Là où la France fait de l’État l’acteur majeur de son rayonnement culturel, les États-Unis préfèrent jouer sur le mécénat privé et les incitations fiscales, tant au niveau local qu’au plan fédéral.
Par Frédéric Mas.
Publié en collaboration avec Le Cri du Contribuable.
Le dynamisme du tissu associatif américain jadis célébré par Tocqueville s’est concrétisé dès la fin du XIXe siècle et tout le long du XXe siècle.
Le mécénat d’initiative privée
Des organisations philanthropiques financées par de grands industriels soucieux d’améliorer le bien-être de leurs concitoyens se sont développées au sein de la société civile, indépendamment du pouvoir politique.
Andrew Carnegie crée par exemple en 1911 la Carnegie Corporation à New York, qui consacre 80 millions de dollars par an à l’attribution de bourses dans le domaine éducatif et pour promouvoir la paix dans le monde. En 1936, la Ford Foundation voit le jour avec un but semblable, mais avec à disposition un portefeuille de 9, 5 milliards de dollars.
Les fondations Rockefeller, Melinda and Bill Gates, ou encore celles de Ted Turner ou de Georges Soros témoignent à des décennies d’intervalle de la vitalité de l’échange entre le monde de l’entreprise, de l’éducation et de la culture.
Pour Marina Weimert, directrice de projet chez Capgemini Financial Services, la raison principale de la générosité de ces milliardaires vient du sentiment de reconnaissance à l’endroit d’un pays qui les a tiré de la misère :
« Beaucoup de nouveaux riches ont bâti eux-mêmes leur fortune. En donnant à des fondations, ils cherchent à rendre à la société ce qu’elle leur a donné. »
Concrètement, cela se traduit par la présence de plus de 12 000 fondations sur le sol américain, là où seules 600 prospèrent en France.
Incitations fiscales en faveur de la culture
Il ne faut cependant pas croire que l’État et la culture ne se rencontrent jamais outre-Atlantique.
Les relations y sont plus complexes car les acteurs publics préfèrent encourager la culture par des incitations et des dégrèvements fiscaux, plutôt que par des subventions directes, que le Congrès observe toujours d’un œil hostile.
Ainsi, en 2001, les dons dans le domaine culturel et humanitaire représentaient 12,41 milliards. Avec une exemption fiscale de l’ordre de 40 % en moyenne, ce sont ainsi près de 6 milliards qui ont été alloués de manière indirecte à ce secteur.
En France, à titre de comparaison, les individus ont donné aux Å“uvres d’intérêt général un milliard d’euros auquel se sont ajoutés environ 340 millions provenant des entreprises mécènes, alors que la réduction de l’impôt sur le revenu était de 50 %.
État fédéral et États fédérés
Au plan national, l’équivalent du ministère de la Culture français se nomme National Endowment for the Arts (NEA), et coûtait la bagatelle de 154 millions de dollars au contribuable américain en 2011, soit à peu de choses près le prix d’un avion de chasse F22.
Agence fédérale créée par le Congrès en 1965, elle distribue des bourses d’aide aux projets artistiques, encourage la littérature et coopère régulièrement avec d’autres organismes culturels locaux et régionaux.
La NEA est dirigée par un président nommé pour quatre ans par le président des États-Unis lui-même. Cette particularité, ajoutée à la taille relativement réduite de la structure, suscite régulièrement des polémiques sur sa trop grande politisation.
Accusée sous Clinton de complaisance pour les avant-gardes les plus obscènes et les plus sordidement provocatrices, elle est actuellement dirigée par Rocco Landesman, nommé en 2009 par B. Obama. Landesman n’a pas échappé aux critiques de ses adversaires qui l’accusent régulièrement de snobisme culturel.
Au plan local, les États et les collectivités locales ont augmenté leur financement de 100 % de 1993 à 2001, ajoutant au coût de la NEA respectivement 420 millions et 800 millions de dollars, ce qui, bien entendu, doit être rapporté à l’échelle d’un pays au PIB de 14 300 milliards.
Pour conclure
Notons que la crise de 2008 a sans aucun doute découragé certains de ces donateurs qui constituent le cœur du modèle culturel américain.
Elle a aussi incité certains artistes à la création. Les plus inventifs d’entre eux n’ont pas attendu la charité du contribuable pour continuer à faire vivre le monde de la culture, mais ont proposé des solutions innovantes comme la modulation des tarifs ou la levée de fonds pour s’adapter au nouveau contexte économique.
Espérons qu’un jour une telle mentalité puisse voir le jour au sein de la création en France.
—-
Sur le web.
Il semble important de souligner, en contrepoint de cet article, la répugnance affichée vis-à -vis des fondations dans la culture française, et notamment de la part d’un libéral comme Turgot dans cet extrait de l’article « Fondation » de l’encyclopédie dont nous reproduisons ici le texte:
« Mais de quelque utilité que puisse être une fondation, elle porte dans elle-même un vice irrémédiable, & qu’elle tient de sa nature, l’impossibilité d’en maintenir l’exécution. Les fondateurs s’abusent bien grossièrement, s’ils imaginent que leur zèle se communiquera de siècle en siècle aux personnes chargées d’en perpétuer les effets. Quand elles en auroient été animées quelque temps, il n’est point de corps qui n’ait à la longue perdu l’esprit de sa première origine. Il n’est point de sentiment qui ne s’amortisse par l’habitude même & la familiarité avec les objets qui l’excitent. Quels mouvements confus d’horreur, de tristesse, d’attendrissement sur l’humanité, de pitié pour les malheureux qui souffrent, n’éprouve pas tout homme qui entre pour la première fois dans une salle d’hôpital ! Eh bien qu’il ouvre les yeux & qu’il voye : dans ce lieu même, au milieu de toutes les misères humaines rassemblées, les ministres destinés à les secourir se promènent d’un air inattentif & distrait ; ils vont machinalement &sans intérêt distribuer de malade en malade des aliments & des remèdes prescrits quelquefois avec une négligence meurtrière ; leur âme se prête à des conversations indifférentes, & peut-être aux idées les plus gaies & les plus folles ; la vanité, l’envie, la haine, toutes les passions, règnent-là comme ailleurs, s’occupent de leur objet, le poursuivent ; & les gémissements, les cris aigus de la douleur ne les détournent pas davantage, que le murmure d’un ruisseau n’interromproit une conversation animée. On a peine à le concevoir ; mais on a vu le même lit être à -la-fois le lit de la mort & le lit de la débauche. Voyez HOPITAL. Tels sont les effets de l’habitude par rapport aux objets les plus capables d’émouvoir le cÅ“ur humain. Voilà pourquoi aucun enthousiasme ne se soûtient ; & comment sans enthousiasme, les ministres de la fondation la rempliront-ils toûjours avec la même exactitude ? Quel intérêt balancera en eux la paresse, ce poids attaché à la nature humaine, qui tend sans-cesse à nous retenir dans l’inaction ! Les précautions même que le fondateur a prises pour leur assurer un revenu constant, les dispensent de le mériter. Fondera-t-il des surveillants, des inspecteurs, pour faire exécuter les conditions de la fondation ? Il en sera de ces inspecteurs comme de tous ceux qu’on établit pour maintenir quelque règle que ce soit. Si l’obstacle qui s’oppose à l’exécution de la règle vient de la paresse, la même paresse les empêchera d’y veiller ; si c’est un intérêt pécuniaire, ils pourront aisément en partager le profit. Voyez INSPECTEURS. Les surveillants eux-mêmes auroient donc besoin d’être surveillés, & où s’arrêteroit cette progression ridicule ? il est vrai qu’on a obligé les chanoines à être assidus aux offices, en réduisant presque tout leur revenu à des distributions manuelles ; mais ce moyenne peut obliger qu’à une assistance purement corporelle : & de quelle utilité peut-il être pour tous les autres objets bien plus importants des fondations ? Aussi presque toutes les fondations anciennes ont-elles dégénéré de leur institution primitive : alors le même esprit qui avoit fait naître les premières, en a fait établir de nouvelles sur le même plan, ou sur un plan différent ; lesquelles, après avoir dégénéré à leur tour, sont aussi remplacées de la même manière. Les mesures sont ordinairement si bien prises par les fondateurs, pour mettre leurs établissements à l’abri des innovations extérieures, qu’on trouve ordinairement plus aisé, & sans-doute aussi plus honorable, de fonder de nouveaux établissements, que de réformer les anciens ; mais par ces doubles & triples emplois, le nombre des bouches inutiles dans la société, & la somme des fonds tirés de la circulation générale, s’augmentent continuellement. »
Je vous invite à lire « L’état culturel », de Marc Fumaroli, pour vous débarrassez de vos préjugés d’antiquaire.
Un conseil que, foi d’antiquaire poussiéreux, je suivrai. Néanmoins, mon propos ici, en citant Turgot, était simplement de montrer que l’auteur des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, sans condamner le principe de la charité privée, émet des réserves certaines vis-à -vis du rôle joué par les agents importants du mécénat que sont les fondations, évoquant dans sa critique le fait que celle-ci ne se constituent finalement en contre-pouvoirs difficilement contrôlables ? Vieille défiance française vis-à -vis du risque des monopoles extra-étatique. Cela peut-être du au fait que Turgot reste un libéral attaché malgré tout à l’arbitrage de l’Etat et au fait que l’exercice de la charité privée s’appuie sur le rôle de l’Eglise. Evidemment les contextes que nous évoquons ne sont pas les mêmes et sont séparés de deux cent ans, je vous accorde que ce n’est pas sans une certaine malice (et un peu de mauvaise foi) que je cite ici le bon Turgot, en souvenir d’ailleurs d’une conversation qui m’est revenue en tête à la lecture de votre article.
Lire : De la culture en Amérique, Frédéric Martel, Gallimard, 2006
Lire : De la culture en Amérique, Frédéric Martel, Gallimard, 2006