Les crises sont à nos sociétés ce que les casse-tête sont à la science : quand la science tombe dans une impasse, cela veut dire qu’elle s’est trompée de direction dans le labyrinthe du monde ; quand une société connaît une crise, cela veut dire de même qu’elle n’a pas perçu un de ses dysfonctionnements et qu’il lui faut le découvrir.
Par Fabrice Descamps.
Le présent article m’a été très largement inspiré par un lumineux petit ouvrage du logicien belge Philippe Thiry (notamment pour le choix de mes exemples)1. Qu’il en soit remercié dans mes propos liminaires.
Deux épistémologies concurrentes se sont opposées au milieu du XXe siècle, celle issue du Cercle de Vienne et celle de Karl Popper. Toutes deux ont cherché à établir une limite claire entre la science et la non-science. On peut qualifier la première de vérificationniste car elle estime qu’une proposition est scientifique, c’est-à -dire empiriquement signifiante, si et seulement si elle peut être vérifiée par une observation ou déduite logiquement d’une proposition observationnelle. La deuxième sera dite faillibiliste car elle pose qu’une proposition est scientifique si et seulement si elle peut être réfutée par une observation.
Or ces deux critères ne tiennent pas la route.
Admettons en effet que nous affirmions que « tous les chats sont gris ». Cette proposition n’est pas immédiatement réfutable par une observation car on ne peut pas observer tous les chats du monde. Donc elle n’est pas empiriquement signifiante selon un vérificationniste. En revanche, sa négation « il existe un chat qui n’est pas gris » est observable : il suffit de trouver un seul chat noir par exemple. Si elle est observable, elle est bel et bien empiriquement signifiante pour le vérificationnisme. Si elle est observable et vraie, alors sa négation « tous les chats sont gris » est fausse. Si sa négation est fausse, alors, puisqu’elle est logiquement déduite d’une proposition empiriquement signifiante, elle est également empiriquement signifiante, ce qui est contradictoire car nous venons justement de dire qu’elle ne l’était pas. Donc le vérificationnisme n’est pas une théorie cohérente de toutes les propositions scientifiques2.
Admettons ensuite que nous soyons faillibilistes et affirmions à nouveau que « tous les chats sont gris ». Cette affirmation est empiriquement signifiante pour le faillibilisme puisqu’elle est immédiatement réfutable si nous tombons sur un chat noir. Donc elle est fausse. Si elle est fausse, sa négation « il existe un chat qui n’est pas gris » est également empiriquement signifiante. Or cette dernière n’est pas immédiatement réfutable puisqu’elle est vraie. En effet, une proposition vraie n’est pas réfutable : on ne peut réfuter que le faux, pas le vrai. Donc elle n’est pas empiriquement signifiante selon un faillibiliste, ce qui, là aussi, est contradictoire. Autrement dit, le faillibilisme n’est pas non plus une théorie cohérente de toutes les propositions scientifiques.
Comment dès lors trouver un critère pour faire le départ entre science et non-science? En fait, on ne le peut pas car il n’y a pas de critère général du vrai. Et nous savons qu’il n’y a pas de critère du vrai depuis qu’Alfred Tarski l’a démontré au début des années 1930 dans un théorème de logique qui porte son nom. Tarski a en effet prouvé que nous ne disposions pas d’un critère du vrai qui nous permettrait de déterminer a priori si une proposition est vraie ou fausse.
Cela dit, c’est au fond compréhensible car si tel n’était pas le cas, il nous suffirait de produire aléatoirement des propositions à l’aide d’un ensemble de mots et de leur appliquer ensuite ce critère pour déterminer lesquelles de ces propositions s’appliquent au monde. Nous pourrions faire, pour parodier Gustav Hempel, de la science sans quitter notre chambre.
Il n’y a pas de critère du vrai, c’est-à -dire qu’il n’y a pas de définition universelle de ce qu’est la vérité – définition que nous pourrions consigner par exemple dans un dictionnaire. La vérité n’est pas un concept exprimable. On ne peut définir la vérité qu’en citant une collection de propositions vraies. La vérité est donc un concept transcendant, si partranscendant on entend tout concept dont on sait qu’il recouvre une réalité sans pouvoir la définir autrement qu’en en montrant des exemples. Conformément aux intuitions de Wittgenstein, la vérité est transcendante puisqu’elle se montre, mais ne se dit pas.
Le caractère transcendant de la vérité nous permet également de comprendre pourquoi nous pouvons constater le rapport de nos propositions vraies au monde, mais nous ne pouvons pas expliquer la nature de ce rapport. Car si nous pouvions définir ce rapport, cela signifierait également que nous disposons d’une définition de la vérité, en quoi consiste justement ce rapport entre nos propositions et le monde. Contrairement à ce que soutient le scepticisme, notre incapacité à définir ce rapport ne trahit donc pas l’inexistence d’un tel rapport. Nous pouvons nous abstraire de nos limitations historiques pour connaître approximativement le monde, mais nous ne saurons jamais comment nous sommes capables de le faire. Si, en effet, nous savions comment nous y parvenons, cela voudrait dire que nous aurions trouvé une « recette » pour y parvenir ; or cette « recette » contiendrait en l’occurrence une définition de la vérité que nous appliquerions a priori pour distinguer nos propositions vraies de celles qui révèlent nos limitations historiques, ce qui est impossible.
Nous savons donc que nous nous approchons petit à petit de la vérité mais nous ne savons pas ni ne saurons jamais si nous en sommes encore loin. De même, le jour où nous aurons formulé LA version définitive de telle ou telle branche de la science, nous ne nous en apercevrons pas non plus tout de suite. Nous pourrons simplement le soupçonner si aucune théorie concurrente ne vient contester cette version pendant un laps de temps suffisamment long, en quoi je rejoins Popper et son faillibilisme bien que je n’adhère pas à son critère de scientificité3.
Pareillement, nous pourrons commencer à nous dire que nous sommes peut-être arrivés à la fin de l’histoire entrevue par Francis Fukuyama à partir du moment où nos sociétés ne connaîtront plus de crises politiques ou économiques récurrentes. Nous en sommes encore loin.
Les crises sont à nos sociétés ce que les casse-tête sont à la science : quand la science tombe dans une impasse, cela veut dire qu’elle s’est trompée de direction dans le labyrinthe du monde ; quand une société connaît une crise, cela veut dire de même qu’elle n’a pas perçu un de ses dysfonctionnements et qu’il lui faut le découvrir.
Notre immersion dans l’histoire ne nous empêche ainsi nullement de nous approcher de la vérité. C’est pourquoi il nous faut résister aux fausses évidences qu’un historicisme sceptique nous exhibe. Notre condition historique n’est pas un obstacle insurmontable à la recherche de la vérité ni à la résolution de nos problèmes sociaux. Mais nous devons répondre sans honte au sceptique que nous sommes et serons à jamais incapables de savoir comment nous parvenons à nous extraire de cette condition pour trouver le vrai : nous le constatons, nous ne l’expliquons pas. Bien qu’il soit dans l’erreur, le scepticisme a donc de beaux jours devant lui.
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- Philippe Thiry, Notions de logique, Paris et Bruxelles, 1996, De Boeck-Université, pp. 144-145. ↩
- De plus, le Cercle de Vienne était inductionniste. Or en toute logique, l’induction n’est non plus pas recevable. Si le soleil s’est levé hier, cela ne prouve en rien qu’il se lèvera aussi demain matin. Il est tout de même fort probable qu’il se lève demain s’il s’est levé hier. Plus fondamentalement, rien ne prouve que les lois physiques qui s’appliquent en ce moment à notre monde s’appliqueront à lui encore demain. Mais, comme nous n’avons jamais pu constater de changement subit de comportement des objets physiques jusqu’ici, il est fort probable qu’il en aille ainsi demain également. Un philosophe m’a soutenu récemment le contraire. C’était un sceptique théorique à la Hume. Le problème de ce genre d’attitudes philosophiques, c’est qu’elles n’entraînent en rien une différence d’attitudes pratiques dans le monde : un sceptique théorique dort aussi profondément que moi bien que le soleil puisse en théorie ne pas se lever demain. On n’est donc pas obligé de prendre de telles gens très au sérieux ni de rejeter définitivement l’induction. ↩
- Le faillibilisme de Popper reste donc une théorie intéressante pour les propositions scientifiques dont nous ne pouvons pas être sûrs à 100% qu’elles sont vraies. ↩
« Faillibilisme, vérificationnisme et histoire : Popper vs Cercle de Vienne » http://t.co/Y2QCbUGs via @Contrepoints
Voir aussi cet article de David Gordon qui évoque cette question au sein d’un historique plus large :
http://www.institutcoppet.org/2012/02/06/les-origines-philosophiques-de-la-theorie-economique-autrichienne/
RT @Contrepoints: Faillibilisme, vérificationnisme et histoire : #Popper vs Cercle de Vienne: http://t.co/R0vKN9cx
Votre culture scientifique est insuffisante, ce qui vous fait dire des bêtises.
On SAIT, depuis Gödel, que toutes les proposions vraies ne peuvent pas être prouvées. C’est contre-intuitif et dur à comprendre, mais c’est mathématiquement prouvé.
Par conséquent, la science ne parle pas du vrai et ne dit pas le vrai. Elle parle de l’inconnu, du général, à partir du connu, du particulier. Elle ne parle pas des chats gris ou noirs que nous avons sous les yeux, elle parle des chats que nous n’avons pas encore vu, parce qu’ils sont à l’autre bout de la terre ou même pas encore nés.
« Il existe un chat qui n’est pas gris » n’est une proposition scientifique que tant que vous n’avez pas trouvé ce genre de chat, tant que vous n’avez vu que des chats gris. Au moment où vous trouvez un chat noir, un vrai (pas un chat gris teint en noir), cela devient un FAIT et cela cesse, paradoxalement, d’être de la science. La science n’a aucune besoin de réfuter les faits, elle les prends comme tel et les utilise pour réfuter les théories fausses, et surtout elle en cherche de nouveaux, pas évidents, et donc plus aptes à réfuter les théories existantes si elle sont fausses, et donc à les conforter si elles sont vraies. Quitte même à inventer un nouveau chat rouge et bleu.
Plus précisément, la proposition « il existe un chat qui n’est pas gris » n’a pas d’intérêt scientifique intrinsèque parce qu’elle n’a pas de portée générale en elle-même, en dehors d’être la condition de falsification de la proposition « tous les chats sont gris ».
Et puis le lien logique entre la « signifiance empirique » d’une proposition et de son contraire n’est pas avéré. C’est tout l’objet, il me semble, du raisonnement par l’absurde.