Par la grâce d’un prêt de capital, même les plus pauvres peuvent, sans formation préalable, démarrer une activité économique et en vivre.
Par Thomas Ligneyrac.
Il y a quelques temps, j’ai dévoré Vers un monde sans pauvreté de Muhammad Yunus, publié il y a plus de quinze ans déjà . M. Yunus est le fondateur de la banque Grameen au Bangladesh, il est à l’origine de la formidable expansion du microcrédit dans le monde depuis les années quatre-vingt. Dans son ouvrage, il raconte son parcours et celui de Grameen, puis il partage ses analyses et ses espoirs. Il prône un retour au travail indépendant et affirme franchement : « Dans les pays développés, la plus grande difficulté est de lutter contre les ravages du système d’aide sociale », lequel empêche ceux qui en dépendent d’entreprendre. Il est libéral par conviction progressiste :
De toute évidence, l’économie de marché telle qu’elle est organisée aujourd’hui ne fournit pas de solution aux maux de la société. J’en veux pour illustration tous les domaines sociaux cruellement délaissés : perspectives économiques et système de santé pour les pauvres, éducation pour les déshérités, bien-être des personnes âgées et handicapées. Pourtant, même pour ces difficultés particulières, je pense que l’État, sous sa forme actuelle, devrait se désengager presque intégralement (à l’exclusion de la défense nationale et de la politique étrangère) pour laisser le secteur privé — un secteur privé organisé sur le modèle de Grameen, c’est-à -dire animé par un souci de bien-être social — jouer son rôle.
Sur son ouvrage j’ai deux remarques et une critique. Tout d’abord le mot « charité » désigne l’amour de Dieu et du prochain, il n’est pas synonyme de pitié ni d’assistanat. Ensuite, concernant le travail de sape provoqué par les systèmes d’aide sociale, en Europe du moins, je crois que les normes de salubrité et de sécurité, les obligations de comptabilité, les permis de construire, ou encore l’interdiction de concurrence dans certains domaines comme les transports, forment une barrière pire encore pour le travail indépendant. Mais si je prends la peine d’écrire ici, c’est au sujet d’une critique de fond. L’auteur nous explique, chiffres et exemples à l’appui, qu’en apportant du capital aux plus pauvres une institution de microcrédit peut faire sortir ces derniers de la misère. Il souhaite alors généraliser le microcrédit pour enfin éradiquer la pauvreté dans le monde. J’aimerais réagir sur cet espoir-là .
En premier lieu, la pauvreté est un sentiment relatif. Être pauvre, c’est avant tout se sentir pauvre. Le dernier de la classe se sent toujours dernier de la classe, quel que soit le niveau de la classe. Le projet d’éradication de la pauvreté se révèle alors être un mirage : il recule au fur et à mesure de notre progression. Pis : plus la société se structure et se développe et plus le fossé entre les pauvres et les riches se creuse et se pérennise. M. Yunus rapporte à propos sa propre expérience :
Même si, en termes absolus, les pauvres vivant dans les pays développés possèdent plus de biens physiques et financiers que les pauvres du tiers-monde, le fossé psychologique est immense et rend la misère plus difficile à supporter dans une société de relative abondance.
Au Bangladesh, les déshérités vivent presque comme tout le monde : ils n’ont pas de télévision, de voiture ou d’air conditionné, mais dans les villages les riches non plus n’en ont pas. Dans le tiers-monde, il existe certes des différences entre riches et pauvres, mais nous grandissons ensemble sans reléguer les pauvres dans des ghettos.
La pauvreté peut donc reculer et la richesse avancer, il restera toujours les pauvres et la souffrance d’être pauvre. Passons sur cet aspect et posons-nous plutôt la question suivante : le microcrédit est-il réellement un outil de développement ?
Ouvrons une parenthèse. Un mot sur le développement. Le développement n’est pas un problème technique, mais humain. Le mode de fonctionnement sous-développé — ou communautaire ou familial ou féodal au choix — est l’organisation naturelle des sociétés humaines. De nos jours, une société humaine qui se développe, c’est une société humaine qui sort de cet état initial pour se diriger vers une organisation de type individualiste et bourgeoise. Elle y perd du même coup en cohésion sociale et donc en stabilité, ce qui autorise une croissance continue.
Je continue dans ma parenthèse. L’économie morale de Laurence Fontaine donne une perspective intéressante sur le microcrédit. Dans son essai, elle retrace l’histoire de la percée des logiques bourgeoises dans l’Europe féodale, avec notamment un bilan du rôle des Monts de piété qui étaient et sont toujours des institutions de microcrédit depuis. Les Monts de piété pratiquent des taux d’intérêts réduits et prêtent à tous, sur gage, les sommes les plus infimes. Selon Laurence Fontaine, la « préférence pour l’illiquidité » est caractéristique d’une économie féodale : économiser pour payer quelque chose est difficile du fait des contraintes d’assistance familiale, mieux vaut donc s’endetter et rembourser, et ceci pour tous les besoins autres que les dépenses courantes. Aussi, le microcrédit s’insère naturellement dans une logique féodale. Ce ne sont donc pas les Monts de piété qui ont fait basculer l’économie européenne du féodal vers le bourgeois ; ils ont néanmoins servi à adoucir les crises.
Revenons au livre du professeur Yunus. Qu’on ne s’y trompe pas, si j’avais un petit a priori critique sur le microcrédit — disons que j’en pensais du bien sans voir le rapport avec le développement —, son livre m’a convaincu. Il décrit deux leviers utilisés conjointement par Grameen. Le premier levier est connu : par la grâce d’un prêt de capital, même les plus pauvres peuvent, sans formation préalable, démarrer une activité économique et en vivre. Le deuxième levier est moins connu et explique comment Grameen réussit à prêter sans gage : le prêt à la manière Grameen est inséré dans une démarche communautaire, il repose sur la cohésion d’un groupe d’emprunteurs et de leurs valeurs morales. Mais le groupe, sa cohésion et ses valeurs morales sont en rupture avec la société traditionnelle. Ainsi, Grameen ne s’appuie pas sur les hiérarchies familiales ou villageoises existantes. La banque s’adresse de préférence aux femmes plutôt qu’aux hommes, aux plus pauvres plutôt qu’aux personnes influentes, et les groupes d’emprunteurs bangladais se sont dotés d’une sorte de charte du comportement en seize résolutions qui va du bon entretien de sa maison à l’aide à autrui, en passant par la limitation volontaire du nombre d’enfants.
L’auteur explique que le microcrédit à la manière de Grameen est applicable « partout où il y a de la pauvreté ». Mais une barrière supplémentaire est à franchir en Occident : la faiblesse de la cohésion sociale. En Occident, il arrive que même les membres d’une famille puissent choisir de ne pas s’entraider. Le sentiment de loyauté envers une communauté est ténu. Comment, dans ce contexte, faire fonctionner des groupes d’emprunteurs qui s’auto-gèrent ? Il faut remarquer ici que le délitement familial avance main dans la main avec la prise en charge administrative de la santé et des retraites. Sur ce point précisément, M. Yunus glisse dans son livre qu’il souhaiterait un État favorisant plus ou moins directement une prise en charge institutionnelle de la santé et des retraites, il promeut en outre l’égalité des femmes et des hommes. Bien sûr on pourrait imaginer atteindre ces objectifs tout en conservant de la cohésion sociale. Mais, jusqu’à aujourd’hui cela n’a pas été le cas. Bref, inutile d’aller plus avant car Grameen cherche bel et bien à souder ses groupes d’emprunteurs, le microcrédit décrit par M. Yunus allie initiative individuelle et solidarité communautaire.
Pourquoi Grameen s’adresse aux femmes plutôt qu’aux hommes ? Parce que, nous répond l’auteur, une femme miséreuse est plus soucieuse que son mari du bien-être dans le foyer et du sort des enfants. Cela ne contredit pas les propos de l’auteur, mais mon expérience personnelle me suggère que les femmes sont attirées comme les hommes par des envies moins altruistes dès que leurs enfants et la nourriture n’est plus un souci majeur. J’ai connu au Bénin une femme de la classe moyenne qui a dilapidé dans des vêtements personnels le petit capital avec lequel elle travaillait. Cette femme compte sur son mari plutôt que sur elle-même, ce qui est caractéristique, avec le besoin de prestige, d’un fonctionnement féodal.
Grameen s’appuie sur la cohésion sociale initiale des membres de la société afin de générer un mouvement bien encadré qui modifie la structure sociale. Le modèle de Grameen est peut-être, comme le pense son fondateur, plus ou moins transposable partout. Et il est en tout cas à l’évidence un puissant outil de développement. Mais si la société conserve globalement un fonctionnement féodal, alors l’effet sur l’enrichissement pourrait bien ne durer que le temps de la transformation sociale. Gageons que, dès qu’une telle société termine sa réorganisation autour du microcrédit, son développement cesse et la croissance avec. Il reste qu’une société donnée organisée avec le microcrédit est économiquement plus résistante et objectivement plus riche que la même société avant le microcrédit. Si le développement est un escalier à gravir, le microcrédit de Grameen est universel en ce qu’il permet aux plus pauvres (socialisés) du monde entier de franchir une marche, il n’est toutefois pas une solution ultime car il ne fait franchir à chacun qu’une seule marche. Cela dit, une solution ultime pour un développement perpétuel est-elle vraiment à espérer ?
Notes :
Les références des livres :
- Laurence Fontaine, L’économie morale : Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Gallimard, NRF Essais, 2008.
- Muhammad Yunus, Vers un monde sans pauvreté, JC Lattès, Le Livre de Poche, édition mise à jour, 2008, Première édition en 1997.
Pour un point de vue critique sur le microcrédit, lire l’article Billions of dollars and a Nobel Prize later, it looks like ‘microlending’ doesn’t actually do much to fight poverty.
Jusqu’au jour ou il y en aura un qui trouvera la faille pour s’en mettre plein les poches !
Où que ce soit dans le monde, les humains restent des humains et le nombre de brebis galeuses est terriblement constant (c’est probablement pire chez nous, parce qu’il y a plus d’incitations…)
Je me suis laissé dire que la pratique du micro-crédit dans les pays en développement était un moyen très intéressant pour se livrer au blanchiment d’argent. Comment vérifier les multitudes de prêts accordés au fin fond du tiers-monde ? le tout sous couverts de grands sentiments humanistes…