Cybersyn était inutile pour atteindre son objectif et redondant pour la simple communication. Malgré la propagande qui faisait étalage du haut niveau de sophistication du système, il fallait en réalité une légion de travailleurs pour traiter les données. Au final, le plus grand succès du cybersocialisme a été de faire échouer une grève.
Par Vigilia pretium libertatis
Ceux qui professent leur foi dans la possibilité du calcul économique socialiste trouvent un grand allié dans le traitement des données. S’il pouvait exister un système qui compilerait en temps réel toute l’information économique d’un pays, ferait des projections et doterait les scientifiques socialistes d’une capacité de décision pour corriger les déviations, nous aurions devant nous le Valhalla cybersocialiste.
C’est pourquoi il est intéressant de constater que les socialistes réels ne font pas tant d’effort pour obtenir des améliorations dans la captation, transmission et traitement des données. Peut-être savent-ils, au fond, que l’action humaine rend impossible tout type de calcul parfait de l’économie. D’autres pourraient penser simplement que cette pornographie techno-socialiste ne fut jamais tentée.
Mais on l’essaya pourtant.
Le Chili de 1971 était un pays avec une histoire démocratique plus stable que la France ou l’Allemagne. Avec le gouvernement d’Allende, cependant, il commença à avoir beaucoup de manifestations, de grèves, de nationalisations, de pénuries, etc. Les dénonciations de sabotage de la part de la CIA ne convainquaient personne, et il fallait faire quelque chose.
Le gouvernement d’Allende, ébloui par la science socialiste, était au dernier fait des avancées technologiques et pouvait compter sur des jeunes gens très motivés pour créer un État socialiste qui ne commettrait pas les erreurs des autres (en ce temps arrivaient des nouvelles terrifiantes de Chine, par exemple). Ainsi, une fois nationalisées une pile d’entreprises, avec l’objectif de contrôler l’économie et de faire en sorte que tous les Chiliens vivent mieux et atteignent le bonheur, on décida d’appliquer la dernière technologie informatique au système de prise de décisions.
À l’époque, un certain Anthony Stafford Beers avait développé un modèle théorique de transmission de l’information dans une entreprise, le Viable System Model (VSM) qui consistait à obtenir des données de production, de les communiquer à ceux qui prenaient les décisions, retourner l’information et encore une fois retourner le feed-back pour corriger des déviations.
Aujourd’hui, ce type de système de gestion dans les entreprises est plus développé, et tout le monde comprend qu’il est positif et apporte de l’efficacité, mais à aucun moment personne ne pense qu’un tel modèle sert pour contrôler l’économie d’un pays. À l’époque du LSD, la gestion informatique était encore au berceau, de telle sorte que l’on pensa que le système pouvait être valide pour appréhender le futur.
Le plan
Le merveilleux plan consistait à connecter les entreprises du pays à un centre de contrôle où les scientifiques socialistes verraient toutes les données et prendraient des décisions, en envoyant directement les ordres aux entreprises.
Concrètement, plusieurs projets furent établis :
- Cybernet : un réseau de transmission de l’information entre les départements gouvernementaux. Une espèce d’internet chilien des années septante
- Cyberstride : un software qui traduisait l’information que produisaient les entreprises en données brutes qui devaient être envoyées à la salle de contrôle centrale où une demi-douzaine de scientifiques contrôleraient le présent et le futur de millions de Chiliens
- Checo (Chilean Economy) : un programme de simulation économique du futur
Problème d’implémentation
Lamentablement, la technologie se traînait un peu des rêves mouillés de la cyberplanification étatique. Cinq cents machines télex furent installées dans des usines et des entreprises. Quand l’information arrivait au centre de contrôle, les informaticiens devaient introduire à la main les données dans l’ordinateur (un IBM 360/50). Ce processus entraînait des retards considérables qui n’avaient pas été pris en compte, car, sur le papier, les terminaux des entreprises étaient directement connectés à l’ordinateur central.
Un autre problème était de décider quelle information il fallait transmettre.
En principe, des choses simples, comme les revenus, les dépenses, mais pas les grèves, les arrêts pour entretien, etc. C’est-à -dire qu’on gérait peu d’informations, et beaucoup d’informations non gérées ne pouvaient pas plus se prévoir.
Au final, au moment où la salle de contrôle avait un tableau de l’économie, cette économie avait déjà changé. Cela me rappelle un peu les batailles en haute mer des Temps modernes : il arrivait que les nations signaient la paix, mais leurs capitaines ne le savaient pas encore, avec des conséquences, hilarantes, bien sûr.
Problème de la nécessité de la propagande du socialisme
Autre problème qu’aucun informaticien ne peut prévoir, c’est la nécessité pour les socialistes de se vendre au public.
Cybersyn construisit une salle de contrôle qui ressemblait davantage à la passerelle du vaisseau Enterprise qu’à un lieu où prendre des décisions. De fait, dans la salle, il n’y avait pas le moindre téléphone, ne parlons même pas de crayon et de gomme.
Sur les panneaux placés sur les murs on voyait les informations qui étaient placées manuellement par les bureaucrates qui étaient derrière. Les schémas étaient dessinés à la main et, en général, rien ne fonctionnait de manière informatisée. Les boutons des fauteuils servaient seulement pour prévenir l’armée de fonctionnaires qu’il fallait changer un tableau quelconque. Par contre, pour les journalistes, c’était délicieux.
Une petite victoire
Il serait injuste de ne pas reconnaître que Cybersyn eût bien une application pratique.
Lors de la grève des camionneurs d’octobre 1972, les communications par télex permirent aux 200 camions contrôlés par le gouvernement de déjouer les piquets de grève. C’est-à -dite que le plus grand succès du cybersocialisme a été… de faire échouer une grève.
La fin
Les nostalgiques accusent la dictature chilienne d’avoir détruit Cybersyn parce que cela représentait quelque chose de mythique et sacré.
Ce qui est certain, c’est que le système était inutile pour atteindre son objectif, et redondant pour la simple communication (qui pouvait se faire par téléphone). De plus, bien que la propagande faisait étalage du haut niveau de sophistication du système, il fallait en réalité une légion de travailleurs pour traiter les données, c’est-à -dire que c’était cher à maintenir pour de la pure propagande.
De son côté, Beers finit par se déconnecter du bruit de ce monde et déménagea à la campagne pour y écrire de la poésie (avec les poches pleines, bien entendu).
Lire aussi les autres articles du dossier « Salvador Allende, 40 ans plus tard » :
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– Les mille jours d’Allende
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