Pour Boudon, l’individu n’était ni un agent conditionné et modifiable, ni un acteur mû par une rationalité strictement logique.
Par Lucien Samir Oulahbib.
La mort soudaine de Raymond Boudon en avril 2013 va laisser un grand vide pour tous ceux qui espéraient en ses efforts d’édifier « la sociologie comme science ».
Il l’affirmait avec force dans son avant-dernier livre (2010). Ce qui implique selon lui de ne pas se satisfaire de voir la sociologie se réduire à une étude descriptive des phénomènes alors qu’il s’agit d’en comprendre donc d’en expliquer la rationalité : c’est-à-dire non seulement la cohérence logique (avec sa distribution donnée des facteurs) mais aussi sa cohérence rationnelle, autrement dit ce que cela signifie pour les acteurs, leur « propre » hiérarchie des facteurs, quelles sont leurs « raisons » non réductibles à des intérêts et à des influences.
Précisons que chez Boudon les acteurs ne sont pas seulement des agents ou des sujets en ce sens qu’ils vont agir pour peser sur le réel et non pas seulement le (re)produire (agent) ou l’interpréter (sujet). Par conséquent il ne s’agit pas pour Boudon d’entrer dans la querelle pour lui scolastique qui oppose ceux qui réduisent l’acteur à un agent modifiable à merci (ladite plasticité du champ social) d’un côté, à ceux, d’un autre côté, qui voient l’acteur comme uniquement porté par une logique instrumentale, et, en même temps, capable, avant d’agir, de connaître l’ensemble des tenants et aboutissants de l’action.
Boudon prenait ses distances avec ces deux écoles, le constructivisme historiciste et relativiste adepte de la théorie du « champ » d’une part, et la théorie de l’action rationnelle (TCR) d’autre part, qui réduit le rationnel à la logique alors qu’il s’agit aussi de tenir compte d’autrui dans tout « calcul » humain.
Ces deux écoles dominantes aujourd’hui en sciences sociales ne sont pas à même selon Boudon de saisir la complexité du réel sociologique puisqu’elles dénient deux axes fondamentaux : les acteurs sont résilients lorsqu’ils croient en leur action, et cette motivation n’est ni réductible à la pression du milieu, ni conditionnée par la nécessité de connaître exhaustivement une situation. Les acteurs agissent plutôt de telle ou telle façon parce qu’ils ont des bonnes raisons de le faire, et ces dernières ne se résument pas à des instrumentalisations endogènes ou exogènes.
Raymond Boudon se sentait un peu seul sur cette voie alternative qu’il appliquait autant à l’enseignement qu’à l’art et à l’éthique : il existe une vérité et non pas que des points de vue, même si la vérité est toujours relative au sens où il s’agit de la rendre idoine au phénomène étudié et non pas à des apriori non justifiés. C’est ce qui sépare pour lui l’histoire scientifique de l’histoire des idées. Dans cette optique, la critique d’un système théorique n’est pas la preuve d’un esprit polémique mais la capacité à vérifier si les propositions avancées sont non seulement logiques mais ont un sens dans un réel donné, c’est-à-dire correspondent au fait que les acteurs choisissent d’agir ou de ne pas le faire, au-delà de la pression d’une situation donnée. C’est en ce sens que Raymond Boudon parlait ces derniers temps de la « raison ordinaire » comme ayant une différence de degré et non pas de nature avec la raison scientifique. Il se différenciait en cela de Karl Popper.
Dommage que sa mort brutale, et aussi il est vrai, une certaine atonie du « champ » intellectuel français, empêchent de penser sereinement toutes ces questions. Faisons en sorte que sa mort puisse permettre qu’elles soient enfin mieux posées.
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