Par Fabrice Copeau.
Revue de Moyens économiques contre moyens politiques, Franz Oppenheimer. En librairie le 21 novembre 2013 (35,50€, 558 pages).
Édités par les Belles Lettres, ces textes, choisis et présentés par Vincent Valentin, constituent une des très rares publications du sociologue allemand Franz Oppenheimer en français. Ceci fait suite à l’édition ebook commise par votre serviteur l’an dernier, et disponible ici en version epub et là en version mobipocket (Kindle).
Vincent Valentin est maître de conférences en droit à l’université de Paris 1 et enseignant à Sciences Po Paris. C’est un spécialiste du néo-libéralisme (le courant qui voulut rénover le libéralisme dans les années 1930), du libéralisme et du libertarianisme contemporain. Il collabore régulièrement à  Philosophie Magazine. Il est docteur en droit, avec une thèse consacrée au libéralisme contemporain sous l’angle de la philosophie du droit et de l’histoire des idées. Il a écrit avec Alain Laurent une anthologie des textes libéraux, parue en 2012 aux Belles Lettres (Les Penseurs libéraux)
Sous un titre fédérateur unique, cet ouvrage associe et réédite pour la première fois depuis un siècle les traductions françaises de larges extraits des deux principaux opus d’Oppenheimer qui primitivement étaient prévus comme les deux parties d’un seul livre titré « Le Socialisme libéral comme système de sociologie » : en premier lieu L’État (édition originale 1908, traduit en 1913 en français), et en second lieu L’Économie pure et l’économie politique (édition originale 1910 ; traduit en 1914 en français). Le dénominateur commun de ces deux textes est une critique de l’État, aussi bien dans sa version capitaliste conservatrice que socialiste : l’État est considéré comme héritier des guerres de conquêtes et recourant à la violence des « moyens politiques » génératrices de luttes de classes destructrices. Cette critique est accompagnée par la proposition positive d’une société sans rapports de forces ni classes, sans exploitation et presque sans État, fondée, et c’est là sa forte originalité, sur la coopération volontaire d’individus égaux pratiquant le libre échange des « moyens économiques » : c’est le « socialisme libéral », dans le vocabulaire d’Oppenheimer.
Après avoir étudié la médecine puis la physique à Berlin, Franz Oppenheimer (1864-1943) se tourne vers les questions sociologiques, sociopolitiques et économiques. Il inaugure la première chaire de sociologie en Allemagne (1919). Avant d’émigrer définitivement aux États-Unis en 1938 pour fuir le nazisme et y finir sa vie, cet influent sociologue allemand a été professeur aux universités de Berlin et de Francfort, où il eut notamment parmi ses étudiants l’économiste ordo-libéral Wilhelm Röpke et le futur chancelier Ludwig Erhard. Ayant déclaré « toutes mes idées ont leur racine dans Adam Smith », il est paradoxalement mais significativement aussi apprécié par les libertariens américains pour son antiétatisme que par certains solidaristes français pour avoir le premier prôné un « socialisme libéral ».
Je vous joins ci-dessous ma préface à l’édition électronique de L’État, ses origines, son évolution et son avenir, qui contient mes annotations et traductions de l’ouvrage majeur de ce merveilleux sociologue.
Franz Oppenheimer, né le 30 mars 1864 à Berlin et mort le 30 septembre 1943 à Los Angeles, était un sociologue et économiste politique allemand. Il est pour l’essentiel connu pour le présent ouvrage Der Staat, paru en 1908, dans lequel il développe des théories majeures sur l’origine de l’État, et qui bénéficieront d’une longue postérité.
Oppenheimer étudie la médecine à Fribourg-en-Brisgau et à Berlin. Il pratique ensuite à Berlin entre 1886 et 1895. Il s’intéresse progressivement à l’économie politique et à la sociologie. Il devient à partir de 1895 rédacteur en chef de Die Welt am Morgen.
En 1909, il obtient un doctorat en économie à l’université de Kiel, avec une thèse sur David Ricardo, dont les idées exercèrent une grande influence sur lui. Entre 1909 et 1917, il est Privatdozent (professeur non rémunéré) à l’université de Berlin, puis occupe une chaire entre 1917 et 1919. Cette année, il part à l’université Goethe de Francfort sur le Main, occuper la première chaire de sociologie ouverte dans le pays. Il y dirigera en particulier la thèse de Ludwig Erhard, soutenue en 1925. Il eut aussi le célèbre ordo-libéral Wilhelm Röpke comme élève.
Juif, il part en 1934-1935 enseigner en Palestine. L’année suivante, il est fait membre honoraire de la société américaine de sociologie. En 1938, il émigre définitivement, au Japon puis aux États-Unis, s’y installant sur la côte Ouest. Il participe entre autres au lancement de l’American Journal of Economics and Sociology. Il enseigna également à l’université de Kobe.
« Moyen économique » et « moyen politique »
Pour Oppenheimer, il y a deux manières, exclusives l’une de l’autre, d’acquérir de la richesse ; la première est la production et l’échange volontaire avec les autres – la méthode du marché libre « la voie économique »èé èéthode de confiscation unilatérale, du vol de la propriétéé« la voie politique » écrit Murray Rothbard dans , il devrait êénergie dans la production est la voie « naturelle » : ce sont les conditions de sa survie et de sa prospérité sur cette terre. Il devrait être également clair que le moyen coercitif et exploiteur est le contraire de la loi naturelle à la production, il en soustrait. « La voie politique » ; et ceci réduit non seulement le nombre des producteurs, mais abaisse éà produire au-delà de sa propre subsistance. En fin de compte, le voleur détruit même sa propre subsistance en réduisant ou en éliminant la source de son propre approvisionnement.
État-ours et État-apiculteur
Oppenheimer retrace l’histoire universelle de la constitution de l’État, indépendamment des races, des époques, des ethnies, des religions, des croyances, des latitudes. Il observe un cheminement qui, plus ou moins lent, plus ou moins systématique, est le lot de toutes les civilisations et de toutes les époques. La première étape de l’État, c’est le vol, le rapt, le meurtre lors de combats frontaliers, échauffourées sans fin, que ni paix ni armistice ne peuvent faire cesser.
Peu à peu, le paysan, victime principale de ces hordes barbares, accepte son sort et cesse toute résistance. C’est alors que le berger sauvage, nomade et hostile, prend conscience qu’un paysan assassiné ne peut plus labourer, et qu’un arbre fruitier abattu ne peut plus rien porter. Dans son propre intérêt, donc, partout où c’est possible, il permet au paysan de vivre et épargne ses vergers. La tribu de nomades perd peu à peu toute intention de pratiquer le vol et l’appropriation violente.
Les pilleurs ne brûlent et ne tuent plus dans la stricte mesure du « nécessaire », pour faire valoir un respect qu’ils estiment salutaire, ou pour briser une résistance isolée. Mais en général, le berger ne s’approprie désormais que l’excédent du paysan. Il laisse au paysan sa maison, son équipement et ses provisions jusqu’à la prochaine récolte.
Dans une métaphore saisissante, Oppenheimer démontre que le berger nomade, qui était jadis comme l’ours, qui, pour voler la ruche, la détruit, devient progressivement, dans un second temps, comme l’apiculteur, qui laisse aux abeilles suffisamment de miel pour les mener jusqu’à l’hiver. Alors que le butin accaparé par la tribu de bergers nomades n’était qu’une pure et simple spoliation, où peu importaient les conséquences, où les nomades détruisaient la source de la richesse future pour la jouissance de l’instant, désormais, a contrario, l’acquisition devient rentable, parce que toute l’économie est basée sur la retenue face à la jouissance de l’instant en raison des besoins de l’avenir. Le berger a appris à « capitaliser ». La société est passée de l’ « État-Ours » à l’ « État-apiculteur ».
La conception libérale de la lutte des classes
Par ailleurs, Oppenheimer montre que l’histoire de toutes les civilisations est celle du combat entre les classes spoliatrices et les classes productives. Il inscrit son analyse de la formation de l’Etat dans le cadre de cette théorie libérale de la lutte des classes.
Cette théorie fut d’abord l’œuvre de Charles Comte au XIXe siècle, l’auteur du journal Le Censeur Européen et l’un des maîtres de Bastiat. Selon Comte, l’homme a le choix entre deux alternatives fondamentales : il peut piller la richesse produite par d’autres ou il peut travailler pour produire lui-même des richesses. On retrouve cette idée chez Bastiat aussi : « Il y a donc dans le monde deux espèces d’hommes, savoir : les fonctionnaires de toute sorte qui forment l’État, et les travailleurs de tout genre qui composent la société. Cela posé, sont-ce les fonctionnaires qui font vivre les travailleurs, ou les travailleurs qui font vivre les fonctionnaires ? En d’autres termes, l’État fait-il vivre la société, ou la société fait-elle vivre l’État ? ». Comme l’a fait justement remarquer Ralph Raico, la similarité entre cette analyse et celle d’Oppenheimer dans L’Etat est frappante. Sa genèse de l’État s’oppose frontalement à celle du gentil-État-protecteur, dans la tradition du contractualisme des Lumières, et inspirera Max Weber (« L’État, c’est le monopole de la violence physique légitime »).
De plus, L’État d’Oppenheimer est un excellent complément au livre de Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance (1945). Là où écrit, en effet : « Qu’est-ce, alors, que l’État comme concept sociologique ? L’État, dans sa genèse (…) est une institution sociale, imposée par un groupe victorieux d’hommes sur un groupe défait, avec le but unique de régler la domination du groupe victorieux sur le groupe défait, et de se protéger contre la révolte intérieure et les attaques de l’étranger. Téléologiquement, cette domination n’a eu aucun autre but que l’exploitation économique du vaincu par les vainqueurs. », Bertrand de Jouvenel ajoute : « l’État est essentiellement le résultat des succès réalisés par une bande des brigands, qui se superpose à de petites et distinctes sociétés. ».
La postérité de L’ÉtatÂ
Parmi les auteurs grandement inspirés par Franz Oppenheimer, on trouve indubitablement Murray Rothbard. Dans L’Éthique de la liberté, il considère qu’Oppenheimer définit « brillamment l’État comme « l’organisation des moyens politiques ». C’est que l’Etat est d’une essence criminelle. »
Plus encore, sa définition de l’État n’est qu’un prolongement des écrits d’Oppenheimer. « L’État, selon les mots d’Oppenheimer, est l’ « organisation de la voie politique » ; c’est la systématisation du processus prédateur sur un territoire donné. Le crime, au mieux, est sporadique et incertain ; le parasitisme est éphémère, et la ligne de conduite coercitive et parasitaire peut être contestée à tout moment par la résistance des victimes. L’État fournit un canal légal, ordonné et systématique, pour la prédation de la propriété privée ; il rend certain, sécurisé et relativement « paisible » la vie de la caste parasitaire de la société ».
De plus, Oppenheimer pointe du doigt une idée reprise et confirmée par nombre d’auteurs : comme la production doit toujours précéder la prédation, le marché libre est antérieur à l’état. L’État n’a été jamais créé par un « contrat social » ; il est toujours né par la conquête et par l’exploitation. Une tribu de conquérants, qui pille et assassine les tribus conquises, et décide de faire une pause, car elle se rend compte que le temps de pillage sera plus long et plus sûr, et la situation plus plaisante, si les tribus conquises étaient autorisées à vivre et à produire, les conquérants se contentant d’exiger comme règle en retour un tribut régulier.
Carl Schmitt ajoute : « Alors que la conception de l’État propre au XIXe siècle allemand, systématisé par Hegel, avait abouti à la construction intellectuelle d’un État situé loin au-dessus du règne animal de la société égoïste, et où régnaient la moralité et la raison objectives, [chez Oppenheimer] la hiérarchie des valeurs se trouvent à présent inversée, et la société, sphère de la justice pacifique, se place infiniment plus haut que l’État, dégradé en zone d’immoralité et de violence ».
D’autre part, la distinction sociologique entre ceux qui vivent du pillage (spoliation) et ceux qui vivent de la production marquera aussi profondément les premiers intellectuels américains de la Old Right au XXe siècle : Albert Jay Nock et Frank Chodorov.
Enfin, il est indéniable qu’Oppenheimer exerça une influence majeure sur nombre de libéraux allemands et américains, comme Ludwig Erhard, père du miracle économique allemand, Benjamin Tucker, Kevin Carson ou Albert Jay Nock. Si ces personnalités ont des idées si éloignées, c’est non seulement à cause des thèses éclairantes de l’auteur, mais aussi parce que l’on peut tirer deux conclusions de celles-ci : soit que l’État est une organisation aux fondements injustes et dont on doit se débarrasser ou limiter (perspective minarchiste ou libertarienne), soit que l’on doit lutter contre ces injustices, y compris par l’utilisation de l’État et la modification des attributs de ce dernier. C’est la voie choisie par Oppenheimer, pour qui les libéraux doivent accepter une phase de transition durant laquelle le pouvoir politique rétablirait une situation juste. En particulier, pour Oppenheimer, c’est la répartition de la propriété foncière qui est injuste, répartition dont est responsable le pouvoir politique. Il convient d’y remédier en luttant contre les excès du pouvoir politique, qui maintient une société de classes. Pour cela, l’État doit être transformé, de moyen de conservation des privilèges et des monopoles à l’adversaire de ces derniers. Ainsi serait possible la transition entre un régime capitaliste non libéral et une vraie économie de marché, dans laquelle l’intérêt général serait atteint par la liberté économique.
Mais surtout, de cette lutte ancestrale entre le moyen politique et le moyen économique, le vainqueur apparaît clairement aux yeux d’Oppenheimer. Et c’est bien cela le plus important de sa pensée. En effet, si la tendance de l’évolution de l’État se révèle comme la lutte constante et victorieuse du moyen économique contre le moyen politique, le droit du moyen économique, le droit d’égalité et de paix, héritage des conditions sociales préhistoriques, était à l’origine borné au cercle étroit de la horde familiale. Autour de cet îlot de paix l’océan du moyen politique et de son droit faisait rage.
Or, peu à peu, ce cercle s’est de plus en plus étendu : le droit de paix a chassé l’adversaire, il a progressé partout à la mesure du progrès économique, de l’échange équivalent entre les groupes. D’abord peut-être par l’échange du feu, puis par l’échange de femmes et enfin par l’échange de marchandises, le territoire du droit de paix s’étend de plus en plus. C’est ce droit qui protège les marchés, puis les routes y conduisant, enfin les marchands qui circulent sur ces routes. L’État, ensuite, a absorbé ces organisations pacifiques qu’il développe. Elles refoulent de plus en plus dans son territoire même le droit de la violence. Le droit du marchand devient le droit urbain. La ville industrielle, le moyen économique organisé, sape par son économie industrielle et monétaire les forces de l’État Féodal, du moyen politique organisé : et la population urbaine anéantit finalement en guerre ouverte les débris politiques de l’État Féodal, reconquérant pour la population entière avec la liberté le droit d’égalité. Le droit urbain devient droit public et enfin droit international.
De là découle la conclusion optimiste du présent ouvrage : « Nous sommes enfin mûrs pour une culture aussi supérieure à celle de l’époque de Périclès que la population, la puissance et la richesse de nos empires sont supérieures à celles du minuscule Etat de l’Attique.
Athènes a péri, elle devait périr, entraînée à l’abîme par l’économie esclavagiste, par le moyen politique. Tout chemin partant de là ne peut aboutir qu’à la mort des peuples. Notre chemin conduit à la vie ! »
Et nous pouvons dès lors faire nôtres les dernières phrases de L’État :
« L’examen historico-philosophique étudiant la tendance de l’évolution politique et l’examen économique étudiant la tendance de l’évolution économique aboutissent au même résultat : le moyen économique triomphe sur toute la ligne, le moyen politique disparaît de la vie sociale en même temps que sa plus ancienne, sa plus tenace création. Avec la grande propriété foncière, avec la rente foncière, périt le capitalisme.
C’est là la voie douloureuse et la rédemption de l’humanité, sa Passion et sa Résurrection à la vie éternelle : de la guerre à la paix, de la dissémination hostile des hordes à l’unification pacifique du genre humain, de la bestialité à l’humanité, de l’État de brigands à la Fédération libre. »
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Je ne peux que vous féliciter pour l’analyse des oeuvres de cet auteur, non seulement libéral mais vrai humaniste.
Les Etats passenr et trepassent et l’humanité continue son odyssée.
Pas étonnant que Hobbes l’ait surnommé le Leviathan.
Nous savons qu’aucun Etat ne peut garantir la justice et le bien être pour tous. Il y a toujours des spoliés.
Je me heurte à pragmatiquement l’idée qu’un Etat 100% Liberal est une antinomie.
Je préfere militer aujourd’hui pour un Etat français où les forces du nationalisme, socialisme proletarien et liberalisme s’équilibrerait pour le mieux.
Je vous remercie !
Au passage je trouve dommage de ne pas avoir repris les très nombreuses annotations que j’avais faites sur l’ebook, c’aurait été avec plaisir. Celles-ci permettent notamment de s’y retrouver parmi les tribus primitives oubliées ou peu connues qu’Oppenheimer connaît par cÅ“ur et utilise pour son argumentation.
Pour le reste, je partage bien évidemment vos remarques, mais cela ne vous surprendra sans doute pas !
« En librairie le 21 novembre 2013 (35,50€, 558 pages) »
Mieux en version papier, le plaisir du livre… en FNAC et SORBONNE évidemment ?
Oui oui, tout à fait !
Ok, un à offrir pour mon anniversaire.
commande passée
….et reçu
je viens également de recevoir ‘Vers une société sans Etat’ de David Friedman