La lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler les « incivilités » n’est pas illicite, mais l’utilisation d’une législation antiterroriste dans ce but s’analyse comme un détournement de finalité.
Par Roseline Letteron.
Après les attentats du 11 septembre 2001, la plupart des pays occidentaux ont adopté des lois destinées à lutter contre le terrorisme, notamment par l’utilisation systématique de la vidéosurveillance, rebaptisée « vidéoprotection » en France pour des raisons électorales. Ce fut le cas aux États-Unis avec le célèbre Patriot Act voté dès le 25 octobre 2001, au Royaume Uni avec le Anti-terrorism, Crime and Security Bill du 14 décembre 2001, et enfin en France avec la Lopsi 2 du 29 août 2002 et surtout la « loi Sarkozy » du 23 janvier 2006.
Depuis ces textes, un mouvement constant a tendu au développement des techniques de vidéo-protection, le terrorisme n’étant plus qu’une sorte d' »élément de langage », un argument de vente destiné à faire accepter ces nouvelles techniques d’intrusion dans la vie privée. On entrait alors dans une démarche sécuritaire, parfaitement illustrée par les thèses d’Alain Bauer, pour lequel « le continuum défense sécurité » implique que soient mises sur le même plan la lutte contre le terrorisme international et celle contre la petite criminalité. Dans les derniers mois du quinquennat de Nicolas Sarkozy, un décret du 27 janvier 2012 autorisait même les préfets à contraindre les élus locaux à investir dans un système de vidéoprotection. Il suffisait, pour cela, d’invoquer une menace terroriste, réelle ou hypothétique.
Le bilan britannique
Le Royaume Uni est aujourd’hui le pays d’Europe disposant du plus grand nombre de caméras de vidéoprotection. Les chiffres ne sont guère précis, mais on estime généralement qu’il y a environ 4 millions de caméras dans ce pays, dont 500 000 pour la seule ville de Londres. Le Regulation of Investigatory Powers Act (RIPA), adopté dès l’an 2000, autorise les écoutes électroniques et la vidéosurveillance, dans le but de garantir la sécurité publique. À l’origine limitée aux services de police et de justice, la liste des autorités susceptibles d’utiliser ces technologies ou d’avoir accès aux enregistrements a atteint le chiffre incroyable de 792. On y trouve notamment les collectivités territoriales britanniques.
Une association nommée « Big Brother Watch » vient précisément de diffuser un rapport sur la mise en Å“uvre du RIPA dans les collectivités territoriales britanniques. On y apprend que le texte n’a jamais permis d’appréhender le moindre terroriste. Il est en revanche utilisé pour s’assurer que les britanniques qui promènent leur chien ne l’autorisent pas à faire ses déjections n’importe où, que les interdictions de fumer dans les lieux publics sont respectées. Il a aussi permis de surveiller des ouvriers qui refont la chaussée, voire une maison censée abriter une agence d’escort girls. En soi, la lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler les « incivilités » n’est pas illicite, mais l’utilisation d’une législation antiterroriste dans ce but s’analyse tout de même comme un détournement de finalité.
Le bilan français
En France, on constate que la décision de généraliser la vidéoprotection n’a été précédée d’aucune enquête sur le bilan des premières années de sa mise en Å“uvre dans les communes qui avaient choisi de se doter d’un tel système. Tout au plus peut-on trouver une enquête de la Chambre régionale des comptes de Rhône-Alpes, et portant sur le bilan de l’équipement de la ville de Lyon. L’enquête s’est achevée en 2010, et les chiffres remontent à 2008. Quoi qu’il en soit, la Chambre a constaté que la ville avait alors investi 7 284 290 € pour 124 caméras, soit 58 744 € par caméra. Quant aux résultats, il apparaît que l’utilisation judiciaire des caméras, c’est-à -dire la demande des films pour mener à bien une enquête, ne dépassait pas un ration de 1,7 par caméra. Et s’il est vrai que la délinquance avait baissé de 33% entre 2003 et 2008 dans la ville de Lyon, la Chambre fait observer, non sans malice, que la baisse était de 48% pour la même période à Villeurbanne, ville qui avait refusé de s’équiper en vidéoprotection. Inutile de dire qu’aucun terroriste n’a été arrêté dans la ville de Lyon, grâce aux caméras de surveillance, dont le nombre s’élève aujourd’hui à 219.
Doit-on voir l’aveu d’un échec dans les propos récents du maire de Nice, monsieur Estrosi, qui reproche au ministre de l’intérieur d’avoir refusé de classer sa ville parmi les nouvelles « zones de sécurité prioritaires » (ZSP) ? Il se plaint qu’un tel refus lui interdit d’améliorer la sécurité et la tranquillité des Niçois. Or, Nice est probablement la ville la plus équipée en vidéoprotection, avec plus de six cents caméras, et son maire ne cesse de vanter la baisse de la délinquance suscitée par cet équipement. Le classement en « zone de sécurité prioritaire » devrait donc être inutile.
Pour le moment, l’utilisation de la vidéoprotection n’a donné lieu à aucune évaluation sérieuse. En tout cas, l’effet d’aubaine du terrorisme a permis de développer ces techniques. Des officines chargées de « vendre » la sécurité ont fait des audits, analysé des quartiers, voire des villages, et ont annoncé à des élus locaux que la délinquance risquait d’augmenter s’ils n’investissaient pas dans les caméras. Ensuite, ces mêmes officines venaient vendre lesdites caméras. Un marché immense que se partagent quelques entreprises.
Aujourd’hui, le bilan s’impose, et surtout la réflexion sur la finalité de cette vidéoprotection. Il faut sans doute admettre que les caméras ne permettent pas d’attraper des terroristes, mais sont peut-être utilisables pour lutter contre les incivilités. Il faudra alors s’interroger sur les atteintes à la vie privée auxquelles nous sommes prêts à consentir pour la seule poursuite de cet objectif.
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