Le travail invisible ou l’économie victime du dogme positiviste

Le dernier ouvrage de Pierre-Yves Gomez donne des pistes de réflexions intéressantes sur une évolution profonde et inquiétante de notre société.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Le travail invisible, par Piere-Yves Gomez (Crédits : François Bourin éditeur, tous droits réservés)

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Le travail invisible ou l’économie victime du dogme positiviste

Publié le 9 janvier 2014
- A +

Par Philippe Silberzahn.

GomezLe dernier livre de Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible : Enquête sur une disparition s’intéresse à un phénomène important, la disparition du travail. Par cela, il entend la dérive selon laquelle les entreprises ne sont plus gérées qu’au travers d’abstractions comme les ratios et les tableaux d’indicateurs. Ce faisant, elles se coupent des sources de la création de valeur et s’épuisent dans une course sans fin.

En effet, la source de création de valeur réside dans le travail et celui-ci a trois dimensions: la dimension subjective (la réalisation de soi dans le travail), la dimension objective (ce qui est produit par le travail) et la dimension collective (aucun travailleur n’existe et ne crée seul). La tendance lourde a été de nier de plus en plus des dimensions subjectives et collectives, pour ne plus se concentrer que sur la dimension objective, que l’on essaie de mesurer de plus en plus objectivement. On ne voit plus dans le travail que les indicateurs qui y sont associés : quantité produite, temps passé, etc. et on ne gère plus le travail qu’au travers de ces indicateurs. En substance, on ne gère que par ce qui est mesurable, alors que précisément, le plus important est souvent non mesurable. Or les dimensions subjective et collective, mal mesurables, sont fondamentales pour la création de valeur, et pour le fonctionnement du système dans son ensemble : à moins de ne voir le travail que comme un mal nécessaire, permettant de se consacrer à d’autres tâches comme la peinture ou la pêche, celui-ci est l’une des sources principales de la réalisation de soi, ce qui peut donner un sens à toute une vie, si modeste le travail en question puisse paraître. Selon Pierre-Yves Gomez, ce n’est qu’en retrouvant pleinement les dimensions subjective et collective que les entreprises pourront repartir de l’avant.

Mais alors d’où vient cette focalisation sur la dimension objective du travail ? Selon Pierre-Yves Gomez, elle résulte de la financiarisation du système, dans lequel les entreprises vont de plus en plus chercher leur financement auprès d’institutions n’ayant aucun intérêt à la nature de leur activité, mais seulement dans leur capacité à produire du rendement. Cela parce que ces institutions financières sont elles-mêmes financées par des travailleurs qui y placent leurs économies dans l’attente d’un rendement sans risque. Tout cela produit finalement une société de rente, au rendement décroissant. Cette société de rente alimente une oligarchie politico-financière qui se replie sur elle-même et exploite les producteurs de richesse. Le plus étonnant est que les travailleurs, qui sont les premières victimes de cette course au rendement, sont également, via leurs investissements, les premiers bénéficiaires de ces rendements. D’où le cercle vicieux. Les inquiétudes pour l’avenir dues au chômage incitent à économiser plus, et à exiger plus de rendement de ces placements.

Si l’analyse de l’ouvrage est intéressante, elle ne semble cependant pas remonter aux sources. Trois points permettent d’en illustrer les limites.

Premièrement, la question de l’innovation : j’enseigne que l’obsession de la mesure empêche l’innovation, car celle-ci est nécessairement non mesurable et commence souvent par un « gaspillage ». Plus les entreprises sont gérées « scientifiquement », moins elles sont capables d’innover (les cadres passent de 30 à 45% de leur temps à rendre compte de leur travail). Or Pierre-Yves Gomez écrit que le système actuel, en exigeant toujours plus de rentabilité mesurable, force à une fuite en avant d’innovation, et d’obsolescence forcée. Paradoxe ?

Deuxièmement, sur l’origine de la financiarisation. Celle-ci a à mon sens deux origines. La première, très bien expliquée dans l’ouvrage, résulte d’une évolution dans le financement des entreprises, qui en se démocratisant amène des investisseurs rentiers. C’est un point fondamental. La seconde, que l’auteur n’aborde pas, mais qui pour moi est la vraie cause, est ce besoin de mesurer. D’où vient-il ? À mon sens il résulte de l’adoption d’un paradigme positiviste dans les sciences humaines. Si l’on mesure, c’est aussi parce que la pensée managériale, polluée par le positivisme (naïf, comme chacun le sait) des penseurs du management a contaminé les managers qui l’ont trouvé bien pratique. Les coupables sont donc au moins autant Platon, Descartes et Auguste Comte et leur orgueil scientiste, que les fonds de pension qui au fond, appliquent leur pensée sans le savoir. La combinaison de la démocratisation et de cet orgueil scientiste est létale, dans l’économie comme ailleurs.

Troisièmement, sur la société libérale. C’est la grande ambiguïté de l’ouvrage. Le libéralisme en est un peu le fantôme, on y revient toujours comme point d’ancrage sans jamais le définir ni se positionner par rapport à lui. Cette obsession destructrice de la mesure est-elle inhérente au système libéral ? Rien n’est moins sûr. Car si la vraie cause de la disparition du travail est le positivisme naïf, alors cette cause est antérieure (au sens logique du terme) à la question du modèle économique et social dominant. J’en veux pour preuve que l’URSS, comme cela est fort justement observé dans le livre, a elle aussi été victime du même syndrome scientiste. Le positivisme naïf a miné l’URSS, comme il mine désormais les sociétés libérales. De manière intéressante, j’observe dans mon livre à venir sur la CIA que cette organisation a été victime du même syndrome (n’observer que ce qui est mesurable), et là encore il ne s’agit pas d’une organisation à but lucratif. Les solutions que Pierre-Yves Gomez esquisse vers la fin du livre vont d’ailleurs dans le sens d’une remise en question épistémologique qui me semble être la seule approche.

Cette question de fond du libéralisme est d’autant plus importante que ce qui est a priori intéressant dans l’innovation, outre sa capacité à améliorer le lot commun, est précisément sa capacité à remettre en question la rente et à miner l’oligarchie actuelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’oligarchie rentière est la cible principale des attaques des auteurs libéraux (voir par exemple la distinction que font Ayn Rand ou Frédéric Bastiat entre capitalisme entrepreneurial et capitalisme de copinage). L’existence d’une oligarchie est donc une dérive du système libéral, mais elle n’en est pas une propriété intrinsèque car d’autres systèmes dérivent également vers l’oligarchie (là encore l’URSS ou la Chine actuelle sont des exemples typiques). D’où la nécessité de comprendre comment cette dérive survient dans un système libéral. J’arguerais qu’elle le fait lorsque le politique l’emporte sur l’économique, et en particulier en situation de crise, qui affaiblit l’économique et renforce le politique. L’oligarchie se développe également aussi parce qu’il est plus facile de renforcer l’oligarchie (gains immédiats pour certains, pertes diffuses pour tous) que de l’affaiblir (pertes immédiates pour certains, gains diffus pour tous).

Il y a là matière à prolonger les pistes ouvertes par l’ouvrage de Pierre-Yves Gomez qu’au final on lira avec intérêt et qui éclaire sur une évolution profonde et inquiétante de notre société.

— Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible : Enquête sur une disparition, François Bourin Éditeur, 2013, 253 p.

Pour en savoir plus sur Le travail invisible.


Sur le web.

Voir les commentaires (10)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (10)
  • Être prof à l’X et condamner le scientisme c’est pas un peu étrange?
    « Si l’on mesure, c’est aussi parce que la pensée managériale, polluée par le positivisme »
    Si l’on mesure c’est parce que lorsque j’ai plusieurs milliards à gérer sur mon fonds je préfére évité les mauvaise surprises style grève générale d’un mois(CPE), coupe du monde de football qui change tout ect…
    On a besoin d’informations sur l’impact de tout ces évènements sur le business car cela va à coup sur impacter le cours de bourse. C’est sur que la majeur partie de ces mesures sont fausses. Mais à défaut de sciences on fait avec ce que l’on a. C’est bientôt les vacances générales en Chine le rigolo qui achète ses marchandises maintenant les aura avec un mois de retard. C’est tout ça qu’il faut mesurer.

  • Investir, c’est travailler. Investir, c’est produire.

    Investir n’a aucun rapport avec une rente, improductive distribution forcée de richesses volées par l’Etat (hier rentes d’ancien régime, aujourd’hui retraites par répartition, aides sociales ou émoluments du secteur public protégé).

    S’il y a une financiarisation à dénoncer, c’est celle de l’Etat obèse qui pompe les ressources vives sur les marchés pour satisfaire ses besoins gargantuesques.

  • Une grosse entreprise étant elle-même une « mini société », elle n’est pas à l’abri des problêmes engendrés par le dirigisme et l’abus de « social » dans son fonctionnement interne. Surtout quand cette dérive est induite par la législation : manque de flexibilité du travail, règlementation, déresponsabilisation.

    Bref, l’état socialiste transforme nos entreprises en mini-états socialistes.

  • A mon sens, un manager libéral ne devrait pas succomber à la pensée unique dirigiste des PME et des grands groupes !

  • Si le livre est du même niveau que l’article, passez, il n’y a rien à apprendre. Grace à l’informatique
    le manager n’a jamais eu autant d’infos, sans devoir, ni lui, ni ses collaborateurs y passer aussi peu
    de temps. Il y a 30 ans je pouvais déjà donner les résultats du mois la seconde semaine, connaissant
    le carnet de commande pour une entreprise de 500 personnes. Quand aux investissements, si ils
    ont une rentabilité correcte, ils trouvent toujours un investisseurs (>15% roi ). Ce sont les analystes
    et les managers qui sont mauvais. J’ai toujours consacré 90% de mon temps aux hommes et
    business.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
Des leçons utiles et passionnantes, pour y voir plus clair sur quelques-unes des grandes questions économiques contemporaines.

Douze ans après ses 8 leçons d’histoire économique, Jean-Marc Daniel nous propose 10 nouvelles leçons. Toujours avec l’idée qui lui est chère que les événements qui se produisent paraissent souvent inédits, exceptionnels, voire particulièrement dramatiques, à ceux qui les vivent. Ces derniers omettant toutefois que, dans nombre de situations, les leçons du passé auraient p... Poursuivre la lecture

Alors que les dirigeants européens mettent fin aux tabous sur la migration, la politique climatique reste inchangée

Lors du sommet européen du 17 octobre à Bruxelles, le Premier ministre polonais Donald Tusk a réussi à convaincre les autres dirigeants de l'UE de soutenir son idée selon laquelle un État membre peut invoquer des raisons de sécurité pour justifier la suspension des droits d'asile.

Un autre sujet à l'ordre du jour du sommet de l'UE, la compétitivité, n'a pratiquement pas été abordé. Pourtant, avant le sommet, la principale... Poursuivre la lecture

Deux grandes entreprises de l’agroalimentaire, Danone et Nestlé, ont fait l’objet de changement de direction qui remettent en question leur management. Dans les deux cas on retrouve la même pression des marchés financiers insatisfaits de leurs performances. Ces deux grandes entreprises se croyaient à l’abri. Et pourtant, la dure loi des clients est venue leur rappeler que pour une entreprise privée, la satisfaction des clients est leur première mission. Dans la foulée, leurs administrateurs ont décidé de ne pas renouveler les mandats de leurs... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles