Par Marc Crapez.
[…]
Dans un précédent livre, sur Raymond Aron1, Audier conjecture que la pensée aronienne présente des « affinités certaines » avec le socialisme libéral de Bouglé, Mazzini, Rosselli… Pourtant, Aron reprochait à Célestin Bouglé de juger « non par rapport au réel, mais par rapport aux partis »2. La confiance d’Aron en la « légitimité de la discussion » sur la cité est interprétée comme une perspective « dialogique ou communicationnelle » de « discussion illimitée » (Aron avait pourtant le sens des limites). À deux reprises, Audier suppute qu’Aron serait plus proche d’Habermas que de Weber… Pourtant, s’il advient qu’Aron critique Weber, auquel le lie une « affinité élective », c’est immédiatement pour le classer en tant que « grand penseur », et rien n’autorise à penser qu’il aurait pu considérer comme tel Habermas. Audier compare la notoriété de Tocqueville à celle du socialiste libéral Bourgeois ou du socialiste Enfantin, et se réclame, en outre, de Pierre Mendès-France. Aron pourtant jugeait Mendès surévalué parce que coqueluche des intellectuels. Pour lui primait, ce qu’Audier cite du reste, la « qualité intellectuelle » sur les auteurs « intellectuellement inférieurs ». C’est le sens de ses critiques de l’Université, comprises par Audier comme des gages d’anti-gaullisme, alors que mai 68 a empiré les choses de par une « politisation » accrue « du monde universitaire » et un « activisme universitaire » exigeant « l’expulsion des professeurs réputés réactionnaires ou fascistes »3. À l’inverse, Aron fit preuve de probité dans les instances universitaires où il « trancha par son honnêteté intellectuelle [pour] sélectionner les nouveaux candidats »4.
Qu’Aron se soit distingué des vues d’Hayek comme d’une sorte d’utopie déterministe est une chose. Mais camper un « Aron face au néolibéralisme », c’est oublier que celui-ci considérait Hayek comme un auteur puissant, duquel il différait en degré plus qu’en nature5. Qu’Aron se soit distingué du libéralisme intégral d’Hayek et du conservatisme absolu de Monnerot n’empêche pas qu’il ait été à leurs côtés contre deux régimes totalitaires. Qu’Aron jette une pierre dans le jardin de telle « objection spirituelle » de Paul Valéry n’implique pas qu’il stigmatise une position « élitiste et conservatrice » comme le prétend Audier. Dans son premier livre, Audier désapprouve que, dans telle publication du PS des années 70, « Aron ne mesure pas combien cette analyse, derrière un discours antilibéral, présente des aspects libéraux et même ‘libertaires’ ». Dans le second, il soutient qu’Aron aurait estimé qu’en 68 « la critique libertaire du capitalisme était déjà ‘libérale’ à son insu ». Un journaliste accentue ce contresens en faisant croire aux jeunes esprits qu’Aron aurait regardé 68 comme une « matrice de progrès social » avec laquelle il n’aurait été qu’en « désaccord sur la méthode »6. L’un des abus d’Audier consiste à accorder le même crédit aux éditions posthumes de cours de l’enseignant Aron – nécessairement porté à être plus consensuel avec l’air du temps – qu’aux livres écrits et publiés par les bons soins d’Aron en personne. Aron lui-même reconnut que son livre Démocratie ou totalitarisme résultait de cours de 1957-58 à la fois « influencés par le dégel » et édulcorés par « l’expression atténuée que j’en présentai aux étudiants »7.
[…]
—-
Suivre les articles de l’auteur sur Facebook.
Retour au sommaire de l’édition spéciale Raymond Aron, 30 ans déjÃ
- Raymond Aron : l’homme et son œuvre par José Colen
- Raymond Aron le dissident par Marc Crapez
- Aron, libéral hétérodoxe par Frédéric Mas
- Raymond Aron, une attitude libérale par Mathieu Laine
- Raymond Aron, itinéraire politique et intellectuel par Fabrice Copeau
- Aron, penseur des relations internationales et de la stratégie par Frédéric Mas
- La réalité est toujours plus conservatrice que l’idéologie par Florent Basch
- S. Audier, Raymond Aron. La démocratie conflictuelle, Michalon, 2004. ↩
- R. Aron, Mémoires. 50 ans de réflexion politique, Julliard, 1983, p. 143. ↩
- Ibid., p. 497, 336, 487. ↩
- N. Baverez, Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies, Flammarion, 1995, p. 327-328. ↩
- R. Aron, Études politiques, Gallimard, 1972, p. 195, 206. ↩
- X. de la Vega, compte-rendu de La Pensée anti-68 dans Sciences humaines, juillet-août 2008 (« 12 livres pour l’été »). ↩
- R. Aron, Mémoires, op. cit., p. 406-407. ↩
*
L’article complet de Marc Crapez est disponible ici: http://www.controverses.fr/pdf/n10/crapez10.pdf
j’ai rien compris !