Par Johan Rivalland.
Ayn Rand, La source vive, Feux croisés, septembre 1999, 686 pages.
Ce long et passionnant roman d’Ayn Rand reflète l’opposition sans concession entre d’une part la quête de l’absolu, la recherche de la perfection et d’autre part l’éloge de la médiocrité par certaines élites manipulatrices.
Une critique de la société, guidée par les intérêts mercantiles et la haine de l’individualisme dans ce qu’il peut avoir de plus créatif. La recherche éperdue du pouvoir à tout prix et la proéminence du monde du paraître, par un appel surfait aux bons sentiments prétendument altruistes.
Le profond respect de l’individu d’un côté, sous des apparences ou accusations d’égoïsme, contre le mépris du bon peuple, le cynisme et l’arrivisme de ceux qui se prétendent altruistes ; le règne des démagogues, dans tout ce qu’il a de malheureusement bien classique.
Un monde de superficialité où se mélangent les bons sentiments et où règnent les apparences, comme Dostoïevski le montra déjà si bien naguère dans son célèbre roman L’Idiot, en un autre temps, en un autre lieu et dans un autre style.
En témoigne le passage où certains personnages discutent ensemble de leurs succès en librairie fondés sur des témoignages insignifiants, alors même qu’un désintérêt général est porté aux grandes réalisations de l’esprit humain, ce qui est le juste reflet de ce que l’on peut effectivement constater bien souvent dans la réalité quotidienne, quelle que soit l’époque.
Autre thème développé, celui de la corruptibilité de l’esprit humain. Certes, il s’agit d’une vision pessimiste, et très rares sont les êtres incorruptibles capables de conserver leur nature profonde et leurs convictions en fonction des situations. Mais une vision, hélas, cependant assez tristement réaliste.
Cette histoire est aussi celle de l’hypocrisie, celle de la critique et de tous ceux qui font les modes, c’est-à -dire de ceux-là mêmes qui, après avoir fait tout pour détruire l’image d’un esprit créateur, font l’éloge post-mortem de celui qu’ils avaient pourtant contribué à décrédibiliser, dès lors que l’humeur du temps y est favorable, allant même sans complexe jusqu’à l’aduler.
Ce roman est surtout celui de l’affrontement sans merci entre le désir de puissance des uns et la recherche de l’intégrité absolue de quelques très rares autres.
On y retrouve le thème fort de l’égoïsme chez Ayn Rand, qui peut s’apparenter à ce que d’autres appellent l’individualisme méthodologique, avec de très intéressants passages, tels que celui sur le logement social par exemple (p. 576), très évocateurs de ce que l’on peut toujours observer aujourd’hui et en font un roman d’une très grande actualité.
Mais le vrai thème central, autour duquel gravitent tous les autres, à travers une poignée de personnages forts et souvent difficiles à cerner, est celui de l’opposition entre égoïsme et altruisme. L’égoïste est celui qui n’a cure de l’approbation des autres, qui n’aspire qu’à vivre selon son propre idéal. Il s’apparente à ceux qui créent, agissent, produisent et pour qui le stimulant est le bonheur, qui est uniquement quelque chose de privé, mais est pourtant moteur pour l’ensemble de la société.
A l’inverse, l’altruisme conduit à un oubli de soi-même qui aboutit à rater sa vie, à une trahison de soi consistant à faire croire que l’on est quelqu’un plutôt que de devenir quelqu’un et à vivre en fonction des autres. Il n’est là que du domaine du paraître. En définitive, cela ressemble à l’égoïsme, mais est au contraire du domaine de l’altruisme car tout ce qu’on fait, toute la vie s’articule autour de celle des autres, mais pas au sens où on peut l’entendre habituellement. Il faut, en réalité, lire le livre pour comprendre de quoi il est question, la pensée randienne étant assez complexe.
Et, comme le dénote l’auteur, à force de s’entendre répéter que l’altruisme est l’idéal le plus noble, cela a ouvert la voie à toutes les horreurs possibles. Une excellente leçon, en tous les cas, après tout ce que le XXe siècle a connu comme vilenies. Et dont les principes restent largement à découvrir.
— Ayn Rand, La source vive, Feux croisés, septembre 1999, 686 pages. (Version anglaise)
Livre extraordinaire (et film formidable).