la tradition américaine, avant que l’administration, exploitant pleinement la nouvelle puissance qu’elle avait acquise en vertu de la législation fiscale, se saisisse de l’individu par la peau du cou et en fasse un homme-de-masse. C’est un fait curieux que le socialiste est nettement en accord avec l’individualiste sauvage à prôner l’usage de la force politique pour atteindre son « bien » ; la différence entre eux consiste à déterminer l’incidence, ou le destinataire, du « bien »  fourni par l’administration. Il est douteux que les « barons voleurs » (un synonyme pour individualistes sauvages) aient jamais utilisé le gouvernement, avant l’impôt sur le revenu, avec quoi que ce soit de proche de la vigueur et du succès des socialistes. En tout cas, le tour de force a fonctionné, de sorte que les « intellectuels » collectivistes, qui devraient savoir ce qu’il en est, ne sont pas conscients de la différence entre vol et individualisme.
Épithètes péjoratives originales
Les souillures de l’individualisme, cependant, avaient pris un bon départ avant l’ère moderne. Les premiers diffamateurs n’étaient pas socialistes mais les fervents promoteurs du statut, les tenants du privilège spécial, les mercantilistes du XIXème siècle. Leur opposition venait en partie du fait que l’individualisme s’appuyait grandement sur la doctrine naissante du marché libre, du laissez-faire économique et, comme telle, représentait une bravade à leur position préférée. Ils ont dès lors fouillé dans la vieille oubliette de la sémantique pour y trouver deux épithètes péjoratives : égoïste et matérialiste. Tout comme les socialistes plus tard, ils n’eurent aucun scrupule à tordre la vérité pour satisfaire leurs arguments.
Le laissez-faire, c’est-à -dire une économie libre d’interventions et de subventions politiques, soutient que l’instinct de l’intérêt personnel constitue la force motrice de l’effort productif. Rien n’est produit que par le travail humain et le travail est une chose dont l’être humain est spécialement avare ; s’il pouvait satisfaire ses désirs sans effort, il s’en passerait avec joie. C’est pour cela qu’il invente des machines qui économisent le travail. Mais il est ainsi constitué que chaque gratification donne lieu à de nouveaux désirs, qu’il va satisfaire en dépensant ses économies. Il est insatiable. La cabane de rondins qu’il tenait pour palais dans la nature sauvage semble tout à fait inadéquate dès que le pionnier a accumulé les premières nécessités en excédent, puis il commence à rêver de rideaux et de photos, à une plomberie d’intérieur, une école ou une église, sans parler du base-ball ou de Beethoven. L’intérêt personnel surmonte sa répugnance au travail dans sa volonté constante d’améliorer sa situation et d’élargir son horizon. S’il profite sans interférence des produits de son travail, de ses biens, l’individu va multiplier ses efforts productifs et il y aura une abondance générale au profit de la société dans son ensemble.
C’est dans le marché libre que l’intérêt personnel trouve son expression la plus raffinée ; c’est un point cardinal de l’individualisme. Si le marché est régulièrement assailli, par des voleurs ou par la bureaucratie, si la sécurité des biens est mise à mal, l’individu perd son intérêt à produire et l’abondance de choses dont vivent les hommes se réduit. Par conséquent, c’est pour le bien de la société que l’intérêt personnel, dans la sphère économique, doit être autorisé à fonctionner sans entrave.
Mais l’intérêt personnel n’est pas l’égoïsme. L’intérêt personnel va pousser le constructeur à améliorer sa production de manière à attirer le commerce, alors que l’égoïsme l’invite à rechercher des privilèges spéciaux et les faveurs de l’état, lesquels, au bout du compte, détruisent le système même de liberté économique dont il dépend. L’ouvrier qui essaie d’améliorer son sort en rendant un meilleur service peut difficilement être qualifié d’égoïste ; la description correspond plutôt à cet ouvrier qui demande à être payé à ne pas travailler. Celui qui recherche la subvention est égoïste, et de même tout citoyen qui utilise la loi pour s’enrichir au détriment des autres citoyens.
Le marché libre
Il y a ensuite l’accusation de « matérialisme ». Le laissez-faire, bien sûr, fonde sa thèse sur l’abondance ; si les gens veulent beaucoup de choses, la façon de les obtenir passe par la liberté de production et d’échange. À cet égard, on pourrait l’appeler « matérialiste ». Mais, l’économiste du laissez-faire en tant qu’économiste ne remet pas en cause ni n’évalue les désirs des hommes ; il n’a pas d’opinion sur le « doit » ou « devrait » de leurs aspirations. Qu’ils préfèrent les gadgets à la culture ou attachent une valeur plus élevée à l’ostentation qu’aux questions spirituelles n’est pas sa préoccupation ; le marché libre, insiste-t-il, est mécaniste et amoral. Si les préférences d’untel vont au loisir, par exemple, ce sera grâce à l’abondance que son désir pourra être satisfait au mieux, car une multitude rend les choses moins coûteuses, plus faciles à obtenir et permet d’assouvir son goût pour les vacances. Et un concert est probablement mieux apprécié par un esthète bien nourri que par un affamé. En tout cas, l’économiste refuse de porter un jugement sur les préférences des hommes ; quoiqu’ils veuillent, ils en obtiendront plus sur un marché libre que par une réquisition policière.
Mais les critiques du XIXème siècle sautèrent allègrement ce point, et même, en tant que socialistes modernes ils l’ignorèrent. Ils insistèrent à attacher un contenu moral à l’économie libre ; c’est une philosophie, disaient-ils, qui met une prime aux choses plutôt que sur les valeurs culturelles et spirituelles. Son accent mis sur l’abondance est matérialiste et le résultat final d’une économie libre est une société dépourvue de reconnaissance pour les choses subtiles et fines de la vie.
À ce propos en fait, alors que le marché libre est en soi-même un mécanisme neutre envers les valeurs exprimant les désirs des hommes, quelles qu’elles puissent être, la théorie du marché libre repose sur l’acceptation tacite d’un concept purement spirituel, à savoir : que l’homme est doué de la capacité de faire des choix, du libre arbitre. Sans ce trait de caractère purement humain, il n’y aurait pas de marché, et la vie humaine serait proche du lot des oiseaux et des bêtes. L’économiste de l’école du laissez-faire essaie de contourner ce point de vue philosophique et théologique ; pourtant, lorsqu’on l’y pousse, il lui faut admettre que son argumentation est entièrement basée sur l’axiome du libre arbitre, bien qu’il puisse l’appeler autrement. Et cet axiome n’est certainement pas matérialiste ; toute discussion de celui-ci aboutit inéluctablement à une prise en compte de l’âme.
Par contraste, c’est le socialiste (de quelque sous-espèce il soit), qui doit commencer son argumentation par un rejet de l’idée du libre arbitre. Sa théorie lui impose de décrire l’individu comme purement matérialiste dans sa composition. Ce qu’on appelle le libre arbitre, doit-il maintenir, n’est qu’un lot de réflexes conditionnés à l’environnement. Les choix que fait un homme, que ce soit dans le domaine de la culture ou des choses matérielles, sont déterminés par sa formation et les influences qu’il subit. Par conséquent, il ne peut être tenu responsable de son comportement. L’individu est fait d’un mastic à partir duquel le gouvernement tout-puissant construit la « bonne société » et rien d’autre.
L’« hédonisme »
Revenant à la diffamation de l’individualisme, un autre terme chargé de valeur qui lui a été jeté et l’est encore, c’est hédonisme. (Au moins un écrivain moderne, qui soutient que le chrétien ne peut pas être un individualiste, semble être le champion de cette critique du dix-neuvième siècle.) L’étiquette vient du fait qu’un certain nombre de soi-disant individualistes et disciples d’Adam Smith se sont associés à un credo éthique connu en tant qu’utilitarisme ; les plus célèbres comptent Jeremy Bentham, James Mill et John Stuart Mill. Le thème de base de ce courant tient que l’homme est constitutionnellement poussé à éviter la douleur et à rechercher le plaisir. Ainsi, dans la nature des choses, la seule conduite moralement bonne est celle qui favorise cette quête. Mais un problème de définition se pose, car ce qui est plaisir pour un philosophe pourrait être douleur pour le vulgaire. Bentham, fondateur de l’école, qui était plus intéressé par la législation que par la philosophie, résolut le problème « élégamment » par l’élaboration d’un mode de calcul grossier du plaisir ; puis il énonça le principe d’une législation fondée sur celui-ci : est moralement bon ce qui favorise le plus grand bien pour le plus grand nombre.
Venant d’un adversaire déclaré des privilèges, défenseur d’une bureaucratie réduite, cette doctrine du faire-le-bien est une étrange anomalie. Si la mesure morale de la législation est le plus grand bien pour le plus grand nombre, il en résulte que le bien de la minorité, même d’une seule personne, est immorale. Cela ne serait guère conforme au principe de base de l’individualisme qui veut que l’homme soit doué de droits que la majorité ne saurait affecter. Cette contradiction dérangeait Mill (dont l’essai On Liberty – De la Liberté – est un credo  individualiste) sans fin ; sa doctrine de la liberté de pensée et d’expression était difficilement compatible avec le principe de majorité de Bentham. Dans ce conflit philosophique, sa loyauté à son père (le plus proche associé de Bentham) et à Bentham l’emporta et, dans le mouvement, il fut logiquement amené à une reconnaissance relative du socialisme. Sans le vouloir, il a démontré l’incompatibilité de l’utilitarisme et de l’individualisme.
Les néo-socialistes ne sont pas tous inconscients du fait que l’utilitarisme joue entre leurs mains. Néanmoins, lorsque le débat fait place aux noms d’oiseaux, l’individualisme reste dénoncé comme « l’hédonisme.»
Les fondements de l’individualisme
Si l’individualisme n’est pas ce que l’appellent ses détracteurs, qu’est-ce donc ? C’est là une question raisonnable à poser, mais c’en est une plus difficile à répondre, tout simplement parce que, comme modèle de pensée, il a mobilisé beaucoup d’esprits au cours des âges et a ainsi acquis diverses facettes ; la philosophie ne connaît pas de « ligne du parti.» Pourtant, il est possible et admissible de résumer en un seul paragraphe les principales lignes de l’individualisme, ou celles sur lesquelles ses partisans modernes ont un certain accord.
Métaphysiquement, l’individualisme estime que la personne est unique, qu’elle n’est pas un échantillon de la masse, en raison de sa composition particulière et de son allégeance à son Créateur et non à son environnement. En raison de son origine et de son existence, l’individu est doté de droits inaliénables, qu’il est du devoir de tous les autres de respecter, alors même que c’est son devoir de respecter les leurs ; parmi ces droits figurent la vie, la liberté et la propriété. Suivant cette hypothèse, la société n’a aucun mandat à envahir ces droits, même sous le prétexte d’améliorer sa situation ; et l’administration ne peut lui rendre aucun service autre que celui de le protéger de ses semblables dans la jouissance de ces droits. Dans le domaine de l’économie (que les libertariens craignent à juste titre parce que c’est là que le gouvernement entame son empiétement), le gouvernement n’a aucune compétence ; et le mieux qu’il puisse faire est de maintenir un état d’ordre, de sorte que l’individu puisse exercer son entreprise avec l’assurance qu’il conservera ce qu’il produit. Voilà tout.
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Traduction : Stéphane Geyres pour l’Institut Coppet.
Excellent