Il serait injuste de nier la haute valeur littéraire de la poésie de Pablo Neruda. Des livres comme Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (1924), les séries de Résidence sur la terre, à partir de 1935, et d’autres attachants recueils de poèmes forment une trajectoire lyrique clé du 20ème siècle. Mais il serait également injuste de cacher quelques textes de Neruda ; textes que la critique, de fait, a occultés pour maquiller l’image de celui-ci ; textes qui reflètent sa servilité errante envers quelques-uns des dictateurs les plus néfastes du 20ème siècle.
Par Alberto Acereda [*]
Dans cette même rubrique, j’exposais […] la haine de Pablo Neruda envers tous les Espagnols qui ne luttèrent pas dans le camp républicain, y compris des poètes aussi honnêtes que Dámaso Alonso ou Gerardo Diego, qu’il insulta pour être « complices franquistes ». J’ai également détaillé les éloges de Neruda à Lénine, son silence face au goulag soviétique, son inclinaison pour Staline et l’adulation de ce dernier dans des poèmes comme « Chant à Stalingrad » (1942) ou « Nouveau chant d’amour à Stalingrad » (1943). Grâce à ceux-ci et à d’autres vers d’ardente défense du stalinisme, il reçut le dénommé « Prix Staline de la Paix » en 1953, ce qui influença aussi l’éloge qu’il fit, comme sénateur communiste au Chili, d’un autre assassin stalinien : Kalinine.
À tout ceci il convient d’ajouter certaines choses. Ainsi ce mythe de la gauche représenta, comme diplomate en Asie, le gouvernement dictatorial du conservateur Carlos Ibáñez entre 1927 et 1931, pour ensuite servir en Argentine et en Espagne Arturo Alessandri, autre leader populiste très éloigné idéologiquement de lui. Des années plus tard, il exprima son soutien à Mao Tsé-toung – il trinqua avec ce dernier – et garda le silence devant les crimes en Chine. Et nous n’approfondirons pas plus la question du traitement plus que douteux qu’il réserva à quelques femmes qui occupèrent sa vie, comme Delia del Carril.
Lisez les mémoires posthumes de Neruda – J’avoue avoir vécu ou Pour naître, je suis né – et vous pourrez vous faire une idée de son authentique pelage et son culte pour les tyrans et personnalités néfastes, bien que le poète cherche habilement à justifier ses positions et cache certaines choses. Lisez, si vous n’êtes pas convaincus, son admiration et sa défense de la dictature de Fidel Castro, source de son livre Chanson de geste (1960), ou jugez par vous-mêmes de son attitude honteuse face au lamentable épisode orchestré par Castro contre le poète Heberto Padilla.
Vous pouvez également lire – si tout ce qui précède ne vous suffit pas – le pamphlet poétique sectaire  qu’il intitula « Incitation au nixonicide et louange à la révolution chilienne » (1973). On connaissait déjà son appui aveugle au marxisme de Salvador Allende, ce proto-martyr de la gauche qui en trois ans mena le Chili au désastre absolu […]
Le lecteur intéressé par tout ceci pourra et saura approcher l’œuvre du poète et y trouver l’authentique Neruda, si éloigné de l’image de défenseur de la liberté. Le Chilien continue d’être regardé avec nostalgie par la gauche internationale, qui continue de couvrir d’éloges son antiaméricanisme. Mais le pire c’est que même la critique littéraire – supposément honnête et objective – insiste à ce jour pour dissimuler quelques-uns des textes les plus révélateurs de ce Neruda paumé.
Heureusement le critique littéraire de talent et de valeur Enrico Mario Santà a pris le temps et fait l’effort de réviser et comparer la nouvelle et plus large édition en cinq volumes des Å’uvres complètes de Neruda (publiées en Espagne entre 1999 et 2002 par Hernán Loyola), de même que la récente biographie du poète Les furies et les peines : Pablo Neruda et son époque (publiée en deux tomes en 2003 par David Schidlowsky).
La surprise jaillit lorsque Santà observe dans son article « Visage et trace de Pablo Neruda » (Estudios Públicos, n° 94, automne 2004), que ni la biographie ni l’édition mentionnées ne sont véritablement complètes. Ainsi la biographie mentionne plus de 200 textes écrits par Neruda qui ensuite n’apparaissent même pas fugitivement dans les supposées Å“uvres complètes.
À quoi est due la dissimulation de ces textes de Neruda ? Enrico Mario Santà montre comment cette exclusion n’est pas due à la perte de matériaux puisque ceux-ci furent publiés dans des journaux et revues très connus. On le doit à la volonté de la critique gauchiste de cacher ces textes qui montrent bien le sectarisme vieilli du poète. On peut donc déduire que la véritable biographie du poète n’a pas encore été écrite et ce qui reste à faire fait rougir.
On trouve caché et passé sous silence par exemple le texte de Neruda publié le 27 novembre 1944 dans le journal officiel communiste El Siglo, sous le titre « Salut à Batista. Discours de Pablo Neruda à l’Université du Chili ». Comme vous pouvez le lire : Neruda saluant au nom du communisme Fulgencio Batista le dictateur cubain qu’un autre tyran – Fidel Castro – expulsera quinze ans plus tard, avec l’approbation et le salut du même Neruda, comme on peut le voir dans l’embrassade du Chilien à Castro relaté dans le chapitre « Fidel Castro » de J’avoue avoir vécu.
Dans son »Salut à Batista », Neruda affirme : « Une autre heure a sonné dans le monde, l’heure du peuple, l’heure des hommes du peuple, l’heure où Batista se confond avec les héros populaire de notre époque, Ieremenko, Joukov, Tcherniakhovski et Malinovski, qui aujourd’hui frappent et enfoncent les portes de l’Allemagne, les guérilleros d’Espagne et de Chine, Tito et la Pasionaria. Batista qui à cette heure se caractérise malheureusement pour couver des traîtres et des lâches, nous le plaçons dans le groupe des Américains totaux. »
Il poursuit : « Batista, comme homme du peuple, a compris mieux que beaucoup de démagogues le rôle des intellectuels, et il fait honneur à toute l’Amérique […] Nous, Chiliens, serrons la main de Fulgencio Batista… Nous saluons en lui le continuateur et le restaurateur d’une démocratie sÅ“ur. » Et le tout à l’avenant jusqu’à définir Batista comme libérateur, un des plus grands « qui ont aidé à ce que leur fulgurance nous éclaire sur le chemin de la liberté et de la grandeur de l’Amérique ».
Point n’est besoin d’alléguer d’un manque de vision historique, mais bien la réalité d’un Neruda qui fut toujours motivé par des intérêts politiques et personnels ; un Neruda qui s’allia avec qui il fallait et qui utilisa comme bouc émissaire celui qu’il fallait, afin de se vendre au meilleur offrant et atteindre la célébrité.
Santà n’a pas tort de qualifier de malhonnête cette dissimulation de textes de Neruda, une tentative de la critique littéraire marxiste et socialiste de limer les arêtes de la silhouette politique et littéraire du poète.
J’insiste encore sur le fait que tout ceci n’enlève aucun mérite littéraire et artistique de la plus grande partie de l’Å“uvre de Neruda mais montre bien la création d’un autre mythe socialiste supplémentaire, un autre mythe falsifié du point de vue éthique et la nécessité de permettre au public en général de pouvoir lire tout ce qui a été écrit et publié. Ce sont précisément des textes de Neruda comme celui-ci en faveur de Batista et beaucoup d’autres dissimulés qui démontrent l’incohérence politique et éthique de Neruda.
Parmi ces textes cachés et exclus de ses Å“uvres complètes pour satisfaire les intérêts de la critique littéraire de gauche, on trouve d’autres titres assez significatifs : « Nous, communistes, voulons une famille » (El Siglo, 9 septembre 1945), « Je ne cesserai jamais d’être communiste » (El Siglo, 16 juin 1958), « Cuba nous a appris que le monde ne s’effondre pas si l’on rompt avec l’impérialisme » (El Siglo, 11 janvier 1961)… et ainsi jusqu’à plus de deux cents textes.
Vous comprenez maintenant l’importance d’écrire sur ces mythes socialistes, la nécessité d’en finir avec la fausse propagande créée autour de beaucoup de ces poètes du communisme failli. C’est pourquoi il est si ridicule que, pour écrire cela, on nous accuse ensuite d’être sectaires, mauvais, fascistes, pouilleux (et autres insultes que l’on préférera omettre).
Nous nous dressons et nous nous dresserons contre la fausse manipulation des livres et de la littérature, contre les mythes socialistes, si éloignés de la véritable liberté, l’égalité des chances et la justice. Neruda fut un bon poète, surtout dans ses premiers livres, mais un auteur médiocre quand il remplaça les vers par les pamphlets politiques : ceux que nous connaissons déjà et ceux que l’on nous cache.
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[*] Alberto Acereda est professeur de littérature espagnole et hispano-américaine à l’Arizona State University. Membre de l’Académie nord-américaine de langue espagnole, il est correspondant de l’Académie royale espagnole.
Article publié dans Libertad digital. Traduit de l’espagnol.
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