Toits ou plafonds : le contrôle des loyers vu par deux Prix Nobel

Extrait d’un essai publié par la Foundation for Economic Education sous forme de pamphlet dans une série intitulée « Chroniques sur les problèmes actuels » en septembre 1946. Les auteurs comparent la pénurie causée par le contrôle des loyers en 1946 avec la reconstruction de San Francisco après le tremblement de terre de 1906, alors que les loyers étaient libres.

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Toits ou plafonds : le contrôle des loyers vu par deux Prix Nobel

Publié le 13 janvier 2014
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Par Milton Friedman et George Stigler.
Traduction Stéphane Couvreur, Institut Coppet.

Avant-propos de Leonard E. Read, Président de la Foundation for Economic Education

Si le débat parlementaire de 1946 n’avait pas reconduit les pouvoirs de l’Agence du Contrôle des Prix1, le contrôle des prix aurait-il disparu totalement ? Ou bien les états fédérés et les municipalités l’auraient-ils réinstauré ?

Pour ce qui est des loyers, la réponse est claire. Après l’expiration des lois fédérales en juillet dernier, les états et une municipalité après l’autre ont mis en place leurs propres Agences afin de maintenir le plafonnement des loyers.

Pourquoi ? Parce que l’immense majorité des électeurs et des hommes politiques considèrent qu’un tel contrôle est nécessaire ou souhaitable pour une raison ou pour une autre. Même parmi ceux qui sont opposés au maintien de toute autre forme de contrôle des prix et des salaires, un grand nombre considèrent que le contrôle des loyers fait exception. Celui-là au moins, disent-ils, nous devons le garder.

Pourtant, le contrôle des loyers et les lois interdisant l’expulsion des locataires constituent une infraction partielle au droit de propriété. Ils entravent la faculté du propriétaire d’user et d’exploiter son bien. Ils limitent également la possibilité pour quelqu’un d’autre de proposer ce qu’il veut pour louer ces biens qui sont réglementés par le gouvernement.

Ces infractions au droit de propriété et cette façon de restreindre les échanges sont nouvelles en temps de paix aux États-Unis. Combien de temps dureront-elles et dans quelle mesure leur influence corrosive changera-t-elle les mentalités américaines à l’égard de la libre entreprise et de la propriété privée en général ?

La « nécessité de la guerre » a permis de justifier l’introduction de nombreuses obligations et interdictions dans l’économie américaine. La plupart des partisans du contrôle des loyers considèrent qu’il s’agit d’une mesure temporaire « exceptionnelle ». La guerre est censée avoir ralenti la construction de logements, et la poursuite de la croissance démographique engendrerait ainsi une « pénurie de logements ».

Mais sur quoi reposent ces affirmations ? L’accroissement de la population a-t-il réellement été plus rapide que le rythme des constructions ?

Et le contrôle des loyers sert-il l’objectif avoué de ses partisans ? Est-ce qu’il facilite l’accès à un logement à un prix « raisonnable » pour les anciens combattants, les anciens ouvriers de l’industrie de l’armement, les jeunes mariés et les familles à faible revenu ?

Qu’appelle-t-on un loyer « raisonnable » ? Pourquoi paie-t-on un loyer – est-ce simplement pour assurer un revenu au « seigneur2 » propriétaire ? Ou bien le marché locatif remplit-il une autre fonction, considérée comme une évidence depuis si longtemps que nous l’avons oublié ?

Les professeurs Friedman et Stigler ont à leur actif des années de recherche et d’enseignement précisément sur ce genre de questions. Leur réponse pourrait vous étonner.


 

Un toit ou un plafond ? La crise actuelle du logement, par Milton Friedman et George Stigler (1946)

Le tremblement de terre du 18 avril 1906 à San Francisco fut suivi d’incendies qui ravagèrent la ville pendant 3 jours, dévastant 1700 hectares de foncier en plein centre ville.

Le général Greely, commandant en chef des troupes fédérales stationnées dans la région, décrit la situation dans ces termes :

« Il ne restait plus le moindre hôtel debout. Les grands immeubles d’appartements avaient disparu… 225 000 personnes étaient… sans abri. »

De surcroît, le tremblement de terre avait endommagé ou détruit de nombreuses autres habitations.

Ainsi, une ville de 400 000 habitants a perdu plus de la moitié de ses logements en trois jours.

Certains facteurs ont atténué la pénurie de logements. Un grand nombre de personnes ont temporairement quitté la ville – on estime leur nombre à 75 000 au maximum. Des camps et des abris d’urgence ont été établis et ils ont permis de loger jusqu’à 30 000 personnes durant l’été 1906. Les constructions nouvelles ont démarré rapidement.

Toutefois, durant plusieurs mois après la catastrophe, environ un cinquième des habitants ont dû être relogés dans la moitié des habitations laissées intactes. Autrement dit, chaque logement a dû accueillir en moyenne 40 % d’occupants de plus.

Pourtant, à lire le San Francisco Chronicle du 24 mai 1906 – le premier numéro imprimé après le tremblement de terre – il n’est pas fait la moindre allusion à une pénurie de logements ! Les petites annonces comprennent 64 offres d’appartements et de maisons à louer, et 19 maisons à vendre (dont certaines pour plusieurs logements), contre seulement 5 annonces de recherche d’appartement ou de maison. Après cette date, on continue de voir un nombre considérable d’offres de logements de tous types à l’exception des chambres d’hôtels.

La crise du logement en 1946

Quarante ans plus tard, une autre crise du logement s’est abattue sur San Francisco. Cette fois, la pénurie frappe tout le pays. La situation à San Francisco n’est pas la plus critique, mais du fait de l’émigration vers l’Ouest elle était plus grave qu’ailleurs. En 1940, la population de 635 000 habitants ne manquait pas de logements, dans le sens où seuls 93 % des habitations étaient occupées. En 1946, la population a progressé de presque un tiers – environ 200 000 habitants supplémentaires. Dans le même temps, le nombre de logements a augmenté d’au moins un cinquième.

De ce fait, la ville doit loger 10 % d’occupants supplémentaires dans chaque habitation par rapport à la situation avant-guerre. On peut dire que le manque de logements en 1946 est quatre fois moins sévère qu’en 1906, lorsque chaque habitation dut accueillir 40 % d’occupants de plus qu’avant le tremblement de terre.

En 1946, cependant, la pénurie de logements n’est pas passée inaperçue dans le Chronicle et les autres journaux. Le 8 janvier, le parlement de Californie s’est réuni et le Gouverneur de l’état a déclaré que la crise du logement était le « problème n° 1 de la Californie ». Durant les cinq premiers jours de l’année, on compte en tout et pour tout 4 petites annonces d’offres de maisons ou d’appartement à louer, comparées à 64 en une seule journée en mai 1906, et 9 annonces d’échange de résidences à San Francisco contre une autre localité. Mais en 1946 on trouve 30 petites annonces par jour de locataires cherchant une maison ou un appartement, contre seulement 5 en 1906 après la catastrophe. Dans le même temps en 1946, environ 60 petites annonces de maisons à vendre paraissent chaque jour, contre 19 en 1906.

En 1906 comme en 1946, San Francisco était confrontée à un problème similaire à celui qui se pose aujourd’hui au pays tout entier : comment un nombre à peu près fixe de logements peut-il être divisé – c’est-à-dire réparti – alors que les gens en demandent beaucoup plus, le temps que des constructions nouvelles viennent combler le manque ? En 1946, la hausse des loyers comme moyen de répartir les logements a été entravée par le plafonnement des loyers, et l’allocation n’est due qu’à la chance et au favoritisme. Une autre possibilité serait qu’une Agence du Contrôle des Prix soit chargée du rationnement.

Quels sont les avantages et inconvénients de ces trois méthodes ?

I. La solution de 1906 : répartition par la liberté des prix

Durant la guerre, beaucoup de gens ont découvert le rationnement sous la forme de tickets, de cartes et de formulaires.

Mais ce n’est que la surface des choses ; tout ce qui n’est pas abondant comme l’air et le soleil doit être réparti d’une façon ou d’une autre. En fait, lorsqu’on désire plus d’une chose qui s’acquiert par l’échange, qu’il s’agisse de places de théâtre, de draps ou de coupes de cheveux, elle doit nécessairement être répartie entre ceux qui la demandent.

Notre méthode normale de répartition en temps de paix repose sur l’offre et la demande. Si la demande d’un bien augmente, la concurrence entre acheteurs tend à faire monter son prix. Cette hausse du prix incite les acheteurs à utiliser ce bien avec parcimonie, à l’économiser, ce qui réduit sa consommation au niveau de l’offre. Dans le même temps, la hausse du prix encourage les producteurs à accroître leur production. Symétriquement, si la demande d’un bien décroît, son prix tend à baisser, ce qui fait croître la consommation jusqu’au niveau de l’offre et décourage la production.

C’est par cette méthode que San Francisco a géré son problème de logement en 1946, ce qui s’est traduit par une hausse des loyers. Pourtant, même en considérant la hausse de loyers après le tremblement de terre, les petites annonces de 1906 feraient pâlir d’envie les personnes qui cherchent un logement aujourd’hui : « Maison de six pièces, salle de bains, avec deux pièces supplémentaires au sous-sol dotées de cheminées, joliment meublées, piano… $ 45. »

Les avantages de hausse des loyers pour répartir l’offre apparaissent clairement dans l’exemple suivant :

  1. Sur un marché libre, il y a toujours des logements à louer disponibles immédiatement à divers niveaux de prix.
  2. La hausse des loyers force certaines personnes à réduire la taille de leur logement. Cet entassement est la seule solution possible en attendant de nouvelles constructions.
  3. Les loyers plus élevés encouragent fortement la construction.
  4. Aucune organisation complexe, lourde et coûteuse n’est nécessaire. La répartition se fait en douceur et de manière invisible grâce au système des prix.

Objections à la répartition par les prix

A ces bénéfices, qui étaient généralement acceptés aux Etats-Unis avant la guerre, on oppose à présent trois objections. La première prend généralement la forme suivante : « Les riches auront tous les logements et les pauvres aucun. »

Cette objection est fausse : A tout moment durant la crise aigüe du logement en 1906 on pouvait trouver des appartements et des maisons bon marché. Ce qui est vrai, c’est que sur un marché libre, les plus belles résidences iront à ceux qui paient le plus cher, que ce soit en raison de leurs revenus plus élevés, de leur fortune, ou parce qu’ils préfèrent une belle maison que, mettons, une belle automobile.

Mais ce constat n’était pas moins vrai en 1940 qu’avec la crise du logement actuelle. En fait, si les inégalités de revenu et de patrimoine justifient un contrôle des loyers aujourd’hui, il y avait encore plus de raisons d’instaurer des contrôles en 1940. Si l’on craint que les riches n’obtiennent tous les logements, ce risque était bien plus grand alors.

Chaque personne, chaque famille dispose en moyenne de plus d’espace qu’avant la guerre (voir plus loin). De plus, la distribution des revenus est plus égalitaire qu’avant la guerre. Donc, si les loyers étaient libérés de toute réglementation et pouvaient trouver s’ajuster sans entraves, les logements disponibles avant la guerre seraient répartis plus équitablement qu’à l’époque.

Le fait que, sur un marché libre, les plus belles résidences aillent à ceux qui ont des revenus élevés et un gros patrimoine est, à défaut de meilleur argument, une raison de plus pour prendre des mesures de fonds visant à réduire les inégalités de revenu et de patrimoine. Pour ceux qui, comme nous, souhaiteraient voir encore plus d’égalité dans l’accès à tous les biens, et pas uniquement le logement, mieux vaut s’attaquer directement aux inégalités de revenu et de patrimoine plutôt que rationner les centaines de biens et de services que nous consommons. Ce serait le comble de l’absurdité de laisser les gens gagner des sommes d’argent très variables et de prendre ensuite des mesures sophistiquées et coûteuses pour les empêcher de dépenser leur revenu3.

La seconde objection qui est souvent élevée contre la libération des loyers est qu’elle profiterait aux propriétaires bailleurs. Les loyers augmenteraient certainement, sauf sur ce que l’on appelle le marché noir ; et de même pour les recettes des propriétaires. Certains groupes sont gagnants dans tout système de répartition, et il est très probable que les propriétaires de résidences en centre-ville ont bénéficié moins que tout autre groupe de la croissance économique au cours de la guerre.

Le véritable remède à la pénurie de logements viendra de la construction. Une grande partie de ces nouvelles habitations seront occupées par leur propriétaire. Mais beaucoup de gens sont locataires, par choix ou par obligation. L’amélioration de leurs conditions de logement dépendra largement des constructions de nouveaux logements locatifs. Priver les investisseurs d’un revenu attractif – en devenant propriétaires-bailleurs –, c’est une drôle de façon d’encourager la construction de logements locatifs !

La troisième objection à un marché libre du logement est que la hausse des loyers provoquerait ou entraînerait de l’inflation.

Mais on appelle inflation une hausse généralisée des prix, et il est beaucoup plus simple d’attaquer ce mal à la racine, qui est l’augmentation des revenus des ménages et des liquidités qui vient alimenter les dépenses quotidiennes. Pour combattre l’inflation, mieux vaut augmenter la fiscalité4, réduire les dépenses publiques et contrôler la masse monétaire. Bricoler des millions de prix – le loyer de la maison X à San Francisco, le prix du steak Y à Chicago et le prix du costume Z à New York – revient à traiter de façon maladroite et inefficace les symptômes au lieu des causes réelles de l’inflation.

Cela dit, notre intention n’est pas de préconiser un plus grand interventionnisme fiscal et monétaire, si bien que la suppression des plafonds sur les loyers entraînerait, de fait, une hausse des salaires et des prix – la fameuse spirale inflationniste. Nous ne contestons pas que ce soit possible, mais est-ce plausible ? Pour répondre, nous devons comparer les inconvénients du contrôle des loyers avec, de l’autre côté, le surcroît d’inflation qui résulterait probablement de sa suppression. Nous allons discuter les inconvénients dans le prochain chapitre, et évaluerons rapidement la menace de hausse des loyers dans la conclusion.

La répartition actuelle des logements à vendre

En l’absence d’un plafond sur le prix de vente des logements, c’est la même méthode qu’en 1906 – le plus offrant – qui décide de quel propriétaire occupera quelle résidence principale. La conjonction d’une demande forte et croissante et d’une offre relativement limitée se traduit par une hausse du prix de vente des maisons. Par conséquent, de nombreux propriétaires bailleurs préfèrent vendre à ce prix artificiellement gonflé plutôt que louer à un prix contrôlé.

Le plafonnement des loyers, par conséquent, accroît le nombre de propriétaires occupants et réduit tellement le nombre de logements à louer qu’il devient presque impossible d’en trouver, du moins au prix légal. En 1906, tandis que les loyers comme les prix de vente étaient libres, les petites annonces du San Francisco Chronicle comptaient 3 « maisons à vendre » pour 10 « maisons ou appartements à louer ». En 1946, avec le contrôle des loyers, on compte environ 730 « maisons à vendre » pour 10 « maisons ou appartements à louer ».

Un marché libre de la vente permet donc à celui qui dispose d’un capital suffisant pour constituer un apport personnel d’acheter une maison Non seulement l’apport personnel mobilise des ressources qu’il aurait préféré dépenser autrement mais, bien souvent, il doit également s’endetter lourdement.

Néanmoins, celui qui a les moyens trouvera de nombreuses maisons à vendre – et de bonne qualité, de plus. Les prix seront élevés – et c’est précisément ce qui explique que l’offre de maisons soit abondante. Au bout du compte, il lui restera probablement moins pour l’ameublement et la décoration que ce qu’il aurait souhaité, ou ce que ses souvenirs d’avant guerre lui laissaient espérer, mais au moins il pourra mettre un toit au-dessus de sa famille.

Le contrôle des loyers de 1946 n’échappe donc pas à l’une des principales critiques contre la liberté des loyers – à savoir que les riches ont plus de facilités à se loger. En fait, les mesures de 1946 aggravent la situation. En encourageant les locataires existants à occuper une plus grande surface et en contraignant les autres à emprunter pour acheter alors qu’ils auraient préféré louer, le contrôle des loyers accentue la hausse des prix à la vente.

Pour limiter l’avantage de ceux qui disposent d’un capital, une méthode serait d’imposer un contrôle des prix de vente des maisons. Ceci rétrécirait un peu plus le rôle du système des prix dans la répartition des biens et étendrait d’autant le périmètre du rationnement et du contrôle des loyers. Ce serait une sage décision, si seulement le contrôle des loyers actuel avait montré son efficacité.

Mais quelle est la situation de celui qui cherche à louer ?

II. La méthode de 1946 : répartition par la chance et le favoritisme

Le candidat locataire se trouve dans une situation bien différente d’un acquéreur. Pour peu qu’il trouve un logement, il paiera certes un prix « raisonnable » correspondant aux loyers d’avant la guerre. Mais à moins de payer un dessous de table considérable – déguisé en frais d’ameublement ou autre – il a peu de chances de trouver.

C’est à cause du contrôle des loyers qu’il y a si peu d’offres de location. Le produit national a doublé en prix nominaux, si bien que de nombreuses familles ont des revenus monétaires plus élevés qu’avant la guerre. Elles pourraient se permettre de payer des loyers significativement plus élevés, mais la loi les en dispense ; elles cherchent donc en vain des logements plus spacieux et de meilleure qualité.

Mais, parmi les millions de familles et de gens qui essaient ainsi de s’agrandir depuis 1940, tous ne peuvent pas y parvenir puisque l’offre de logements a progressé tout juste aussi vite que la population. Ceux qui réussissent privent les autres d’un logement. Les moins fortunés et les nouveaux entrants sur le marché du logement – les soldats démobilisés, les jeunes mariés et les gens qui déménagent – nous offrent le spectacle familier d’une file d’attente devant chaque logement vacant, car ils essaient de louer des logements plus grands qu’avant guerre, en plus grand nombre que ceux qui sont disponibles.

Les petites annonces dans le San Francisco Chronicle montrent une fois de plus les effets du contrôle des loyers. En 1906, après le tremblement de terre, alors que les loyers pouvaient augmenter librement, on pouvait lire une annonce « recherche appartement à louer » pour 10 « maisons ou appartement à louer » ; en 1946, la proportion est de 375 pour 10.

Un ancien combattant cherche un logement

Le New York Times du 28 janvier 1946 relate une mésaventure arrivée à Charles Schwartzman, « un jeune homme dynamique dans la trentaine », récemment revenu de l’armée. Trois mois durant, M. Schwartzman a chassé sans relâche, parcourant les environs à la recherche d’un logement. Il avait sillonné le centre ville et les alentours, du Queens à Larchmont, et n’avait négligé pratiquement aucune agence immobilière. Il avait passé une annonce dans le journal et avait répondu à des offres. Il s’était rendu à l’association des anciens combattants de la ville de New York et avait contacté le sous-comité logement de l’association américaine des anciens combattants ; il avait appelé ses amis ; il avait sollicité ses proches ; écrit au gouverneur Dewey. Le résultat ?

Un appartement sans l’eau chaude. Un quatre pièces à l’angle de la 101ème et de Central Park West pour $300 par mois, à condition de payer $5000 pour les meubles. Un studio d’une pièce dans une maison en grès rouge, repeint mais pas rénové, proposé par une jeune femme (qui partait pour la Havane) à $80 par mois, à condition de payer $1300 pour les meubles et de lui rembourser les $100 qu’elle avait dû verser à l’agent pour obtenir cet « appartement ».

Et un deux pièces spacieux en sous-location dans un hôtel de West Side pour $75 par mois dont il s’est avéré que le propriétaire de l’hôtel l’avait retiré de la location au mois et passé dans les offres de location à la journée pour un prix plus élevé.

Qui obtient les logements ?

Désormais, l’obtention d’un logement à louer tient surtout à la chance et au favoritisme. Les mieux servis sont les familles qui louaient avant la pénurie et qui ne souhaitent pas déménager.

Ensuite, deux groupes sont favorisés parmi les nouveaux arrivants : tout d’abord, les gens prêts à contourner le contrôle des loyers et qui en ont les moyens, par un montage juridique ou simplement en payant un supplément en espèces ; en second lieu, les amis et les proches des propriétaires et autres intermédiaires chargés de la commercialisation.

Les candidats locataires qui n’ont pas l’avantage d’appartenir à l’un de ces deux groupes se disputent les places restantes. Les gagnants sont ceux qui ont de la chance, ont la famille la moins nombreuse, peuvent passer plus de temps à chercher, sont plus astucieux pour se renseigner sur les logements vacants, et plaisent aux propriétaires.

Le dernier servi est le mari qui doit travailler pour subvenir aux besoins de sa famille et dont la femme s’occupe d’enfants en bas âge. Sa femme et lui n’ont pas beaucoup de temps à consacrer à chercher une aiguille dans une botte de foin. Et s’il a la chance de trouver un endroit, on risque de lui préférer des locataires sans enfants.

Le coût social des politiques actuelles

Quasiment tout le monde est logé d’une manière ou d’une autre, même ceux qui n’ont pas trouvé à louer ni pu acheter. Certains occupent un hébergement de fortune – caravanes, logements préfabriqués, camps militaires reconvertis. La plupart squattent chez des proches ou des amis, une solution qui présentent de nombreux inconvénients sociaux.

Les amis et les parents prêts à les accueillir n’habitent généralement pas là où ils souhaitent. Pour rester avec sa famille, le mari doit renoncer à la mobilité professionnelle et accepter le premier poste qui lui est proposé dans la région. S’il ne trouve que des emplois déclassés à proximité, il peut être contraint de s’éloigner de sa famille durant période indéterminée afin de pouvoir travailler ailleurs. Et pourtant nous avons grand besoin de mobilité, surtout en ce moment. La répartition optimale de la population aujourd’hui est certainement très différente de ce qu’elle était en temps de guerre, et pour se reconvertir rapidement il faut que les gens puissent déménager facilement.

La pratique du partage de la colocation restreint la mobilité des colocataires, mais également des autres. Si l’on a la chance d’avoir une maison ou un appartement, on y réfléchit à deux fois avant de déménager dans une ville où l’on risque de se retrouver en bas de la liste avec les nouveaux arrivants. Le plus souvent, un déménagement s’accompagne d’une période prolongée de séparation d’avec sa famille. Celle-ci demeure dans l’ancien logement ou emménage chez des parents pendant que l’on cherche.

Le plafonnement des loyers a également de graves effets délétères sur l’allocation des logements entre les gens qui ne pratiquent pas la colocation. Puisque les loyers sont restés au niveau d’avant guerre alors que les salaires ont augmenté, il y a beaucoup moins d’incitations à économiser l’espace. Ceux qui ne prévoyaient pas d’emménager dans une surface plus petite avant la guerre ont encore moins de raisons de le faire, sauf élan patriotique et humanitaire – à moins que ce soit la crainte de voir débarquer des cousins qui veulent occuper l’espace supplémentaire.

Il faut souligner que la pénurie causée par le contrôle des loyers entrave le fonctionnement du marché du logement à tous les niveaux : un locataire qui occupe un appartement trop grand pour lui l’abandonne rarement pour chercher un logement plus adapté à ses besoins. Et lorsqu’un appartement se libère, le propriétaire préfère louer à un célibataire ou à une famille peu nombreuse.

L’abrogation du contrôle des loyers libérerait de l’espace en facilitant un tout autre mécanisme. Dans un marché locatif libéralisé, ceux qui réduisent leur surface tiendraient compte de l’économie réalisée sur le loyer. La sous location attirerait tous ceux qui disposent de trop d’espace et désirent obtenir un complément de revenu, et ne serait pas limitée aux proches qui se sentent une obligation familiale, quand bien même ils n’ont pas beaucoup d’espace. Les locataires concernés seraient dans une relation purement contractuelle, et n’auraient pas l’impression d’imposer leur présence, de constituer une gêne, ou d’avoir une dette morale à l’égard de leurs bienfaiteurs. Ils seraient en mesure de trouver un logement à louer à proximité de leur travail. Les salariés retrouveraient leur mobilité et les propriétaires de biens locatifs seraient inciter à les mettre sur le marché.

III. La méthode du rationnement administratif

Les défauts du système actuel de rationnement sont évidents et massifs. Ils sont inévitables dès lors que chacun doit personnellement rationner les ressources, et c’est pourquoi l’Agence du Contrôle des Prix avait pris en charge le rationnement de la viande, des matières grasses, des conserves et du sucre pendant la guerre, au lieu de laisser les épiciers s’en charger. Doit-il désormais rationner les logements ? Ceux qui préconisent la création d’une administration chargée de répartir les logements affirment que cela permettrait d’éliminer les obstacles pour les nouveaux arrivants et les familles nombreuses, ainsi que les privilèges des familles qui ont des relations bien placées.

Mais par honnêteté vis-à-vis des bailleurs et des locataires, l’Agence du Contrôle des Prix serait alors tenu d’identifier les propriétaires occupant trop d’espace, afin qu’ils en cèdent une partie ou bien déménagent dans une surface plus petite. Un peu de bon sens suffit pour se rendre compte qu’il sera politiquement impossible d’imposer (car le rationnement serait incompatible avec le libre choix) à une famille américaine, propriétaire de sa résidence, de déménager ou d’en louer une partie.

Même si ce problème fondamental pouvait être surmonté, qui est-ce qui déciderait de la surface autorisée pour une famille ? A quel âge les garçons et les filles auraient-ils droit à des chambres séparées ? Les handicapés auraient-ils droit à un logement en rez-de-chaussée, et qui est-ce qui serait considéré comme invalide ? Les professions libérales qui travaillent chez eux (médecins, écrivains, musiciens) auraient-ils droit à plus de place ? A qui les emplacements les mieux situés iraient-ils, ou ceux disposant d’un grand jardin ? Une belle-mère doit-elle habiter avec la famille, ou a-t-elle droit à un logement séparé ?

Comment l’Agence du Contrôle des Prix ferait-il pour répondre à ces questions et choisir les locataires ou propriétaire qui devront « bouger » pour libérer la place pour ceux que l’Agence aura choisis ?

La durée de la pénurie de logements en dépendra. Vis-à-vis des locataires et des bailleurs existants, les constructions neuves devront être soumises au contrôle des loyers et rationnées également. Si le loyer des nouvelles habitations est fixé beaucoup plus haut que les loyers existants afin d’encourager la construction de nouveaux logements, le contrôle des loyers ratera son principal objectif qui est l’égalité de traitement de tous. D’un autre côté, si les loyers dans le neuf sont fixés au niveau actuel, quasiment personne n’investira dans la construction de logements locatifs.

Nous pouvons en conclure que la méthode du rationnement administratif a peu de chances d’être tolérée très longtemps. Quand bien même elle s’appliquerait aux locations seulement, cela soulèverait des problèmes administratifs et éthiques insurmontables.

La pénurie actuelle, ses causes et combien de temps elle durera

La pénurie actuelle de logements est très aigüe, et la plupart des gens ne parviennent pas à l’expliquer compte-tenu de l’augmentation modeste de la population et des constructions de logements depuis 1940. Ils se focalisent sur la croissance rapide de certaines villes – mais toutes les villes sont victimes de pénuries. Ou bien ils incriminent le nombre de mariages et de naissances – la plupart du temps sans donner de chiffres précis, et sans les comparer au nombre de constructions nouvelles.

En réalité, l’offre de logements a à peu près suivi le rythme de progression de la population non rurale, comme l’indiquent ces estimations basées sur des statistiques publiques :

Date

Zone non agricoles

Logements occupés

Population civile

Nombre par logement occupé

30 juin 1940

27,9 millions

101 millions

3,6

30 juin 1944

30,6 millions

101 millions

3,3

Fin de la démobilisation (printemps 1946)

Plus de
31,3 millions

Environ
111 millions

Moins de
3,6

Certaines régions vont être plus peuplées physiquement qu’en 1940 et d’autres moins, mais ce qui ressort clairement c’est que le nombre de gens et de familles à loger a augmenté d’environ 10%, tout comme le nombre de logements.

Deux facteurs expliquent que la pénurie soit nettement plus grave qu’en 1940 bien que le nombre de logements ait suivi l’évolution de la population.

Tout d’abord, le revenu monétaire moyen des ménages américains a double depuis 1940, si bien que la famille moyenne pourrait s’offrir un logement plus grand et de meilleur standing même si les loyers avaient progressé significativement.

Deuxièmement, les loyers ont très peu progressé. Ils ont augmenté de moins de 4% entre juin 1940 et septembre 1945, contre 33% pour le prix des autres dépenses courantes.

Ainsi, les prix relatifs comme la hausse générale des revenus incitent les ménages à occuper une résidence plus grande qu’avant la guerre. La pénurie est donc largement due au succès de l’Agence du Contrôle des Prix, qui a augmenté la demande en faisant baisser le coût du logement relativement aux autres biens.

La crise logement devant nous

Le plafonnement des loyers ne soulage aucunement la pénurie. En fait, il devrait même la prolonger : les effets du contrôle des loyers sur la construction sont inquiétants. Le loyer est à peu près le seul prix qui n’a pas augmenté comme le reste. Sauf déflation brutale, que personne ne désire et que le gouvernement ne pourrait pas laisser se produire, les loyers resteront fortement décalés par rapports aux autres prix, y compris le coût de la construction. La production de nouveaux logements sera donc décevante, à moins que 1) une innovation industrielle abaisse fortement le coût de la construction, ou 2) le gouvernement subventionne le secteur immobilier.

Tout le monde espère de nouvelles innovations dans la construction, mais elles viendront d’autant plus vite que les loyers seront autorisés à monter. Dans le cas contraire, les méthodes de construction actuelles ne pourront répondre qu’aux besoins des gens qui veulent devenir propriétaires et qui en ont les moyens. Les biens à louer seront de plus en plus difficiles à trouver.

Il serait absurde de subventionner l’immobilier pour répondre à la demande de logements aujourd’hui, alors que les revenus monétaires sont élevés. Les Américains ont plus que jamais les moyens de se loger.

Si de telles subventions parvenaient à stimuler la construction, le contrôle des loyers pourrait être supprimé après quelques années sans risque de les voir s’envoler. Mais le coût de la construction serait élevé – plus élevé que sans les subventions – si bien que la production de nouveaux logements s’effondrerait durablement. La rentabilité des investissements locatifs remonterait progressivement à un niveau acceptable avec la baisse de l’offre de logements et la croissance démographique. Une subvention nous conduirait donc droit à une crise de l’immobilier résidentiel, et il serait illusoire d’espérer avoir une économie prospère si ce grand secteur est malade.

Par conséquent, à moins d’un coup de chance (une baisse révolutionnaire du coût de la construction), ou de malchance (une déflation brutale), ou encore d’une politique imprudente (les subventions), la « crise du logement » durera aussi longtemps que le contrôle des loyers reste en vigueur. Or, tant que le contrôle des loyers entretiendra la pénurie, il y aura une demande politique pour maintenir le contrôle des loyers. C’est là sans doute le plus grave danger d’une telle mesure. Le contrôle des loyers et la pénurie qui l’accompagne s’auto-entretiennent, et les enfants qu’ils engendrent sont encore plus monstrueux que les parents.

Ce dilemme est compris de façon plus ou moins partielle et inconsciente, c’est pourquoi on entend souvent proposer que les nouvelles constructions soient exonérées du plafond, ou bénéficient d’un loyer plus élevé. Cette réforme implique un abandon partiel du contrôle des loyers. Son maintien partiel se justifie uniquement si l’on croit que la chance et le favoritisme répartissent les logements existants plus équitablement que si les loyers augmentaient, mais qu’une hausse des loyers est préférable dès lors qu’il s’agit des nouveaux logements.

Conclusion

Avec le contrôle des loyers, par conséquent, les surfaces disponibles sont réparties de façon aléatoire et arbitraire, elles sont mal exploitées, les nouvelles constructions ralentissent, appelant des subventions immobilières et le prolongement des contrôles pour finir par une crise à venir dans l’immobilier résidentiel. Un rationnement administratif complet ne ferait probablement qu’aggraver les choses.

A moins de redouter un fort regain d’inflation dû à la libération des loyers, il n’y a donc aucune raison de maintenir les contrôles. En fait, des loyers plus élevés auraient peu d’influence sur les autres prix. Les revenus supplémentaires reçus par les propriétaires seraient compensés par la baisse des revenus disponibles que les locataires peuvent consacrer à l’achat d’autres biens et services.

La hausse des loyers n’entraînerait qu’indirectement une pression inflationniste supplémentaire ; les loyers augmenteraient le coût de la vie, justifiant ainsi des hausses de salaires. A une époque où le gouvernement intervient directement dans la fixation des salaires, cela fournirait une excuse pour demander des augmentations qui n’auraient pas été accordées autrement, et des hausses de prix s’ensuivraient.

Ces effets seraient-ils importants ?

Aussitôt après l’abrogation des contrôles, les loyers demandés aux nouveaux locataires et à certains locataires actuels augmenteraient significativement. La plupart des locataires n’auraient qu’une hausse modérée de leur loyer, voire aucune si leur bail les protège. Puisque les logements sont mis sur le marché progressivement, le loyer moyen augmenterait beaucoup moins que le loyer des nouveaux logements, et le coût de la vie augmenterait encore moins.

Avec l’arrivée sur le marché de nouvelles constructions, la hausse des loyers demandés aux nouveaux locataires serait modérée, sauf inflation générale, même si le loyer moyen continue d’augmenter.

Après un an ou deux, les loyers augmenteront peut-être de 30 %. Mais cela ne représenterait encore qu’une hausse de 5 % du coût de la vie, puisque les dépenses de logement ne représentent qu’un cinquième des dépenses. Une hausse de cette amplitude – moins d’un-demi pourcent par mois sur le coût de la vie global – n’entraînerait pas une inflation générale.

L’inflation doit être combattue de front ; elle ne peut pas être maîtrisée en contrôlant certains prix dans certaines régions ; de telles mesures peuvent contenir les pressions inflationnistes pendant un court laps de temps mais ne les éliminent pas. C’est pourquoi pensons que les effets du contrôle des loyers contre l’inflation ne justifient pas même une fraction de son énorme coût social.

Aucune réforme du logement ne peut faire que des gagnants ; il y aura des perdants. Le fonds du problème est que certaines personnes doivent accepter d’utiliser moins de place que ce qu’elles peuvent payer au niveau actuel des loyers. La méthode actuelle de rationnement fait porter l’effort sur une petite minorité – principalement les soldats démobilisés et les employés de l’industrie militaire, leurs familles, parents et proches.

Laisser monter les loyers aiderait ce groupe en incitant beaucoup d’autres gens à libérer un peu de place, et cela aurait donc le mérite de répartir l’effort plus équitablement dans toute la population. Plus de personnes seraient affectées, mais chacune dans une moindre proportion. C’est ce qui justifierait de libérer les loyers, mais c’est aussi le principal obstacle politique à l’abrogation du contrôle des loyers.

Finalement, nous voudrions dire au lecteur, avec la plus grande insistance, que nous partageons le même objectif que lui : répartir le plus équitablement possible les logements existants et relancer rapidement la construction de nouveaux logements. La hausse des loyers qui suivrait la suppression des contrôles n’est pas une fin en soi. Nous n’éprouvons aucun plaisir à l’idée de payer des loyers plus élevés, ou nos concitoyens, ou de voir les propriétaires encaisser la hausse. Mais nous demandons instamment la levée du contrôle des loyers parce que, à notre avis, toute autre réponse à la crise du logement entraînerait des maux encore plus grands.

Sur le web

Notes :

  1.  Office of Price Administration (NdT).
  2.  Jeu de mot sur « propriétaire » qui se dit « landlord » en anglais, soit « seigneur » de la terre (NdT).
  3.  Note de l’éditeur américain : Les auteurs oublient de dire que les « mesures de long terme » qu’ils préconisent iraient au-delà de l’abolition des privilèges spéciaux tels que les monopoles publics. Quoi qu’il en soit, leur argument mérite d’être relevé. Il signifie que, même du point de vue de quelqu’un qui place l’égalité au-dessus de la justice et de la liberté, le contrôle des loyers est le « comble de l’absurdité ».
  4. Ce commentaire aux accents keynésiens sous la plume de Friedman ne surprendra pas nos lecteurs qui connaissent l’école autrichienne d’économie (NdT).
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