Par Steve Hanke, traduction Henri Lepage.
Un article de l’Institut Turgot.
« L’argent, ça compte !» (Money matters)…reprenant une maxime de Milton Friedman, tel est ce que je ne cesse de répéter dans mes colonnes. Depuis le rush des déposants sur les guichets de la banque britannique Northern Rocks – point de départ de la grande crise financière – la croissance de la masse monétaire, au sens large, en a pris un sacré coup, que ce soit aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou en Europe.
Depuis quelques temps, on enregistre un certain rebond de la masse monétaire américaine, mais d’ampleur encore très limitée. Tant en Grande-Bretagne que dans la zone Euro, en revanche, la tendance reste franchement mauvaise, ce qui est source d’inquiétude tant l’évolution de la quantité de monnaie et le taux de croissance nominal du Produit national brut sont deux données étroitement liées.
Depuis la crise, la masse monétaire américaine augmente à un rythme particulièrement anémique, pour ne pas dire davantage. En Angleterre, la croissance économique évolue entre stagnation et récession. Et en Europe la croissance a laissé la place à ce qui se révèle être la plus longue récession jamais enregistrée. Neuf des dix sept pays qui forment la zone euro sont en récession, y compris la France, et le chômage y bat tous les records avec un taux de chômeurs de 12,1% .
Dès lors qu’il s’agit de mettre des chiffres pour mesurer la croissance de la masse monétaire, nous ne devrions jamais perdre de vue ces quelques mots de Sir John Hicks, prix Nobel et grand prêtre de la théorie économique : « la chose la plus importante, c’est le bilan ». Un sentiment que partage et auquel l’ancien Gouverneur de la Banque de France, Jacques de Larosière, a fait écho lors d’une conférence à Science Po (en date du 17 avril 2013).
Les éléments qui composent la masse monétaire figurent au passif du bilan de la banque et représentent ses dettes. La masse monétaire résulte tout simplement de l’addition de tous les dépôts et de tous les autres divers engagements à court terme des établissements constitutifs du secteur financier. Comme dans tout bilan le total des actifs doit être égal au total des dettes, la masse monétaire (l’ensemble des dettes à court terme) doit avoir pour contrepartie un total égal d’actifs ou de dettes à long terme figurant à l’actif du bilan. (voir le tableau qui suit).
L’une de ces contreparties est le crédit, une catégorie d’actifs qui regroupe divers instruments financiers tels que les prêts privés, les prêts hypothécaires, etc. « Monnaie » et « «crédit » sont des termes souvent utilisés comme des synonymes interchangeables alors qu’en réalité ce ne sont pas exactement la même chose : le crédit n’est que l’une des contreparties de la monnaie. Tout économiste digne de ce nom doit faire figurer la monnaie sur son tableau de bord. Mais il est au moins tout aussi important de regarder ce que le secteur financier fait avec ces dépôts – cet argent est-il reprêté à l’économie? et si oui, comment ? Parmi toutes les contrepartie de la masse monétaire, il en est une qui mérite une attention particulière : il s’agit des prêts accordés à des personnes ou des entreprises privées, et regroupés sous l’appellation de « crédit privé » (private credit).
S’agissant de la zone Euro, traditionnellement la croissance de la masse monétaire évolue toujours de façon quasi parallèle au crédit privé. Mais depuis quelques temps, cette relation s’est inversée. Alors que le taux de croissance de la masse monétaire connait une très légère reprise (3,1%), la croissance du crédit privé, elle, est devenue très nettement négative, ce qui est l’indicateur d’une sévère crise de crédit (voir le graphique).
Comment peut-on expliquer que la masse monétaire européenne (M3) continue d’augmenter alors que le crédit, lui, est en pleine chute ? Pour répondre à cette interrogation, il faut d’abord déterminer quel est le principal élément qui conduit la croissance de la masse monétaire au sein de la zone euro. Recherche faite, il apparaît qu’un gros 40% de la croissance de M3 au cours de la dernière année est venue de l’augmentation des prêts accordés par les banques aux États.
Un autre 40% s’explique par la baisse du volume des dettes bancaires à long terme. Pour comprendre comment cela impacte la croissance de la masse monétaire, je prendrai l’exemple suivant. Si je détiens une obligation à long terme émise par une banque et si la banque décide alors de la rembourser, je mettrai l’argent provenant de ce remboursement sur mon compte en banque, et ce dépôt viendra augmenter les chiffres de la masse monétaire.
Autrement dit, ce sont l’endettement des états et la restructuration des bilans bancaires qui, au sein de l’Eurozone, gonflent la masse monétaire, alors qu’au même moment le crédit, lui, reste totalement déprimé.
La situation n’est pas meilleure en Grande Bretagne où l’évolution des crédits à l’économie est négative depuis décembre 2010, avec une croissance de -1% par an.
Il n’y a qu’aux États-Unis où les choses se présentent un petit peu mieux. Comme on le voit sur le troisième graphique, tant les crédits que la masse monétaire augmentent actuellement à un rythme à peu près égal à leur moyenne historique. Ceci dit, il n’en demeure pas moins que le total de la masse monétaire reste encore aujourd’hui inférieur de 9,1% au trend de long terme, et que ce déficit est également de 7,2% pour le total des crédits aux entreprises et aux particuliers.
II faut se tourner vers l’Asie pour trouver des évolutions plus favorables. En Chine, à la différence des économies occidentales, tant la progression de la masse monétaire que celle du crédit continuent de suivre le profil de leur trend à long terme.
Ce qui fait de la Chine un cas à part est lié à ce qui s’est passé au cours des premiers mois de la crise financière. Plutôt que de s’en prendre aux banques, comme dans la plupart des autres pays, la Chine a relâché son étreinte sur le secteur financier. Après la faillite de Lehman Brothers (en septembre 2008), elle a immédiatement ouvert les vannes du crédit aux entreprises et aux particuliers via son système bancaire. Cela lui a permis d’amortir la tempête et de continuer à bénéficier d’un solide taux de croissance, alors que les économies occidentales luttaient pour leur survie. Non seulement la Chine n’a pas connu les affres de la crise qui frappa alors les États-Unis et l’Europe, mais cela a surtout permis d’éviter un effondrement financier qui aurait dévasté toutes les économies de la région.
Bien que la croissance de la masse monétaire ait quelque peu ralenti au cours des derniers mois, l’économie chinoise continue de connaître un taux de croissance relativement fort. Mais ceci est aussi vrai pour toute l’Asie. Dans toutes les économies de la région la croissance monétaire reste clairement positive.
Il en est ainsi parce que les flux spéculatifs de capitaux (la hot money) se sont rués vers les économies d’Asie, y compris la Chine. Ceci était le résultat d’une situation qui conduisait les investisseur occidentaux à profiter des écarts de taux d’intérêt qui se manifestaient entre les économies développées (où les taux étaient plus bas que jamais) et les économies des pays en développement (où les taux étaient nettement supérieurs) pour y placer une part de plus en plus importante de leurs capitaux. Tout au long de ces dernières années, ces mouvements de capitaux en provenance d’Europe et des USA ont alimenté la croissance monétaire des pays d’Asie. Et quand on regarde la composition des contreparties de cette croissance – en particulier pour ce qui concerne les crédits à l’économie – le contraste entre l’Europe et l’Asie est particulièrement saisissant.
Ces mouvements de hot money ont fini par attirer l’attention du Président de la Réserve Fédérale, Ben Bernanke. Dans un discours, il a dénoncé les « prises de risque excessives » des investisseurs occidentaux en quête de rendements plus élevés sur les marchés émergents.
L’ironie de l’histoire est cependant que c’est lui, le Président de la Fed, qui est en fait le premier à blâmer pour ce genre de phénomène. Cette « chasse aux rendements financiers » n’est en effet que la conséquence de la présence d’écarts de taux qui sont eux-même le résultat direct des manipulation de taux d’intérêt auxquelles se sont livrées les banques centrales comme la Fed, la Banque d’Angleterre et la BCE pour amener les taux quasiment à zéro.
Les opérateurs des marchés financiers, les gérants de fonds de gestion ou de fonds d’investissement , etc… n’ont fait qu’exploiter les opportunités de placement créées par cette politique des taux. Pour un dirigeant de fonds de pension qui est quasiment obligé de produire du 6 %, la pression est forte d’aller chercher ces rendements ailleurs, là où en en trouve encore, c’est à dire dans des endroits comme la Chine. Incidemment cette pression à « la quête du rendement » (search for yield) explique également la dernière forte hausse des marchés boursiers américains.
Ainsi, quand on en vient au croque-mitaine qu’incarne aux yeux de Bernanke l’investisseur qui « chasse le rendement » et spécule sur la « hot money », il apparaît que c’est au Président de la Fed lui-même, avec tous ses copains des banques centrales en Europe, qu’il faut d’abord s’en prendre.
Bernanke a ouvert tout grands les robinets de la création monétaire afin de voler au secours d’une économie américaine en panne. Mais comme la monnaie directement produite par la Fed (la partie de la masse monétaire que l’on désigne sous le terme de « monnaie de base ») ne représente plus que seulement 16 % du total de masse monétaire au sens large (Divisia M4), il en résulte que ces efforts sont de très loin insuffisants pour combler le déficit (gap) que celle-ci présente. La politique de la Fed qui vise à produire et maintenir des taux d’intérêt ultra-bas n’a en fait eu pour résultat que de générer une chasse général au rendement, tout en maintenant le volume global de la masse monétaire à un niveau inférieur de 9,1% à son trend.
Depuis la crise financière, aux États-Unis, deux principaux éléments entravent la croissance de la masse monétaire globale. Ce qui ne devrait pas nous surprendre, tous deux sont le fait de l’État. Le premier est la pression mise sur les banques en conséquence du relèvement des ratios prudentiels imposés par les accords de Bâle III et le vote du Dodd-Franck Act. En exigeant des banques qu’elles détiennent plus de capital en contrepartie des prêts qu’elles accordent, la réglementation bancaire leur impose une contrainte bilantielle dont la conséquence est de réduire leur capacité à accorder de nouveaux crédits. En conséquence de quoi la croissance de la masse monétaire a été moindre que ce qu’elle aurait été s’il n’y avait pas eu cette nouvelle réglementation.
L’autre élément est le rationnement du crédit qui résulte de la politique de taux d’intérêt zéro. L’effet a été d’assécher le marché interbancaire dans la mesure où cela a réduit l’intérêt financier que les banques ont à se prêter entre elles. Dès lors que, pour assurer leurs liquidités, elles ne pouvaient plus s’appuyer sur le support d’un marché interbancaire qui fonctionne sans problèmes, les banques n’ont plus vu l’intérêt qu’elles pouvaient avoir à accroître leur offre de crédits, ou même seulement maintenir le niveau de leurs engagements.
Le résultat est un mélange d’abondance et de rareté monétaire : abondance dans le secteur de la monnaie directement créée par l’État (la « monnaie de base ») ; pénurie en revanche pour ce qui concerne le domaine de la « monnaie de banque », fabriquée par le système bancaire. Sachant que la monnaie de banque fait à elle seule 84 % de la masse monétaire totale, il en résulte que ce que l’on a est en fait une situation de resserrement monétaire global.
Clairement, les grandes banques centrales américaines et européennes se sont trompées de diagnostic. Bernanke et les autres devraient relire Milton Friedman sur la monnaie et le Professeur Hicks s’agissant de l’importance des bilans. Le caractère contradictoire du réglage monétaire qui nous vient aussi bien de Washington que de Francfort et de Londres, montre que ce n’est sans doute pas encore pour demain. Pendant ce temps, l’Asie, elle, continue de galoper.
Tant que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Zone euro continueront de s’en tenir à cette forme schizophrénique de réglage monétaire, les mouvements spéculatifs de capitaux continueront d’inonder le monde, cependant que chez nous le crédit restera rare et cher.
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Sur le web.
« schizophrénique » est un barbarisme ; « schizophrenic » se traduit en français par « schizophrène »
Ni le premier, ni le dernier..
Sur le fond, je n’achète pas cette explication.
La phrase clef est « les banques n’ont plus vu l’intérêt qu’elles pouvaient avoir à accroître leur offre de crédits » qui lie cette décision des banques directement à la politique de taux bas des banques centrale. Ça ne tient pas debout. Je veux bien croire qu’il y a un lien, mais il est certainement indirect (taux bas -> récession -> forts risque et manque de confiance envers le privé, aspiration du crédit par le public -> asséchement du crédit pour le privé -> récession)
Une bonne dictature chinoise bien dirigiste et étatique, ya rien de mieux pour faire cracher aux banques de la liquidite pour les entreprises qui veulent innover…me trompje ?