M. Gérard Minart, l’auteur de la première biographie consacrée à l’économiste belge Gustave de Molinari, qui vient d’être publiée par l’Institut Charles Coquelin, a accepté de présenter son ouvrage aux lecteurs de Contrepoints. Interview.
Gérard Minart, Gustave de Molinari (1819-1912), Pour un gouvernement à bon marché dans un milieu libre, Éditions de l’Institut Charles Coquelin, 2012, 400 p., 29 euros.
Contrepoints : Pourquoi consacrer une biographie à Gustave de Molinari ?
Gérard Minart : Né en 1819, mort en 1912, journaliste et économiste, auteur d’une soixantaine d’ouvrages, Gustave de Molinari est le grand oublié de notre histoire économique. Sauf aux États-Unis. En effet, il partage avec Jean-Baptiste Say, qu’il considérait comme l’un de ses maîtres, et avec Frédéric Bastiat, qui était son ami, cette singularité d’être plus connu, plus étudié, plus apprécié en Amérique qu’en France. C’est toujours le cas.
D’où cette biographie de 400 pages grand format, la première à lui être consacrée. Cent ans après sa mort, elle vise à combler une lacune et à faire un point complet sur la vie, l’œuvre, les idées de cet économiste qui mérite d’être redécouvert.
Pour les lecteurs de Contrepoints pouvez-vous rappeler qui était Gustave de Molinari ?
Né à Liège le 3 mars 1819, Gustave de Molinari est arrivé à Paris au début des années 1840. Il n’a pas tardé à s’imposer, très jeune, dans le journalisme économique.
Après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en décembre 1851, il décide de retourner en Belgique pour rester libre de parler et d’écrire. Il devient professeur d’économie politique à Bruxelles et à Anvers et fonde L’Économiste belge, un périodique qui paraîtra de 1855 à 1868.
De retour en France, Molinari appartient à une génération d’économistes qui vont marquer le XIXe siècle d’une forte empreinte libérale et qui constitueront une véritable école regroupée autour d’un libraire-éditeur – Gilbert-Urbain Guillaumin – d’une revue, le Journal des économistes, et d’une société de pensée, la Société française d’économie politique. Molinari sera l’une des principales planètes de cette constellation : il sera rédacteur en chef du Journal des économistes pendant vingt-huit ans, de 1881 à 1909, après l’avoir été du prestigieux Journal des Débats de 1871 à 1876.
Quelles étaient ses idées ?
L’œuvre riche et foisonnante de Molinari s’organise autour de deux axes : une passion extrême pour la liberté, une critique extrême de l’État.
Molinari avait foi dans « la force organisatrice de la liberté ». Il fut l’homme de toutes les libertés : de penser, de parler, d’écrire, de croire, d’enseigner, de travailler, de s’associer, de produire, d’échanger…
D’où son intraitable vigilance face aux interventions de l’État susceptibles d’empiéter sur les libertés de l’individu. Son idéal : un gouvernement à bon marché dans un milieu libre.
Beaucoup de ses idées se retrouvent aujourd’hui dans plusieurs écoles d’économie politique, entre autres l’école autrichienne, l’école libertarienne et l’école anarcho-capitaliste.
Molinari avait calculé que les Français travaillaient la moitié de leur temps pour payer les charges imposées par l’État. Un siècle plus tard, c’est toujours le cas. Il avait dénoncé le déficit budgétaire. Il s’était alarmé de la progression continue des dettes publiques, handicap pour les générations de son temps et taxe pour les générations futures. Il avait annoncé qu’une telle dérive finirait par étouffer la croissance économique. Ça ne vous rappelle rien ?
Journaliste, économiste, professeur, cela annonce un personnage en contact permanent avec les réalités concrètes de son époque, est-ce là la principale caractéristique de Molinari ?
Oui, mais pas seulement. Il faut ajouter une quatrième facette – souvent négligée – au portrait de cet homme actif et multiple : chef d’entreprise. En effet, Molinari partage avec celui qu’il a toujours considéré comme l’un de ses maîtres, Jean-Baptiste Say, cette particularité d’avoir créé une entreprise.
Say avait été, dans sa carrière, trois fois patron : de la revue La Décade, fondée en 1794, de l’imprimerie – l’imprimerie des Arts – qui publiait cette revue, enfin et surtout, plus tard, pendant l’Empire, d’une filature de coton qu’il avait fondée dans le Pas-de-Calais pour vivre indépendant et hors d’emprise de la dictature napoléonienne.
C’est aussi pour vivre indépendant et hors d’emprise d’un autre Napoléon – Napoléon III – que Molinari, de retour à Bruxelles, avait lancé L’Economiste belge, qui paraîtra pendant treize ans et qui sera à la fois tribune et arme : tribune pour défendre ses idées, arme pour combattre le protectionnisme, l’étatisme et le socialisme.
Si bien que le Molinari économiste, quand il traite dans ses cours ou dans ses écrits des relations entre le capital et le travail, de l’innovation technique, des lois du marché, de la concurrence, de la nécessité de faire évoluer le statut juridique des sociétés commerciales, du poids de la bureaucratie réglementaire, du rôle du chef d’entreprise, en traitera à partir d’une situation personnelle lestée par l’expérience.
Et l’on pourrait reprendre à son endroit ce que Schumpeter avait dit à propos de Jean-Baptiste Say : « Ce fut un homme d’affaires, un homme de pratique, et il connut ainsi l’avantage de savoir de première main ce dont il écrivait. »
Enfin, dernière analogie – forte – entre Say et Molinari : tous deux ont eu, et continuent d’avoir aujourd’hui, une destinée, une aura, une présence intellectuelle, une influence plus éclatantes aux États-Unis qu’en France.
Jamais autant que dans le domaine de la pensée économique ne s’est vérifiée avec une telle évidence la phrase célèbre de Thomas Jefferson : « Tout homme de culture a deux patries : la sienne et la France. »
Précisément, pouvez-vous nous donner quelques exemples de l’influence des idées de Molinari sur certains économistes américains contemporains ?
Les idées de Gustave de Molinari ont irrigué les terres de nombreuses écoles économiques américaines. Aujourd’hui, on trouve des traces profondes de cette influence dans trois principales : l’école autrichienne, qu’il serait plus judicieux de nos jours d’appeler austro-américaine, l’école libertarienne et l’école anarcho-capitaliste. Le thème dominant qui est commun à Molinari et à ces trois écoles, c’est celui de la critique radicale de l’État.
Quant on lit certaines pages d’un économiste américain contemporain, Murray Rothbard, qui présente, pour notre propos, la caractéristique intéressante d’appartenir aux trois écoles à lui tout seul, on se croirait dans un livre de Molinari. Ainsi en est-il de la troisième partie intitulée L’État contre la liberté de l’ouvrage de Rothbard, L’Éthique de la liberté.
Quand Molinari qualifie l’État « d’ulcère » des sociétés, Rothbard emploie la même métaphore médicale pour dénoncer à son tour « le principe cancéreux de la coercition » qui se trouve au cœur de l’État, qualifié par lui « d’énorme machine de violence et d’agression institutionnalisée ». Ulcère ou cancer, l’État est conçu, aussi bien chez Molinari que chez Rothbard, comme une maladie qui dévore de l’intérieur les forces vives de la société.
Quand Rothbard écrit que « tout au long de l’histoire, des groupes d’hommes, s’étant attribués le nom de « gouvernement » ou « d’État », ont tenté – généralement avec succès – d’obtenir par la violence un monopole sur les postes de commandement de l’économie et de la société », il se place dans la même perspective historique que Molinari pour expliquer l’évolution des sociétés, la naissance et la croissance de l’État, et présente la même vision de la lutte des classes : d’un côté les classes qui ont investi l’État et qui en vivent, de l’autre les classes qui subissent ses violences, au premier rang desquelles l’impôt.
Pour poursuivre dans le chapitre des influences, ajoutons qu’il n’y a pas qu’entre Molinari et Rothbard que l’on peut recenser des analogies d’idées. Le même phénomène s’observe aussi avec Hayek. Ainsi en est-il principalement du thème de la sélection naturelle des institutions, cher à Hayek, selon qui les hommes, au fil des millénaires, ont sélectionné, par tâtonnements et expérimentation, les institutions qui étaient les plus favorables à leur développement.
C’est la théorie de l’ordre spontané. Une telle conception se trouve déjà chez Molinari quand il démontre que tout au long de l’histoire humaine ce sont les conditions d’existence qui ont créé, puis modifié les institutions, avant qu’elles ne soient abandonnées au bord de la route de l’évolution parce que devenues caduques. Là aussi c’est la spontanéité de l’individu qui est l’élément premier. C’est l’individu qui créé, on pourrait presque dire d’instinct, les institutions adaptées aux pressions de son environnement.
Autre analogie, en rapport avec la méthodologie économique cette fois : comment ne pas rapprocher Gustave de Molinari de deux autres économistes américains – Gary Becker et James Buchanan – quand on les voit tous trois étendre à l’ensemble des sciences humaines sans exception les instruments d’analyse et les concepts qui, au départ, étaient appliqués à la seule économie. Cette extension du raisonnement économique, que ses détracteurs fustigent du nom « d’impérialisme économique », se trouve poussée à l’extrême chez Molinari.
Et comment ne pas songer, encore, à l’école autrichienne et à son représentant le plus éminent, Ludwig Von Mises, quand Molinari proclame que le monopole de l’État sur les entreprises rendra impossible tout calcul économique car tous les prix seront faussés par la réglementation et l’absence de concurrence.
Et comment ne pas songer, encore, à la théorie économique actuelle du Capital humain quand on constate avec quelle ardeur Molinari insiste sur l’impératif de l’obligation scolaire, de l’instruction et de la formation.
Et comment ne pas songer, encore, à la théorie contemporaine de l’asymétrie de l’information quand Molinari dénonce le manque d’information des ouvriers face aux patrons sur le marché du travail.
Et comment ne pas songer, encore, au thème du détour de production mis au jour par l’école austro-américaine quand, examinant les relations entre le Capital et le Travail, Molinari insiste sur l’importance du temps dans les processus de production de la grande industrie. Le temps, autrement dit le délai de plus en plus long qui s’étire entre le début de la fabrication d’un produit et sa mise sur le marché, délai qui justifie l’avance que fait le Capital au Travail.
Et comment ne pas songer, encore et enfin, à l’école des Choix publics quand on réalise que l’État-ulcère de Molinari est bien proche de l’État-Léviathan de James Buchanan, et quand on constate que Molinari, dans ses écrits, a esquissé la grande interrogation qui allait être celle de Buchanan un siècle plus tard : Comment entraver le Léviathan qui nous menace ?
Mais arrêtons là l’énumération et constatons ceci : les économistes américains anciens ou plus récents semblent avoir puisé à pleines mains dans l’œuvre foisonnante de Molinari.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vous ?
Oui, bien sûr. Je suis un chti pur sucre. Né près de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Après l’École Supérieure de Journalisme de Lille, je suis entré au journal La Voix du Nord où j’ai été successivement journaliste économique, journaliste parlementaire au bureau de Paris de ce journal, puis rédacteur en chef et vice-président du Directoire. Après quarante années passées dans le quotidien lillois, je me consacre aujourd’hui à l’écriture de biographies de personnages qui ont incarné la défense et la promotion des libertés. J’ai ainsi publié aux éditions de l’Institut Charles Coquelin une biographie de Jean-Baptiste Say et une étude sur Jacques Rueff et le plan d’assainissement financier de 1958.
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Gérard Minart, Gustave de MOLINARI (1819-1912), Pour un gouvernement à bon marché dans un milieu libre.
Ouvrage publié par l’Institut Charles Coquelin.
On peut se le procurer à l’adresse suivante :
Institut Charles Coquelin, 75, rue Claude-Bernard, 75005 – PARIS
Au prix de 29 euros + 4 euros de frais de port.
Pour contacter l’Institut :
Site : www.freewebs.com/institutcharlescoquelin/
E-mail : edschcoq@noos.fr (envoi de bons de commande par e-mail sur demande)
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