Par Marc Crapez.
Le libéralisme postule que de la confrontation des arguments jaillit la lumière. La diversité des points de vue est légitime. Ce qui l’est moins, c’est de vanter l’éthique de la discussion en ne la respectant pas toujours.
Un article intitulé « Raymond Aron, une attitude libérale » reproche à celui-ci d’avoir critiqué Hayek. Aron serait « tombé dans le piège tendu par les ‘constructivistes’ » en prenant les ultra-libéraux pour des « fanatiques » et il « porte ainsi, en quelque sorte, une part de responsabilité » dans l’hostilité française à l’égard du libéralisme.
Qu’on se rassure, Aron n’a jamais pris les purs libéraux pour des fanatiques mais pour des doux rêveurs. Il employait le terme de fanatique pour désigner le tchékiste soviétique et son cousin de la police politique nazie. Pas pour désigner un libéral. Même si ce libéral semble parfois un peu excessif.
Car n’est-il pas exagéré de voir partout « des constructivistes » ou « des étatistes » ? De juger qu’Aron tombait dans des pièges de gauche. Et de l’y voir tomber en utilisant un langage de culpabilité par contiguïté. Exagéré aussi d’écrire qu’Aron « a joué l’amalgame », employant ainsi un terme dépréciatif. Faut-il y voir l’influence d’un groupe d’universitaires très à gauche qui prétend qu’Aron avait des affinités avec le socialisme et détestait Hayek ?1
Dans un précédent article, notre libéral affirmait que Raymond Boudon « n’était pas tendre avec Raymond Aron ». Pour avoir eu, également, le loisir de parler d’Aron avec Boudon, je poserais la question en termes différents : pourquoi un immense sociologue tel que Boudon ne s’est-il guère inspiré d’Aron ?
Au-delà de la petite histoire, qui fait regarder l’aîné avec condescendance ou qui porte les hommes de plume à faire les coqs, on peut discerner deux raisons de fond. D’abord, Boudon a pu bénéficier d’une sorte d’imprégnation aronienne, à une époque où la libre-circulation des idées fausses était notamment contrecarrée par Aron. En second lieu, Boudon était essentiellement sociologue, tandis qu’Aron n’était pas seulement sociologue mais aussi philosophe politique, historien des idées, témoin, chroniqueur, politologue et spécialiste de politique étrangère.
Jean Baechler, le seul de ses disciples qu’Aron jugeait avoir « peut-être du génie » raconte que, dans le séminaire d’Aron, chacun émettait des hypothèses sur le vrai, et les autres se faisaient un devoir de les réfuter avec la rigueur la plus extrême. Voilà qui explique que l’esprit d’Aron puisse souffler, quoique toujours à une certaine altitude, là où on ne l’attend pas : certains sont des aroniens qui s’ignorent, d’autres se prétendent aroniens sans le démontrer.
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- Dans le livre collectif Raymond Aron, philosophe dans l’histoire (éd. de Fallois, 2008) S. Audier et G. Châton dénigrent le « durcissement » d’un libéralisme qu’Aron « radicalisera », pendant que C. Prochasson et V. Duclert prétendent effectuer une « opération de ‘désinstrumentalisation’ idéologique » (contre moi). ↩
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