Alors que le gouvernement effraie même les Français en préférant systématiquement le recours à la contrainte pour imposer sa volonté au laisser-faire, les plus zélés défenseurs de la force publique veulent aller plus loin.
Par Baptiste Créteur.
Le député européen Yannick Jadot signe une tribune dans Libération au titre explicite, « Sidérurgie : engageons un bras de fer européen« . Une tribune inquiétante car révélatrice de la vision qu’ont ceux qui se donnent le droit de diriger nos vies de l’économie et de l’homme.
Salué autrefois comme un investisseur prodigue, Lakshmi Mittal impose aujourd’hui une restructuration brutale de la sidérurgie européenne. […] Tétanisés, les gouvernements européens hésitent entre tapis rouge pour obtenir d’ultimes promesses, et guillotine pour sanctionner la brutalité et le cynisme du leader mondial de l’acier.
Les gouvernements européens sont prisonniers de l’idée que les entreprises doivent être tantôt incitées, tantôt sanctionnées. Ils auraient pour rôle d’accorder des faveurs et d’imposer des sanctions pour faire correspondre l’économie à ce qu’ils voudraient qu’elles soient, mettant les entreprises à la merci des changements d’humeur des gouvernements et d’opinion des citoyens.
Pour maximiser encore ses profits, l’industriel a même bénéficié de largesses multiples, en particulier de la politique climatique européenne. Les menaces de délocalisation, le chantage à l’emploi et les combines financières ont permis à l’entreprise de s’affranchir de ses obligations en matière de réduction de ses émissions de gaz carbonique. Dans tous les pays européens où il est installé, le groupe Mittal s’est vu délivrer gratuitement un montant faramineux de ces permis de CO2 qui s’échangent en Bourse, lui permettant d’accumuler un trésor de guerre d’environ 1,9 milliard d’euros ! Pire, ces «droits à émettre» concernent parfois des sites industriels dont l’arrêt a été décidé peu après l’adjudication des permis, comme c’est le cas à Seraing en Belgique. Flouées, les autorités ont regardé Mittal passer à la caisse car la revente d’une petite partie de ces quotas a rapporté au groupe 70 millions d’euros en 2010 et 105 millions en 2011. Décidément insatiable d’aides publiques, l’industriel de l’acier a également profité de 15 millions d’euros du gouvernement français au titre du crédit impôt recherche pour les travaux du centre de Maizières-lès-Metz, alors que la direction annonçait une baisse de 15% de son budget de recherche et développement.
Comme à Gérard Depardieu, on reproche aujourd’hui au groupe Arcelor-Mittal d’avoir bénéficié tantôt des largesses de l’État. Les gouvernements se félicitaient alors de leur capacité à favoriser la création de richesse des uns en la faisant financer par les autres, et ne se posaient pas la question de la pertinence de ces subventions. Ils se la posent aujourd’hui, les bénéficiaires d’une infime partie des largesses étatiques ayant décidé de quitter la France ; nos dirigeants pensent aujourd’hui que ces faveurs qu’on leur a accordé leur donnaient des obligations, notamment celle de rester en France et de continuer à y produire pour y payer l’impôt. Les Français bénéficiant tous de services « gratuits » de l’État, aucun d’entre eux ne pourrait aujourd’hui quitter le pays ou devrait continuer de s’acquitter de l’impôt.
Décidément insatiables de l’argent gratuit des contribuables qu’ils distribuent à foison, ceux qui nous gouvernent ne voudraient pas qu’on leur demande des comptes et font ainsi passer ceux qui ont accepté leurs largesses pour d’ingrats profiteurs, évitant ainsi que soit posée la question de la pertinence d’offrir de telles largesses au nom de tous. Bien que présents sur les clichés illustratifs de leurs déclarations où ils se félicitent de leur capacité à attirer et soutenir les meilleurs, les hommes politiques se cachent une fois le vent tourné derrière les bénéficiaires de leur promptitude à donner l’argent des autres.
Ce sont cependant moins l’honneur ou l’indignité de Mittal qui sont en cause que l’impuissance des États à combattre cette stratégie de restructuration à l’échelle mondiale. Une stratégie qui met en concurrence les sites de production et les États à travers leurs normes sociales et environnementales, leurs régimes fiscaux et leurs aides publiques.
Que les entreprises mettent rationnellement en concurrence les différentes possibilités d’implantation, hier entre les régions, aujourd’hui entre les pays, ne devrait pas surprendre les élus. Les individus cherchent également les conditions qui leur semblent les plus favorables à leur épanouissement personnel, qu’ils soient réfugiés politiques, expatriés ou autres migrants ; cette libre-circulation, opportunité pour chacun d’entre nous, ne plait pas à des États qui se voient contraints de devenir performants. S’ils veulent simplifier le calcul des entreprises – qui ne prend pas seulement en compte l’État et les normes qu’il impose – ils feraient bien de cesser d’instaurer des distorsions du marché et de complexifier la situation du pays ; s’ils veulent attirer les entreprises, ils feraient bien de rendre leur pays intrinsèquement attractifs et de cesser à présenter tantôt la carotte, tantôt le bâton – ou plutôt, de cesser d’en réduire l’attractivité en intervenant à tort et à travers.
Face à cette liberté de circuler, qui requiert des États une attractivité propice à attirer et conserver les meilleurs, les moins attractifs d’entre eux voudraient imposer des règles identiques partout pour qu’on n’échappe pas à leur logique collectiviste. Si on peut quitter la France, il faut que cela devienne assez peu attractif pour éviter des départs massifs – la marge de régression de la plupart des pays est immense, mais le député européen n’en démord pas.
Donner des illusions aux salariés du secteur, orchestrer des annonces mal préparées et des décisions peu fiables ne sert à rien s’il s’agit finalement de reculer, de s’accommoder, d’accorder encore plus de privilèges face au chantage à la délocalisation, de toujours succomber au racket organisé. C’est la disparition de la sidérurgie qui s’organise ainsi en Europe, et les interventions publiques ne font que reculer les échéances. Tout ce qui sera obtenu pour Florange sera arraché à Basse-Indre, tout ce qui sera gagné en France sera perdu en Espagne, en Belgique ou ailleurs. Arnaud Montebourg rappelle avec force et raison que l’économie est aussi une construction politique et que la nouvelle majorité a été élue pour porter une alternative au capitalisme pseudo-scientifique, au darwinisme social et à la destruction écologique présentés comme inéluctables. S’inscrire dans le seul champ national est toutefois une impasse, au mieux la mise en scène nostalgique d’un capitalisme d’après-guerre. La reconquête de souveraineté face à des acteurs globaux comme Mittal passe par l’Europe.
Pour les étatistes les plus chevronnés, la souveraineté des États doit s’appliquer à tous. Cette négation de la liberté de choix les pousse à considérer que les aides publiques qu’ils offrent et qu’acceptent les entreprises constitue un « racket organisé », oubliant la différence fondamentale entre les individus et les entreprises d’une part et l’État d’autre part : les premiers fondent leurs interactions sur le libre consentement, le dernier sur la contrainte et la coercition. Ils conçoivent l’économie comme une construction politique dont ils sont les architectes et les maçons, disposant à l’envi des briques que nous sommes qu’ils cimentent par un contrat social dont les services gratuits qu’ils imposent équivaudraient à un accord tacite ad vitam aeternam.
C’est à cette échelle que peuvent s’organiser la pérennisation et la modernisation des grandes industries européennes et, lorsqu’avérées, la gestion coordonnée de leurs surcapacités structurelles de production. Commençons par celles qui connaissent une crise profonde, comme la sidérurgie ou l’automobile, et celles qui structurent l’économie efficace, renouvelable et interconnectée de demain, comme l’énergie ou les transports. Au cercle vicieux de Mittal, l’Europe doit opposer un cercle vertueux fondé sur l’innovation, la performance énergétique et carbone, la responsabilité sociale, bref la compétitivité par le haut.
La gestion par l’État des capacités de production n’est rien d’autre qu’une négation de la propriété privée. Les hommes politiques semblent unanimes dans leur incapacité à le dire aussi clairement et dans leur foi inaltérable en leur capacité à orienter avec pertinence les décisions. Le libre-choix permis par le marché est lui aussi nié sans le dire ; le courage de prendre des décisions liberticides ne va apparemment pas de pair avec le courage de ses opinions.
Il revient aux chefs d’État et de gouvernement européens de poser, avec le parlement européen, les premières pierres d’une souveraineté industrielle retrouvée. La toute première, puisqu’elle est en négociation aujourd’hui, consisterait à resserrer substantiellement un marché carbone européen totalement déprimé par l’excès de quotas de CO2 alloués. Accompagnée d’une taxe carbone aux frontières, une telle mesure renforcerait en Europe l’incitation à la modernisation des processus de production et générerait des revenus publics – près de 30 milliards d’euros par an – pour financer la transition énergétique et industrielle. Et pourquoi ne pas inviter Lakshmi Mittal au prochain sommet européen pour engager enfin avec lui un nouveau bras de fer pour une sidérurgie européenne moderne, compétitive, socialement et écologiquement responsable ?
À l’arsenal politique jusqu’à présent déployé pour faire plier les entreprises et individus à la volonté des États, le député européen Yannick Jadot veut ajouter le carbone. Plutôt que des aides publiques, ce sont des permis d’émissions qui seraient distribués et retirés à l’envi aux producteurs pour empêcher la libre-circulation des hommes et des entreprises. Une arme déployée dans l’objectif explicite d’engager des bras de fer avec les chefs d’entreprise, bras de fer auxquels ils seraient poliment invités pour donner l’illusion de leur consentement. Les politiciens prêchant sans cesse pour plus d’innovation sont eux-mêmes exemplaires en la matière, renforçant chaque jour un peu plus l’arsenal à leur exclusive disposition pour faire plier les citoyens à leur volonté.
Vous qui vous revendiquez courageux et audacieux, qu’attendez-vous pour abroger d’ores et déjà la liberté et la propriété de citoyens à votre merci, désarmés et contraints de compter sur des services dont vous conservez jalousement le monopole pour se déplacer, s’alimenter, s’approvisionner en énergie ? Soupçonnez-vous encore quelque capacité de résistance chez les citoyens, ou préférez-vous leur donner l’illusion de liberté pour continuer à jouir de leurs efforts et de leur créativité ?
RT @Contrepoints: Le bras de fer entre pouvoir et liberté Alors que le gouvernement effraie même les Français en préférant sys… http:/ …
« à ce qu’ils voudraient qu’elles soient » => qu’elle soit (l’économie)
» souveraineté industrielle retrouvée »: kézako ?