De Thomas d’Aquin à Locke, la réflexion sur les limites de l’État

Avec la crise actuelle de l’État, les démocraties occidentales sont en train de réaliser que la chute du communisme n’a pas résolu tous leurs problèmes. Le temps est venu pour elles de repenser la place et les limites de l’État. Pour cela, rien ne vaut un détour par les pères fondateurs de la pensée occidentale.

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De Thomas d’Aquin à Locke, la réflexion sur les limites de l’État

Publié le 4 août 2021
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Par Damien Theillier.

 

Avec la crise actuelle de l’État, les démocraties occidentales sont en train de réaliser que la chute du communisme n’a pas résolu tous leurs problèmes. Le temps est venu pour elles de repenser la place et les limites de l’État. Pour cela, rien ne vaut un détour par les pères fondateurs de la pensée occidentale.

Aux XVe-XVIe siècles, les disciples de Thomas d’Aquin, proches de l’Université de Salamanque en Espagne, furent les véritables fondateurs du libéralisme : Vitoria, Suarez, Mariana, Molina, Lessius… Tous ces auteurs affirmèrent que les hommes possèdent des droits naturels qui précèdent la société politique, légitimant ainsi l’établissement d’un État limité, chargé de veiller au respect de ces droits fondamentaux.

Thomas Jefferson est un héritier de la tradition antique et médiévale du droit naturel. Dans la Déclaration d’Indépendance, il écrit :

Nous tenons ces vérités pour évidentes, que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, parmi eux, la vie, la liberté et la poursuite du bonheur.

Dans cette phrase nous retrouvons presque mot pour mot la théorie lockéenne des droits inaliénables de l’individu, qui la tenait lui-même de Suarez, disciple de Thomas d’Aquin.

Mais l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 s’inspire également de cette tradition du droit naturel :

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Comment cette tradition, qui remonte à Aristote et à Cicéron, via Thomas d’Aquin, est-elle parvenue jusqu’aux penseurs des grandes révolutions du XVIIIe siècle ? Nous verrons dans un premier temps ce qu’en disait Thomas d’Aquin, le fondateur de la Scolastique au XIIIe siècle puis nous reviendrons à Locke, en passant par Suarez qui fait la transition entre Moyen Âge et modernité.

 

Thomas et Suarez

Thomas d’Aquin (1225-1274) est un docteur de l’Église qui a considérablement enrichi la doctrine du droit naturel issu de l’Antiquité.

Dans la Somme Théologique, il distingue une loi divine, une loi naturelle et une loi humaine. Cette dernière consiste en un ensemble de principes généraux que la raison peut énoncer en étudiant la nature de l’Homme telle que Dieu l’a créé. La loi naturelle est donc aussi en un sens une loi divine puisqu’elle provient de Dieu. Mais cela ne l’empêche pas de pouvoir être connue de façon autonome par la raison humaine, et ce en dehors de la foi chrétienne :

Il y a en tout humain une inclination naturelle à agir conformément à sa raison, ce qui est proprement agir selon la vertu.

Selon Saint Thomas, « il faut considérer que le juste naturel est ce vers quoi la nature de l’homme l’incline ». La loi naturelle s’exprime en nous par des inclinations telles que : « il faut désirer la vérité » ou « personne ne doit nuire injustement », ce qui peut se traduire aussi par la fameuse règle d’or :

Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas subir.

Ces inclinations sont selon lui innées et s’imposent universellement, y compris aux princes.

Mais cette lumière intérieure ne suffit pas pour bien agir. L’élaboration de normes concrètes d’action et leur application à des situations particulières nécessitent un travail de la raison. Il revient alors aux juristes de définir ces normes, en accord avec les coutumes et les traditions des peuples.

Francisco Suarez (1548-1617) est un jésuite né à Grenade et mort à Lisbonne. Théologien, disciple de Saint Thomas, il a enseigné dans de nombreuses universités : Paris, Ségovie, Salamanque, Valladolid et Rome.

Son Tractatus de legibus et deo legislatore est paru en 1612. Dans celui-ci, il explique :

Le vrai sens strict et correct du droit, c’est une sorte de force morale que tout homme a sur ses biens personnels et à l’égard de ce qui lui est dû.

Le droit est donc quelque chose que l’Homme peut exercer en son nom propre et qui ne peut lui être enlevé sans injustice.

Cela signifie qu’un État ou une administration n’a pas le pouvoir de conférer des droits naturels aux individus, ce qui lui permettrait de reprendre éventuellement ces droits par la suite. Suarez insiste sur le fait que les droits naturels appartiennent aux êtres humains par leur existence même et non en vertu d’une reconnaissance sociale ou d’une concession politique.

Selon Suarez, le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit de poursuivre le bonheur, sont trois droits qui, non seulement appartiennent à l’être humain par son existence même, mais sont aussi les motifs de toutes les autres lois. Si un État (les autorités exécutives, législatives ou judiciaires) échoue à protéger ces droits naturels, les lois de cet État perdraient leur raison d’être. Elles deviendraient alors de simples affirmations arbitraires des autorités politiques.

 

Locke vs. Hobbes

Suarez a sans doute été le plus lu des philosophes scolastiques de son époque, et il est raisonnable de supposer que John Locke était familier de son oeuvre, ce qui lui a probablement permis de formuler sa célèbre théorie des droits naturels dans le Second Traité sur le gouvernement civil.

John Locke reprend à Hobbes sa théorie de l’état de nature, mais comme pour Suarez, son point de départ est théologique. Pour Locke, Dieu a appelé l’Homme à une vocation dans le monde et le pouvoir civil n’est là que pour assurer les conditions les plus favorables à l’accomplissement de cette vocation (le travail, la production). Dieu nous donne l’être. Nous avons donc le devoir de conserver notre vie comme un dépôt que Dieu nous a confié. De là découlent le droit naturel de propriété (qui comprend la vie, la liberté et les biens) et le droit de le défendre, c’est-à-dire le pouvoir de faire ce qui est nécessaire pour se protéger contre les menaces et punir ceux qui commettent des crimes.

La plus grande et la principale fin que se proposent les Hommes lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés.

Mais alors que Hobbes plaidait pour un pouvoir absolu, conséquence logique de son pessimisme absolu, Locke a développé une théorie du pouvoir limité de façon à combattre l’arbitraire du pouvoir qu’il considère comme le plus grand mal. Le principe général est que chaque fois qu’il existe un pouvoir parmi les Hommes, celui-ci ne dispose légitimement que des droits qui lui sont nécessaires à atteindre sa fin propre. En vertu du statut de créature, le pouvoir que l’Homme possède sur lui-même et sur les autres est limité par la loi naturelle qui nous commande seulement de conserver notre vie. Ce n’est pas un pouvoir arbitraire. Ce principe s’applique aussi au pouvoir souverain et il est au fondement de la critique lockéenne de l’absolutisme.

Enfin, contrairement à Hobbes, l’état de nature selon Locke n’est pas un état de guerre, c’est un état de liberté et d’égalité régi par la loi naturelle. En principe, c’est un état de paix car la loi naturelle nous interdit de nuire à autrui, mais en fait il menace toujours de dégénérer car chacun est juge de sa propre cause. Il manque donc un arbitre impartial pour régler les conflits, des juges indépendant et des lois écrites.

 

La véritable raison d’être de l’État

Ainsi, selon Locke, l’unique raison d’être de l’État est de remédier aux défauts de l’état de nature en établissant une autorité publique capable de faire appliquer les lois et les sentences des juges. Mais si l’État ne nous protège pas, conformément à sa mission, ajoute Locke, il devient alors un tyran et nous avons le droit de lui résister, y compris par la force.

Sur le web.

Ce texte a d’abord été publié le 12 mars 2012 sur 24hGold.

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  • Merci pour cet excellent rappel des fondamentaux. Comme par le passé, l’étendue du pouvoir et du champ d’action de l’Etat est le débat fondamental des années à venir.

    • A tout prendre La Boétie avait raison avant l’heure ! D’évidence l’État ne sais pas limiter son champs d’action. C’est pour cette raison que les gouvernants s’entourent d’une muraille de fonctionnaires.

  • Je me cassais les dents sur Heidegger, là, depuis plusieurs mois. Sa métaphysique, son être et son étant, mes couilles comme si elles eussent été ou, mieux, auraient pu être été, ce qui, on est bien d’accord, aurait eut été complètement différent,.

    Le tout en allemand au mieux, et en grec très ancien au pire.

    Voilà ce que les premières lectures de ce monsieur peuvent laisser comme 1er, 2eme et jusqu’à la 30ème impression. Et quand on sait qu’il a été assez profondément nazi, c’est très dur de persévérer.

    En 31ème lecture, on se souviendra surtout que l’emploie des verbes auxiliaires ne lui faisait pas peur.

    Et puis là, d’un coup et au bord de la renonciation, juste après qu’un saligot profite de ma faiblesse pour me faire fumer un pétard de l’herbe qu’il avait fait pousser comme le recommande Rudoph Steiner : une compréhension.

    J’ai senti que pendant plusieurs instants mon être a hésité entre le malaise vagal et la compréhension d’un truc, au hazard.

    CE qu’apporte Heidegger après Nietzsche c’est de revenir à la question philosophique : in finé, pourquoi ?

    Mais dans un « pourquoi ? » post Nietzschéen, post-tout ce qui précède.

    C’est à dire, pourquoi ce qui existe existe,c’est à dire pourquoi « on veut ? » et ce, du coup, dans une perspective très individualiste.

    Et effectivement, la volonté de puissance de Niezsche (volonté de croitre plus exactement), apporte beaucoup : elle fait passer en schématisant, la philosophie à une sorte de psychologie ; mais même si elle est vrai, elle fait oublier la question première de la philosophie : pourquoi ?

    CE que dit Nietzsche n’est finalement que factuel, positiviste presque. Bien sûr il est le premier à l’avoir dit comme tel, il en a disjoncté d’ailleurs. Probablement tellement aveugler par la chose qui en n’a pas pu continué en se posant la question : pourquoi ?

    Heidegger a eu le mérite de reposer la question en héritant de ceux qui l’avaient précédé.

    Mais bon, Heidegger est tombé dans la fin de sa vie dans une doctrine assez proche de celle de Schopenhauer, du Boudhisme, d’arrêter de vivre, de désirer, le tout pour être heureux (c’était juste après avoir été au parti national socialiste allemand des années 30).

    Pour son Nirvana en premier et pour son nazisme en deuxième, il retombe sous les grands coups de marteaux de Nietzsche.

  • La connaissance avance-t-elle comme des racines, à l’aveugle ?

    Si, in finé, il y a un but, est-ce l’effet qui crée la cause ?

    Est-ce que le chat de Schrodinger lisait Nietzsche ?

    • A propos du chat : bien sûr, sinon il n’aurait pu se partager entre l’être et le néant ou deux êtres simultanés, aux limites quid de la position intermédiaire . . . .

  • Tout organisme tend à sa conservation et, partant, à son extension. Cela est vrai dans la nature comme dans les sociétés organisées. Cela seul justifie le libéralisme classique, qui est un frein à l’étatisme.

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