Qu’est-ce que l’ordre spontané ? Comment fonctionne-t-il ? Quelles sont ses vertus ?
Par Nigel Ashford
Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet.
« La plupart des institutions humaines sont le produit de l’action humaine, mais non de l’intention humaine. » – Adam Ferguson
L’ordre a été une préoccupation centrale des penseurs politiques et des philosophes à travers les âges. Il est largement reconnu comme un état d’harmonie entre les gens, ou comme une paix sociale. Dans l’ère pré-moderne, cependant, le concept était compris comme la maintenance d’un ordre stable, hiérarchique, qui était pré-ordonné par Dieu ou la nature, ou les deux. L’ordre peut également être considéré comme l’existence de la régularité et de la prévisibilité dans les affaires humaines, l’absence de chaos. Bien que n’étant plus associée à une société rigide évaluée selon son indice de privilège et de pouvoir, l’idée d’ordre est toujours très appréciée. C’est parce qu’elle permet à des personnes ayant des valeurs et des intérêts différents de vivre ensemble dans la société, sans avoir recours à la discorde, au conflit ou à la guerre civile. C’est l’idée moderne d’ordre spontané.
Le premier penseur à articuler ce concept moderne d’ordre spontané a été Bernard de Mandeville, dans un livre appelé La Fable des abeilles (1714). Cet ouvrage examinait le paradoxe selon lequel les « vices privés » tels que l’intérêt individuel pourrait mener à des « avantages publics » dont bénéficierait l’ensemble de la communauté. Il faisait remarquer que la somme des individus qui agissaient pour des motifs distincts produisait une société commerciale qui ne faisait partie de l’intention de personne. Cette idée que l’évolution des institutions humaines avait permis aux individus de servir les autres, même si leur motivation pouvait être l’intérêt personnel, était au cœur de la philosophie des Lumières écossaises qui s’est développée autour d’Adam Smith, de David Hume et d’Adam Ferguson. Ils ont cherché à appliquer cette idée à toute une série d’institutions humaines, incluant le commerce, le droit, la langue, la morale humaine, et même les mœurs et les coutumes. Loin d’être une théorie étroite d’économie, La Théorie des sentiments moraux de Smith (1759) a fait valoir que la morale évoluait lentement. Les principes qui ont permis à l’humanité de se développer et de prospérer ont finalement été acceptés par la communauté. Ils ont résisté à l’épreuve du temps.
Smith, Hume et Ferguson étaient fascinés par la manière dont ces valeurs et ces institutions grandissaient au plus grand bénéfice de l’humanité en dépit du fait d’être le produit d’un esprit unique. L’observation d’Adam Ferguson selon laquelle l’action humaine produisait une forme d’ordre social supérieur à celui conçu par l’intention humaine fait de l’écho aux pensées d’un penseur autrichien, F. A. Hayek, deux siècles plus tard. Hayek a eu l’idée ancienne que les institutions étaient divisées entre celles qui étaient « naturelles » et celles qui étaient « artificielles ». Un troisième groupe existait, disait Hayek, celui des institutions sociales. Comme elles sont régulières et ordonnées, les gens supposent qu’elles ont été inventées par l’humanité et qu’elles peuvent donc être modifiées ou restructurées à volonté. Hayek a fait remarquer que cette notion était fallacieuse parce que l’esprit humain et la société ont évolué ensemble. Abattre les institutions qui ont soudé la société et construire du neuf, comme l’ont préconisé les socialistes, détruirait l’ordre qui a fait fonctionner la société.
L’ordre sans ordres
L’ordre spontané fait tourner les roues de la société sans avoir besoin de donner des ordres à partir du centre. Une société libre est ordonnée non parce qu’il est dit quoi faire aux gens, mais parce que l’évolution des sociétés et des institutions héritées de la société humaine permettent aux individus de poursuivre leurs propres fins et, ce faisant, répondent aux besoins des autres. Le comportement des gens suit certains schémas parce qu’ils ont été acceptés par la société d’abord car ils ont permis aux groupes qui l’ont adopté de prospérer. Ce n’est pas un accident, disait Hayek, que les plus fortes différences de bien-être matériel peuvent être observées à travers le Tiers-Monde où la ville rencontre la campagne, et où les sociétés réglementées complexes rencontrent les communautés intimes dans lesquelles les règles sont différentes.
Les règles qui permettent à un ordre social complexe comme une ville ou l’économie mondiale de fonctionner ne sont pas des ordres, dans le sens où ce terme est généralement compris. Les règles qui empêchent les individus de blesser autrui, de s’engager dans le vol ou la fraude, ou de rompre leurs promesses, donnent en fait aux gens une grande latitude dans leur comportement. Ils disent aux gens comment faire les choses, mais ils ne leur disent pas ce qu’ils devraient faire.
Le cadre moral pour la société humaine n’est pas gravé dans la pierre, mais est plutôt en constante évolution, au fur et à mesure que de nouvelles règles sont découvertes et permettent à l’ordre social de mieux fonctionner. Le problème est que nous ne savons pas à l’avance quelles règles vont fonctionner et quelles règles ne fonctionneront pas. Nos lois et nos coutumes existantes nous montrent ce qui a fonctionné pour nous maintenir au niveau que la société a atteint, mais l’innovation, les essais et les erreurs sont requis si nous voulons continuer à découvrir de nouvelles règles efficaces, dont nous sommes actuellement ignorants. Les institutions sociales qui sauvegardent la société en bon ordre – les coutumes, les traditions, et les valeurs – sont comme des outils. Elles contiennent le savoir des générations passées sur la façon de nous comporter et seront modifiées par la génération montante puis transmises aux suivants. Les groupes qui adoptent ces règles bénéficient de l’avoir fait, sans forcément savoir pourquoi. Les institutions qui transmettent des informations sur les règles sont le produit de l’action humaine, mais pas nécessairement le résultat d’une conception humaine.
Il existe trois catégories de règles sociales, selon Hayek. La première consiste en celles que nous concevons comme la législation parlementaire. La seconde, qui a été appelée « connaissance tacite », consiste en des choses telles que le sens du fair-play ou l’injustice que nous comprenons tous, mais que nous ne pouvons pas mettre en mots. Enfin, il y a un troisième groupe de règles de comportements bénéfiques que nous pouvons observer et noter, mais nos tentatives de codification ne sont qu’une estimation approximative des principes. Le système anglo-saxon de common law est un exemple de ce troisième type de règles. Il a évolué et a été progressivement affiné à travers les siècles par différents jugements et jurisprudences, et il est ouvert à la modification dans le futur. Nous apprenons de ces règles et contribuons à elles, même si nous ne pouvons souvent pas les expliquer totalement. Ce sont les deuxième et troisième catégories qui ont le pouvoir de créer un ordre complexe qui utilise plus de connaissances qu’un seul esprit humain ne pourra jamais connaître.
Pourquoi nous avons besoin de liberté
Les ordres sociaux complexes exigent la liberté, car l’information et la connaissance qui les font travailler ne peuvent jamais être amassés par une autorité centrale. Tenter d’utiliser cette première catégories de règles – la législation – pour changer les deuxième et troisième catégories va échouer, car la somme totale de la connaissance humaine a permis aux gens dans la société de vivre ensemble et de nous amener à des niveaux de prospérité et de population dont nous pouvons maintenant profiter. Cela a été vu dans les anciens États socialistes de l’empire soviétique, dans lequel le gouvernement attaquait et minait la morale traditionnelle, la justice, et le fair-play, tout en s’appuyant sur les économies de l’Occident pour éviter que les niveaux de vie ne tombent en-dessous du niveau de subsistance. La liberté est essentielle au processus de réalisation de l’ordre spontané dans la société, parce que nous ne savons pas à l’avance les règles qui vont fonctionner, parce que la liberté est essentielle au processus d’essai et d’erreur, et parce que les pouvoirs créateurs de l’homme peuvent seulement s’exprimer dans une société où le pouvoir et la connaissance sont largement dispersés. Imposer un modèle préconçu sur la société conduirait à l’arrêt du fonctionnement de la société comme force créatrice. Le progrès ne se commande pas.
Indispensable au progrès d’une société ordonnée est la répartition du pouvoir entre les citoyens, par opposition à la concentration du pouvoir dans les mains de l’État. Cela permet à la société d’expérimenter les règles et les coutumes qui régissent le comportement des gens. Le processus d’essai et d’erreur limite l’impact des erreurs à un petit segment de la société. Les règles qui fonctionnent sont observées, imitées, et absorbées dans le cadre social. La prise de risque et la violation des règles sont pratiquement impossibles dans les intimes et petites sociétés rurales, mais ces activités sont essentielles au maintien des grandes populations qui vivent dans les grandes sociétés impersonnelles de la vie moderne.
Le rôle des incitations
La vie dans une société libre peut être difficile car elle oblige les individus à s’adapter aux besoins des autres. La société libre fonctionne parce qu’elle coordonne des désirs contradictoires en créant des incitations pour les personnes à satisfaire leurs propres besoins en satisfaisant ceux des autres. C’est le contraire d’un État dans lequel on ne peut pas atteindre ses objectifs au détriment des autres. Comme si par une main invisible, comme le suggérait Adam Smith, nous étions amenés à servir les besoins d’autrui tout en poursuivant notre propre intérêt.
Cet ordre complexe qui harmonise et synchronise les désirs contradictoires des gens qui sont différents les uns des autres peut être déroutant au premier abord. Mais il est essentiel de regarder au-delà de cette confusion initiale, si nous voulons voir comment une société libre fonctionne. Quand Alexis de Tocqueville a débarqué pour la première fois à New York en 1831, il a entendu ce qu’il a décrit comme une « rumeur confuse ». Ce grand chroniqueur de la société américaine a écrit : « À peine êtes-vous descendu sur le sol de l’Amérique que vous vous trouvez au milieu d’une sorte de tumulte ; une clameur confuse s’élève de toutes parts ; mille voix parviennent en même temps à votre oreille ; chacune d’elles exprime quelques besoins sociaux ». Simplement en essayant de comprendre comment la société fonctionne en la regardant et en l’écoutant nous dit peu. Ce serait comme essayer de comprendre comment fonctionne une horloge en donnant l’heure. C’est la façon dont les gens doivent interagir avec l’autre qui permet à l’horloge de la société de garder le tic-tac.
Le bourdonnement du commerce facilite la voie de la coopération sociale dans une société libre, en partie parce qu’il offre des opportunités à l’homme qui ne sont tout simplement pas disponibles lorsqu’ils agissent seuls, ou lorsqu’ils sont en état de guerre de tous contre tous. Les incitations nous permettent de coopérer avec les autres, même si nos points de vue sur les questions politiques ou nos croyances religieuses peuvent différer radicalement. Quand les gens fournissent des biens et services, ou les achètent à d’autres, ils ne savent pas à qui ils ont affaire. Protestant, catholique, juif et musulman bénéficient tous de l’activité commerciale dans une société libre sans altérer leurs croyances fondamentales. Leur sécurité et la prospérité sont interdépendantes et, dans les sociétés libres, dépassent largement ceux des nations où un conflit marque les différences de foi. Ces différences sont résolues pacifiquement et profitablement dans une société libre, car les avantages de ces valeurs ont été transmis par la société et sont devenus partie intégrante du cadre moral. L’absence de ce mécanisme pour transmettre les valeurs morales est une des raisons pour laquelle les conflits religieux et la discorde sociale marquent les sociétés qui n’ont jamais connu la liberté.
La loi
Une institution clef qui rend la coordination d’une société libre possible est la loi. Dans une société libre, la loi n’est pas la même que les décrets gouvernementaux arbitraires des sociétés totalitaires et autocratiques, ou la législation des Congrès et des Parlements occidentaux. Elle est, comme nous l’avons vu, un code qui a évolué non dans les mains des politiciens, mais dans les décisions des juges. Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique (1840) décrit comment les lois maintiennent l’ordre dans une société libre. Il faisait remarquer que « l’esprit légiste, né dans l’intérieur des écoles et des tribunaux, se répand donc peu à peu au-delà de leur enceinte ; il s’infiltre pour ainsi dire dans toute la société, il descend dans les derniers rangs, et le peuple tout entier finit par contracter une partie des habitudes et des goûts du magistrat. » La loi est respectée dans une société libre non par l’usage de la force (même si les gouvernements se réservent le droit d’utiliser la force pour protéger la liberté), mais parce qu’elle est basée sur des règles qui se sont développées et qui ont été testées dans la vraie vie, et parce que les valeurs et l’esprit de la loi sont étroitement liés aux valeurs morales de la civilisation.
Trop d’État compromet ce respect en imposant des contrôles sur la société qui ne se conforment pas à la notion de bien et de mal dont ont hérité les individus. La liberté crée un ordre dans la société. Les institutions d’une société libre donnent aux gens un intérêt à maintenir la paix, mieux que n’importe quel État policier ou que n’importe quel camp de concentration.
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Traduction : Marc Lassort, Institut Coppet. Cet article est une adaptation d’un autre texte de l’auteur: Principes pour une société libre, une introduction pour les pays anciennement communistes. Juillet 1999, Vol. 49, Question 7. L’article original peut être retrouvé ici.
Article lumineux, comme toujours !
J’ai néanmoins relevé quelques coquilles, notamment :
« Ce serait comme essayer de comprendre comment fonctionne en donnant l’heure. » -> je présume qu’il manque « une horloge »
« L’absence de ce mécanisme pour transmettre les valeurs morales est une des raisons pour laquelle les conflits religieuses et la discorde sociale marquent les sociétés qui n’ont jamais connu la liberté. » -> une des raisons pour « lesquelles » / conflits « religieux »
Merci Fabrice pour ces remarques. On corrige sur Coppet.
Si l’état est bel et bien fondé sur l’idée de peser sur l’organisation sociale et économique cela ne veut pas dire qu’il est déconnecté de tout intérêt privé. Il me semble nécessaire de comprendre que si l’ordre spontané et, disons, une utilisation de moyens de gestion limitée à des intérêts privés, cela n’empêche pas que les moyens en question peuvent avoir des effets plus ou moins grand sur le reste du groupe, avec parfois un impact quasi institutionnel. On peut même considérer l’histoire de l’état au regard de cette hétérogénéité dans la distribution des moyens d’action et de leur portée.
A partir de la sédentarisation et de l’émergence de l’urbanité, il y a nécessairement des regroupements qui se mettent en place pour prendre des décisions collectives et une centralisation des moyens de gestion qui est faite. Certains individus, plus habiles, plus charismatiques, se retrouvent plus ou moins explicitement plébiscités pour prendre en charge les responsabilités du pilotage de ces moyens. Alors évidemment l’émergence de l’urbanité est un petit peu lointaine dans notre passé, mais la construction d’une hiérarchie dans un groupe est un phénomène assez facile à observer dans le quotidien.
De manière concurrente à ce phénomène une activité économique libre va elle aussi générer des hétérogénéités dans la distribution des moyens d’action. Certains membres du groupe peuvent alors prendre des décisions purement individuelles qui auront des conséquences sur les autres membres, et potentiellement soit contraindre l’activité des autres et limiter leur liberté, soit, plus pacifiquement, orienter les activités de tous, voire même leur donner un cadre.
Cette construction d’une hiérarchie peut rester pacifique en interne si le groupe reste soudé et si la prise d’information sur les activités de chacun est garantie. On peut remarquer que le phénomène de la génération est déjà une difficulté supplémentaire dans la légitimation de cette hiérarchie pas encore étatique mais qui peut déjà être proche d’une institutionnalisation. Les tensions internes sont grandes (et dans une société de millions de personnes il n’y a pas d’organisation unique, le consensus de l’ordre est toujours soumis à des négociations, les intérêts à maintenir la paix sont divers et versatiles, et certains individus peuvent ne pas respecter l’ordre tout en passant inaperçus), mais ce sont surtout les tensions avec l’extérieur qui sont à l’origine de la construction de l’état : la guerre entre organisations concurrentes intervient justement entre des groupes très intégrés, quand les hiérarchies internes sont légitimées sur des ordres incompatibles (ou difficilement compatibles) et que les interdépendances sont faibles (et toujours l’objet de remise en question de la légitimité des autorités). C’est dans cette articulation entre ordre interne (spontané) et externe, et surtout son histoire, que se comprend l’étatisation.
Il me semble, je peux me tromper, que la voie minarchiste (le rétrécissement de l’état sur des fonctions précises mais puissantes, et qui se traduit géographiquement par une centralisation et une mise une approche territoriale de l’espace socio-économique) ne peut pas aboutir, dans les faits, au dépassement de l’organisation hiérarchique en étoile sur un territoire précisément délimité dont nous aurions besoin. L’état cherche à garantir sa capacité à utiliser ses pouvoirs et, au moins dans sa structure actuelle, ira toujours vers un « trop d’état ».
S’il faut s’inscrire dans une dynamique globale de l’organisation des états, au moins en Europe, les risques de notre époque que les états-nations (mais c’est la même chose pour un régionalisme territorial qui ne mimerait l’état-nation qu’à plus petite échelle) continuent de se légitimer sur des modèles qui ne représentent plus la réalité de cet ordre spontané (jusqu’à vouloir empêcher cette spontanéité), que nous même, individuellement, privés des outils cognitifs permettant la compréhension des différentes ruptures socio-économiques dont nous faisons l’expérience, nous adoptions des postures incompatibles avec nos propres comportements (ex: les manifestations passées sur le mariage homosexuel qui n’est qu’un accompagnement de l’affaiblissement d’une institution et l’écroulement d’une structure de contraintes matérielles relativement à un ensemble de développements techniques / les manifestations sans doute à venir sur le remplacement de la main d’œuvre humaine par des automates évolués sur des tâches de plus en plus nombreuses), me semblent être majeurs.
L’option fédéraliste me semble être plus juste, en prenant en compte les outils modernes et la multiplicité des interactions qui nous permettent de nous rendre un peu plus libre qu’avant encore des contraintes territoriales… un fédéralisme individuel dont nous ne connaîtrions pas encore le modèle concret d’organisation. Mais ça veut bien dire que désormais chaque individu se retrouve plus ou moins en porte-à -faux des états-nations et des grosses industries, basées sur le même modèle et qui s’alimentent mutuellement.