Par Philippe Silberzahn.
Vous me dites que vous voulez que votre entreprise soit plus innovante. Qu’il faut libérer les énergies de vos collaborateurs, vous transformer en entreprise 2.0, adopter un esprit startup, et que sais-je encore. Vous semblez vous repaître des histoires de Google, de 3M, d’Apple bien-sûr, tout comme vous aimiez entendre les contes dans votre enfance. Encore et encore. Fascinants. Émouvants. Insaisissables. Vous inscrivez l’innovation comme pilier stratégique. Elle figure au premier plan de votre rapport annuel, illustrée par de jolies photos avec des enfants. Car les enfants, c’est l’avenir. Vous organisez des séminaires de créativité, vous montez des boîtes à idées, 2.0 elles aussi, vous lancez une cellule innovation, hébergée dans un loft au centre de Paris. Vous m’assurez que l’innovation est une priorité. Du moins c’est ce que vos cadres me disent. Mais ce n’est pas vrai.
Vos cadres donc. Ils viennent chez moi suivre une formation et rédiger un mémoire de fin de programme. Ils sont plutôt brillants je dois dire. Vous avez de la chance, ou plus exactement, vous savez visiblement bien les choisir et c’est à votre honneur. Cultivés, intelligents, et profondément attachés à votre entreprise. Avec la volonté de bien faire, et les armes pour cela : leur volonté et leur talent, et les outils et concepts que nous leur donnons, modestement. Tous ou presque, et j’en vois beaucoup. Ils et elles sont, réellement, au-delà des mots, votre capital.
Et terriblement frustrés. Car qu’en faites-vous de votre capital ? Vous les contrôlez. Vous les surveillez. Vous dépensez des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros à sélectionner les meilleurs, à les recruter, à les former. Et à quoi occupent-ils le plus clair de leur temps ? À vous rendre des comptes. À surveiller leurs subordonnés. À mesurer leur travail. En moyenne, ils me disent consacrer 30% de leur temps à surveiller ou rendre des comptes, de loin leur activité principale. 30% !
Et tout cela en silence. Je ne compte plus les mémoires de fin de programme qui consistent en une discussion passionnante sur votre entreprise qui débouche sur un diagnostic lucide de sa problématique, ainsi que sur des propositions audacieuses pour y remédier. Mais qu’il est impossible d’écrire noir sur blanc. Car on ne peut pas écrire cela. On ne peut pas le dire. À chaque fin de mémoire c’est la même chose : est-ce que ça ne me dérange pas si on édulcore le rapport ? Vous comprenez, c’est risqué pour moi si j’écris cela. Et bien non ça ne me dérange pas bien sûr. Il serait idiot que six mois de réflexion par un cadre intelligent servent à autre chose qu’à aligner les poncifs auto-satisfaits et inoffensifs, n’est-ce pas ? Voilà : votre entreprise est avant tout une organisation de la peur et du silence, où un cadre intelligent, vous les recrutez pour cela, qui souvent la connaît mieux que vous, n’a pas le droit de dire les choses telles qu’elles sont. Car au fond, un pacte tacite a été passé au sein de votre entreprise. Soucieux de votre tranquillité, du haut de la tour qui héberge votre siège social, vous exigez avant tout du silence. Ce silence, vous l’achetez à prix d’or avec la rente que vous procure encore, mais pour combien de temps, vos innovations d’hier, et comme ça tout le monde est content. Ou presque.
Presque, car parfois l’un de vos cadres, plus courageux ou plus fou, on ne sait, prend quelque initiative. S’implique dans un projet. Prend des risques. Oh, des risques ! Bien sûr si ça marche, il sera immédiatement rejoint par une collectivité enthousiaste de collègues qui s’abattront sur lui comme une nuée de mouches pour reprendre en main l’opération qui avait échappé à leur regard de prédateur. Si cela ne marche pas, il sera banni à jamais et condamné à manger seul ses carottes à la cantine. J’ai connu une entreprise qui avait, une seule fois, lancé un grand projet d’innovation. Celui-ci avait été un échec total. Eh bien je n’ai pas réussi à trouver une seule personne dans l’entreprise qui avait travaillé dessus. Personne ! Le projet s’était fait tout seul. Oh, il y avait bien un consultant, mais il ne travaillait plus avec nous désormais. Bien sûr. Silence.
Laissez-les faire !
Donc je résume : vous dépensez des fortunes pour recruter des gens intelligents, puis vous faites en sorte qu’ils consacrent 30% de leur temps à vous rendre des comptes et à surveiller leurs subordonnés. Vous leur interdisez de parler. Et si par malheur l’un d’entre-eux s’avise d’essayer quelque chose et que ça ne réussit pas, cet échec restera comme stigmate pour le restant de ses jours parmi vous. S’il reste. Et avec tout ça, vous me dites vouloir innover ? De qui vous moquez-vous ?
Alors voilà , petit conseil d’ami. Sachez d’abord que je n’ai pas de recette miracle pour vous rendre plus innovant. Personne n’en a. Ou si, peut-être un seul : dégagez le passage. Laissez faire vos employés. Ils en savent plus que vous. Ils sont aujourd’hui sur-éduqués. Sur-connectés. Sur-créatifs. Plus au contact des clients que vous. Je suis chaque fois effaré par le nombre d’idées intelligentes que n’importe quel employé de votre entreprise peut avoir en dix minutes de discussion, et par leur degré de lucidité sur la situation de celle-ci. Alors laissez-les parler. Vous souhaitez vraiment interdire quelque chose ? Vous y tenez ? Alors interdisez le silence, ce silence qui vous tue comme il a tué la Tchécoslovaquie socialiste. Et dégagez vos stratèges en culotte courte et cravate, ils sont inutiles ; des stratèges, des vrais, vous en avez des milliers et ils travaillent déjà pour vous. Ils sont même plus attachés à votre entreprise que vous, qui souvent n’êtes que de passage. Laissez-les s’organiser. À qui allez-vous faire croire qu’ils ne peuvent pas se contrôler, si vraiment on veut du contrôle, en plus de dix minutes par jour ? A-t-on idée du gaspillage que représente ces 30% consacrés au contrôle ? Là encore, dégagez. Au revoir !
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Sur le web.
Il me semble que ce modèle d’organisation libre est celui qui prévaut chez Valve. Société de jeux vidéos bien connue des joueurs mais surtout de la concurrence…
Avez vous des études sur le Japon ?
Comment un pays de fou du boulot, de gens intelligents et très bien formés, où le respect de la hiérarchie est omniprésent peut-il obtenir de si piètres résultats ?
Tout ceci est une conséquence des stocks options accordées dans les grandes entreprises : ce qui compte c’est la  » story  » qui fera monter l’action à court terme ( même si c’est du mensonge ): il devient clef de ne pas avoir de messages discordants et de faire croire , d’où la centralisation et la bureaucratisation et le contrôle.Effectivement il y a énormément d’intelligence et de créativité dans la tête des salariés mais il faut un processus correctement managé pour en tirer de la valeur ( le laisser faire complet est sympathique mais pas efficace)
L’histoire vendue aux marchés et aux actionnaires n’interdit pas d’encourager en interne l’innovation.
C’est surtout notre culture qui nous en empêche, car en France tout échec est définitif. Il te marque au fer rouge et te jette dans les oubliettes pour l’éternité. De fait, tout le monde est paralysé, des salariés aux dirigeants, pour ne pas commettre de faux pas. Et les dirigeants se disent que le meilleur moyen de ne pas faire de pas, c’est encore de ne pas en faire du tout.
Tout comme nos politiques préfèrent ne pas agir sur les dépenses pour faire chic et s’éviter un echec cuisant aux élections, même s’ils savent qu’un jour ou l’autre cette inaction finira par faire exploser le chaudron. Mais comme les dirigeants d’entreprise, ils se disent qu’avec un peu de chance, ça tiendra jusqu’au suivant.
Il faut simplement réhabiliter l’echec. Ne pas en faire une apologie non plus, mais simplement accepter que parfois, on peut se tromper, et parfois on voit juste, et que l’un dans l’autre, peut etre qu’on trouvera un juste milieu.