Par Hadrien Gournay.
Toute discussion sur la concurrence provoque des réactions contrastées. Cruelle et déshumanisante pour les uns, elle est un fait à accepter et auquel il faut s’adapter pour les autres. Le sujet est propice aux débordements de l’imagination et la crainte chimérique des « ravages d’une concurrence effrénée » empêche de constater qu’elle est à la fois juste et utile.
Concurrence et justice
L’article 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen établit un principe au cœur des idées libérales et du droit naturel : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. »
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ? Mais n’est-ce pas nuire à autrui que le concurrencer ?
Le plus rapide serait de répondre que, dans l’impossibilité de savoir lequel des deux concurrents nuit à l’autre (et de permettre à la « victime » d’exercer son activité sans cette nuisance), autant leur permettre de se « nuire » réciproquement. Ainsi, dans l’ordre interne, il est politiquement difficile de proposer une restriction de concurrence sans que cela soit vu comme l’octroi de privilèges à certains producteurs au détriment de ceux qui voudraient exercer la même activité. Il faut avancer masquer en créant des normes rendant l’entrée sur le marché plus coûteuse et les justifier par la nécessité de protéger le consommateur. En revanche, la tolérance à l’égard des obstacles à l’importation de produits étrangers est plus forte.
Tout cela n’empêche pas de raisonner sur le paradoxe que nous avons soulevé : les libéraux défendent la concurrence dont une conséquence, au moins en apparence est de nuire à autrui. En toute logique, la solution au problème devrait résider dans le fait que la concurrence ne s’insérerait pas dans la manière dont les libéraux conçoivent le fait de nuire à autrui.
A cet égard, le mécanisme par lequel un professionnel nuit à celui qu’il concurrence est assez différent de la manière dont on provoque de manière classique un dommage à autrui. Prenons l’exemple du cas où, à la suite d’une fausse manœuvre, une personne endommage avec son automobile la propriété d’un tiers. Ici, le dommage a été créé de manière toute matérielle et sans le concours d’une autre personne. Il n’en va pas de même avec la concurrence, puisque c’est en modifiant le comportement d’une troisième personne qu’il survient. Si une personne vend des chocolats de meilleure qualité et à un prix moindre que l’offre existante, elle a toutes les chances de convaincre les consommateurs d’acheter ses produits et de les  détourner des chocolats qu’ils consommaient auparavant (en raison du principe d’utilité marginale décroissante). Puisqu’il repose sur l’action d’un tiers, l’acte du concurrent est nécessaire mais non suffisant pour causer le dommage mais pour autant, est-ce que cela réfute l’idée que concurrencer autrui est lui nuire ? Si je devais convaincre une personne d’en blesser une autre, la victime n’aurait-elle pas le droit de me demander réparation ? Il est douteux que la nécessité de la modification du comportement d’un tiers dans la concurrence soit de nature à la disqualifier comme moyen de nuire à autrui au sens du libéralisme.
Toutefois, c’est bien la présence du consommateur dans l’équation qui apporte la solution. L’article 4 de la déclaration délimite les droits d’une personne par référence à l’absence d’atteinte aux droits d’une autre personne. Il importe donc qu’il soit porté atteinte à un droit légitime. La victime d’un dommage physique direct a droit à la préservation de sa propriété, alors que le professionnel concurrencé n’a pas de droit sur la relation économique avec le consommateur (ou en tout cas pas de droit indépendamment de l’accord de ce dernier, il en irait autrement si un tiers devait porter atteinte à cette relation par des moyens coercitifs). En cessant d’acheter du chocolat auprès de son fournisseur habituel, le consommateur ne lui nuit pas.
Une critique possible de l’article 4 serait qu’il ne fait que repousser le problème puisqu’il faut d’abord établir les droits légitimes d’autrui pour connaitre les bornes de la liberté du sujet. La méthode « propriétariste », concurrente de celle de l’article 4 pour définir la liberté négative chère aux libéraux consiste d’ailleurs à définir au préalable ce à quoi chacun a droit. Pour rester sur le terrain de l’article 4 une reformulation est nécessaire. Dans un premier temps, le concept de nuisance, consiste simplement à constater que l’intervention d’une personne a, soit limité la sphère d’action d’une autre, soit détruit une chose qui était la conséquence de l’existence ou action d’une autre, ce qui signifie que sans la personne nuisible la sphère d’action de la victime aurait été plus étendue ou que la destruction n’aurait pas eu lieu. C’est dans un deuxième temps et sur la base de ce constat que des droits sont reconnus et protégés. Or, quand la réalité de l’atteinte repose sur le choix d’une troisième personne, c’est sur les rapports entre cette personne et la victime « supposée » que la réalité de l’atteinte est analysée. Si je convaincs une personne de vous frapper, je suis condamnable, mais je suis libre de la convaincre de ne pas vous adresser la parole.
Quelque interprétation que l’on retienne, la question de l’opposition de deux concurrents est donc résolue par la prise en compte des droits respectifs du producteur et du consommateur. Le principe de justice selon lequel autrui ne peut nous contraindre à une relation à laquelle nous ne trouvons pas notre intérêt est intuitivement admis au-delà de la stricte sphère libérale. Dans ces conditions, pourquoi le fait que la justice soit du côté du consommateur n’est-il pas accepté plus largement ? Pourquoi la défense des producteurs au détriment des consommateurs est-elle si populaire en matière de commerce international ? C’est que les mécanismes prohibitifs donnent une apparence d’utilité à la relation maintenue artificiellement. En refusant l’importation de produits étrangers, on en favorise la production nationale, ceux-ci devenant utiles pour le consommateur qui les achète. Il y a donc  toutes les apparences que les membres du secteur protégé rendent un service à la société puisqu’ils effectuent un travail, fabriquent des produits et les vendent. Pourtant l’utilité des produits vendus résulte entièrement de l’interdiction d’importer des produits étrangers équivalents. Sans elle, le consommateur achèterait n’importe quoi d’autre en priorité. L’absurdité du procédé apparaîtrait en pleine lumière si, au lieu d’interdire les produits étrangers, on proposait de briser chaque année les vitres des maisons ou autres éléments des propriétés pour favoriser l’artisanat. De la même manière, le remplacement de l’interdiction d’importer des produits étrangers par l’obligation d’acheter les produits locaux ne serait pas compris. Inversant simplement cause et conséquence, les barrières à l’importation des produits étrangers incitant à acheter l’équivalent local dans un cas, l’obligation d’acquérir les biens et services locaux conduisant à délaisser leurs concurrents étrangers dans l’autre, le procédé aurait des effets identiques mais serait sans doute perçu différemment.
Mais la vraie raison du refus de la concurrence ne peut-elle s’expliquer par le sentiment que ses conséquences seront néfastes voire dramatiques, ce qui pose la question de son utilité ?
L’utilité de la concurrence
Lorsque nous examinons pour nous-mêmes les effets de la concurrence, nous voyons qu’elle nous est bénéfique en tant que consommateur. En tant que producteur, ses effets dépendent de notre situation relative puisqu’elle ne permet pas de nous protéger si, salarié titulaire ou entrepreneur, nous sommes déjà en place sur un marché mais nous donne une chance si nous souhaitons y entrer. Dans le cas du commerce extérieur et des barrières douanières en revanche, la concurrence lèse le producteur national.
Alors, si l’on admet le présupposé politique implicite selon lequel les droits des concurrents étrangers ne seraient pas dignes d’être protégés (opinion que nous ne partageons pas), le problème peut se réduire à l’opposition producteur- consommateur. Notre intérêt serait de ne pas être soumis à la concurrence comme producteur et d’en bénéficier comme consommateur. A l’évidence, une telle solution ne serait pas universalisable ! Il nous faut donc décider si nous acceptons ou rejetons la concurrence pour tout le monde.
En première apparence, c’est notre intérêt de producteur qu’il semble le plus urgent de protéger. Alors que les avantages que nous tirons de la concurrence comme consommateur ne sont visibles que produits par produits, alors que sa suppression totale semble une perspective lointaine et improbable, nous percevons très facilement les risques de perdre notre emploi et les revenus qui en sont la contrepartie. Le même mécanisme cognitif est à l’œuvre lorsque l’ouverture à la concurrence étrangère d’un secteur donné est proposée. Les inconvénients pour ceux qui travaillent dans le secteur sont nettement visibles alors que les avantages partagés entre l’ensemble des consommateurs sont moins évidents.
L’intérêt général serait-il de favoriser le producteur et non le consommateur en permettant de produire des biens qui n’ont pas d’utilité pour autrui (comme nous l’avons montré dans la première partie)?
Pour trouver la réponse, il faut d’abord comprendre que l’opposition producteur – consommateur est en partie factice car en dernière analyse c’est toujours l’intérêt du consommateur que les protectionnistes entendent protéger : en protégeant le producteur, ils entendent préserver avec le travail les revenus – et la consommation – que ce travail lui procure. Cela montre que c’est au final un intérêt de consommateur qui est en cause dans les deux cas. Donc, selon la logique protectionniste, en permettant de produire des biens qui n’ont pas d’utilité pour autrui on préserve les revenus de chaque producteur, revenus qui lui permettront d’acquérir ou consommer des biens et services…
 Mais quels genres de biens et services ? Des biens et services qui n’ont pas d’utilité pour lui !
Pour faire simple : l’offre commerciale est pratiquement illimitée, et chacun essaie de se rendre aussi attractif que possible. Cela portera sur la qualité, l’originalité, les facilités d’accès ou de conservation, l’image de la marque, etc. Les « prix d’excellence » sont décernés de manière fort démocratique par l’ensemble des consommateurs.
Les foireux, bien entendu, couineront à la « concurrence », manière de juguler tout ce qui les dépasse.
Le phénomène n’est pas neuf, relisez « Le Bonheur des Dames » de Zola !
C’est l’absence de concurrence qui fait problème: ou bien il y a économie dirigée ou alors formation de cartels (ententes entre producteurs pour se partager le marché).
Dans les deux cas il en résulte un frein à l’innovation et une réduction de la qualité car la sanction du client ne se fait plus sentir.
Pourtant la tentation est grande de brider la concurrence pour obtenir des avantages à court termes, c’est le problème du clientélisme politique ou de la morbidité de l’appât du gain.
Il y a des situations de concurrence déloyale, souvent imputable à une législation « deux poids, deux mesures ». La concurrence est bonne lorsqu’elle n’est pas faussée.
Travaillant dans l’Hotellerie-Restauration, les syndicats de la branche avait obtenu l’alignement de la TVA de tout les types de restauration, Ã juste titre.
Et un Hôtel est contraint a bien plus de réglementations fiscales, d’hygiènes et de sécurité qu’une « chambre d’hôtes ». Je ne reproche pas à ces derniers d’exister mais la concurrence est clairement déloyale.
Et les exemples de concurrence déloyale, souvent encouragé, cuationné par l’Etat sont nombreux et biens connus.
La distorsion de concurrence (je préfère ce terme à celui de concurrence déloyale) est dans ce cas du fait de l’Etat via l’avalanche de normes et de réglementations qui plombent l’hôtellerie et l’empêchent d’être compétitive face aux chambres d’hôtes. Et c’est loin d’être un cas unique, j’en suis bien d’accord. A vrai dire, qui peux me donner des exemples de telles distorsions de concurrence qui ne résultent PAS de l’intervention de l’Etat ?
L’échange volontaire est toujours gagnant-gagnant. Chacun échange le superflu de ce qu’il détient pour désirer le superflu de l’autre. La mécanique coince quand on nous oblige à ne pas faire comme ça, parce que c’est la loi naturelle depuis que l’homme est producteur. C’est pourtant simple de na pas se tromper.
La solution réside à mon avis dans la deuxième partie de l’article 4 de la déclaration universelle des droits de l’homme, qui introduit, comme seule limite à liberté individuelle, l’atteinte à la liberté équivalente d’autrui. Telle est la définition de la nuisance. Elle implique une distinction entre les libertés, synonymes de droits, et les intérêts. Les libertés sont par définition mutuellement conciliables, tandis que les intérêts ne le sont pas.
Vous avez intérêt à ce que votre concurrent cesse ses activités, mais vous n’avez pas la liberté de le lui imposer, car cette prétention serait inconciliable avec celle de votre concurrent, de vous imposer de cesser vos propres activités. En demandant à votre concurrent de cesser ou de restreindre ses activités, vous présupposez que vous pourrez poursuivre les vôtres, ce qui impliquerait une rupture de l’équilibre induit par la deuxième phrase de l’article 4 (« la jouissance de ces mêmes droits »), laquelle contient tout à la fois le principe de la liberté, et celui de l’égalité.
Les libertés sont quant à elle mutuellement conciliables : ma liberté de vivre n’empiète pas sur celle d’autrui, ma liberté d’expression n’empêche personne de s’exprimer, mon droit de propriété sur mes biens est conciliable avec le droit de propriété d’autrui sur ses biens, etc.