Théoricien de la sociologie et philosophe politique libéral qui fut un grand Monsieur.
Par Marc Crapez.
Raymond Boudon est une vraie rencontre intellectuelle. L’Idéologie ou l’origine des idées reçues est génial. Ce livre savant, élégant et excitant tient en haleine le lecteur attentif. C’est une approche libérale. Bien sûr, il n’y a pas de fondation absolue de la connaissance. Les raisonnements s’enchaînent et s’étayent les uns aux autres avec une déperdition de rigueur. Mais on peut peser un argument et sa résistance aux objections.
On peut dire de Boudon ce que lui-même déclara au sujet de Jean Stoetzel, qu’il détectait « ceux qui prétendent découvrir les structures profondes de la société ou de la pensée, alors qu’ils ne font qu’aligner des banalités ou des sottises dans un langage prétentieux. Contre ces nouveaux précieux, il se faisait volontiers avec courage le défenseur du bon sens et de l’honnêteté intellectuelle ».
Sa démystification des gourous de 68 valut à Boudon le silence des mass médias français. À Paris intra-muros, capitale des modes intellectuelles, il souffrait également d’un certain isolement académique. Certes, il avait fondé le Diplôme d’études approfondies de Sciences Sociales et Philosophie de la Connaissance, ainsi que le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de l’Université Paris IV-Sorbonne. Mais le seul fait d’être boudonien devint un handicap pour l’obtention d’un poste universitaire, à l’égal du stigmate de l’aronien. « Boudon ? Il est fasciste », soutenait mordicus Pierre Bourdieu.
La tyrannie des minorités actives
Pour ceux qui l’ont connu, Boudon était évidemment tout sauf ça. Bon professeur, didactique et droit, humainement intéressant, jovial, bonhomme et malicieux, il s’efforçait d’enrichir la réflexion de son interlocuteur. Lui-même bénéficia, pour publier son œuvre, du soutien de feu Michel Prigent, le responsable des PUF. Dans les années 2000, on peut aussi ajouter Odile Jacob et Franck Debié (ancien responsable de la Fondation pour l’innovation politique).
J’eus la chance de le rencontrer. Il me conseilla de ne pas trop lire, sélectivité dont on ne comprend pas encore la justesse à 30 ans. Il cite mon livre sur le sens commun dans son livre sur le sens commun, mais je fus encore plus touché par sa remarque épistolaire, suite à un compte-rendu que j’avais publié, en 2011, dans une revue Québecoise, sur un troisième livre sur ce même thème : « […] quel beau symptôme de la confusion qui règne dans les sciences humaines que ce mélange de dogmatisme bachelardien et de relativisme radical ». J’ai, par ailleurs, publié deux comptes-rendus de livres de Raymond Boudon dont voici des extraits [1].
Dans Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun, Raymond Boudon propose de se ressourcer aux principes démocratiques sous l’égide du sens commun. De nos jours, les contrepouvoirs sont suffisamment développés. C’est la notion d’intérêt général qui doit être secourue. D’aucuns veulent s’adapter à une juxtaposition de communautés, d’identités culturelles ou de groupes d’intérêts. Ils recherchent l’apaisement des conflits par des compromis qui entérinent la tyrannie des minorités actives. Sous l’effet du relativisme ambiant, ils cèdent aux demandes particularistes et se laissent abuser par l’opinion médiatique. […]. Selon Boudon, le poids de la fonction publique n’explique pas seul l’inflation normative. C’est surtout faute de repères et de valeurs que le politique s’en remet au seul droit pour assurer la cohésion sociale. […]
[…]. On peut décomposer l’œuvre de Raymond Boudon en trois cycles et retenir, tout particulièrement, dans les années 60, celles de la créativité : L’Inégalité des chances, Effet pervers et ordre social et La Logique du social ; dans les années 80, celles de la virtuosité : le Dictionnaire critique de la sociologie, L’Idéologie ou l’origine des idées reçues et L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses (ouvrages d’une clarté et d’une profondeur exceptionnelles selon la formule du politiste Jean-Marie Denquin) ; dans les années 2000, celles de la sérénité : Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme ?, Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun et La Rationalité. Avec ce qu’Aron appelait le sourire du bon sens, Boudon exalte joyeusement « l’homme des Lumières et de la tradition libérale, rationnel, de bon sens, fondant ses appréciations sur des raisons ayant vocation à être partagées ».
—
Suivre les articles de l’auteur sur Facebook.
Note :
- Extraits de mes comptes-rendus de Raymond Boudon, Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun, Odile Jacob, 2006 ; Essais sur la théorie générale de la rationalité. Action sociale et sens commun, PUF, 2007 ; R. Boudon, La Rationalité, PUF, 2009 ; parus dans 2050. La revue de la Fondation pour l’innovation politique, 3, janvier 2007 et Le banquet, 29, septembre 2011. ↩
Le Point.fr : cela fait une semaine, pas une ligne pas un mot sur sa disparition… Affligeant.
voir aussi à toute fin utile l’hommage que lui a rendu Enquête&Débat a qui il a accordé une remarquable interview de 3h en 2011 http://www.enquete-debat.fr/archives/raymond-boudon-est-mort-enquete-debat-est-en-deuil-38362