Par Roseline Letteron.
Dans sa décision Ruiz Rivera c. Suisse du 18 février 2014, la Cour européenne s’interroge sur la place de l’expertise psychiatrique dans la décision de libérer, ou non, une personne qui a été déclarée pénalement irresponsable après un crime particulièrement grave.
En avril 1995, le requérant, de nationalité péruvienne mais résidant à Zürich, a frappé son épouse de quarante-neuf coups de couteau. Il lui a ensuite tranché la tête, qu’il a jetée par la fenêtre de l’appartement. L’enquête qui a suivi a montré que M. Ruiz Rivera était sous l’emprise de l’alcool et de la cocaïne au moment de son acte. En octobre 1995, le Dr. R., expert psychiatre, rend un rapport constatant que « le requérant souffrait depuis plusieurs années d’une schizophrénie paranoïde chronique ». Au regard du danger qu’il représente pour la sécurité publique, le médecin recommande son internement dans un lieu fermé. En mai 1996, les juges de Zürich le déclarent irresponsable et il est interné au pénitencier de Pöchwies où, inconscient de sa maladie, il refuse tout traitement. Par la suite, le diagnostic de schizophrénie établi en 1995 est confirmé en 2001 et en 2004. Sur cette base, sont rejetées les multiples demandes de mise en liberté formulées chaque année de 2001 à 2004 par M. Ruiz Rivera.
Le recours porte exclusivement sur le refus de mise en liberté de l’année 2004. Celui-ci en effet ne s’est appuyé sur aucune expertise effectuée par un expert indépendant postérieure à 2001, et les tribunaux suisses ont alors refusé de tenir une audience qui aurait permis à M. Ruiz Rivera de présenter ses observations.
L’internement en milieu carcéral
Observons d’emblée que le système suisse admet l’enfermement d’une personne pénalement irresponsable dans un milieu carcéral. Il n’existe manifestement pas d’équivalent aux Unités pour malades difficiles, qui existent en France depuis 1910, et qui sont des services hospitaliers fermés destinés à traiter les patients dangereux pour eux-mêmes et pour les tiers. Dans son rapport adressé au Conseil fédéral suisse, et publié en novembre 2008, le Comité européen pour la prévention de la torture relevait d’ailleurs que l’état de santé de certains détenus nécessitait leur admission en milieu hospitalier, les établissements pénitentiaires n’étant pas « appropriés » à ces pathologies lourdes.
Étrangement, le requérant a omis de se plaindre devant les juges suisses du lieu de sa détention. La Cour européenne ne peut donc que constater l’irrecevabilité de ce moyen, puisque M. Ruiz Rivera n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il perd ainsi la possibilité de se prévaloir de la jurisprudence Ashingdane c. Royaume Uni du 28 mai 1985 et O.H. c. Allemagne du 24 novembre 2011, qui énonce que la détention d’une personne atteinte d’une pathologie psychiatrique doit se dérouler en milieu hospitalier.
Le caractère « récent » de l’expertise
Le requérant invoque l’article 5 § 4 de la Convention, estimant que son droit d’introduire un recours devant un tribunal a été violé par les autorités judiciaires suisses.
Son premier grief réside dans le refus des autorités suisses d’octroyer une nouvelle expertise psychiatrique avant de rejeter sa demande de mise en liberté. Sur ce point, la Cour rappelle qu’un individu ne peut être interné pour des motifs psychiatriques que si trois conditions sont réunies. D’une part, la pathologie doit avoir été établie de manière probante. D’autre part, elle doit avoir une gravité de nature à légitimer l’internement. Enfin, ce dernier ne peut se prolonger sans la persistance de ces troubles (par exemple : CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas).
Si la Cour laisse aux États membres une assez grande latitude pour l’organiser, l’expertise psychiatrique demeure cependant la condition sine qua non de la conformité de l’internement à l’article 5 § 4 de la Convention. En l’absence d’une telle expertise, l’enfermement devient purement arbitraire (CEDH, 19 juin 2012 Cristian Teodorescu c. Roumanie). Surtout, la Cour précise, depuis un arrêt Herz c. Allemagne du 12 juin 2003, que cette expertise doit être « récente ».
La formule est bien imprécise, et on peut se demander si une expertise « récente » date de quelques jours, quelques mois, ou quelques années. La Cour a, sur ce point, élaboré une jurisprudence au cas par cas, dont la lisibilité n’est pas toujours très évidente. Dans l’affaire Magalhaes Pereira c. Portugal du 26 février 2002, elle estime qu’une expertise effectuée un an et demi avant la décision est trop ancienne pour justifier une mesure privative de liberté. Dans l’affaire Ruiz Pereira, il s’est écoulé plus de trois années entre la dernière expertise et le refus de mise en liberté opposé au requérant en 2004. La Cour aurait donc pu considérer cette durée comme excessive et sanctionner la violation de l’article 5 § 4 sur ce seul fondement.
La neutralité de l’expertise
Elle ne l’a pas fait, peut-être parce que, dans un arrêt récent de janvier 2013 Dörr c. Allemagne, elle avait accepté une décision de maintenir une personne en rétention de sûreté, alors que la dernière expertise la concernant datait de six ans. Dans ce cas cependant, la persistance de la pathologie était attestée par les médecins qui suivaient le requérant, ce dernier acceptant de se soigner.
Dans l’affaire Ruiz Pereira, le requérant refuse précisément de suivre le traitement, et la Cour déduit des éléments du dossier que cette situation est due « à la rupture du lien de confiance avec le personnel de l’établissement ». À l’argument tiré de l’ancienneté de l’expertise, s’ajoute donc celui de son absence de neutralité. Dans une situation de blocage entre les médecins et le patient, les autorités suisses auraient dû solliciter l’expertise d’un expert dont l’indépendance ne pouvait être contestée. Pour la Cour, le refus d’ordonner une telle évaluation est donc constitutif d’une violation de l’article 5 § 4.
Le droit au recours effectif
La violation du droit au recours effectif est la conséquence de l’absence d’expertise récente et neutre. En effet, la Cour note que le tribunal administratif a refusé la tenue d’une audience, précisément au motif que l’expertise de 2001 était suffisamment détaillée et que ses conclusions avaient été confirmées par le rapport de thérapie de 2004. Dès lors, le tribunal ne disposait pas d’une expertise suffisante pour prendre une décision éclairée, et il aurait dû organiser une audience contradictoire.
Que le lecteur inquiet du sort du malheureux requérant soit pleinement rassuré. Monsieur Ruiz Pereira a finalement été libéré. Depuis le 1er janvier 2007, la Suisse, anticipant sans doute sur l’issue de ce recours, a modifié son code pénal et exige désormais une « expertise indépendante » à l’appui de toute décision dans ce domaine, étant précisé que « les représentants des milieux de la psychiatrie ne doivent ni avoir traité l’auteur ni s’être occupés de lui d’une quelconque manière » (art. 62 d du code pénal suisse).
Fort de cette évolution, le requérant a pu, en avril 2008, bénéficier d’un nouvel examen de sa situation, par un psychiatre indépendant qui a considéré qu’il avait agi sous l’empire d’un « état de nécessité psychotique », sans que l’on puisse « identifier les caractéristiques d’une maladie à caractère schizophrénique ». De son côté, l’office des migrations du canton de Zürich a estimé qu’il était urgent d’expulser le requérant vers le Pérou. Le 21 juillet 2009, la justice suisse a donc constaté que M. Ruiz Pereira « donnait l’impression de faire preuve d’une plus grande maîtrise de soi » et qu’elle pouvait donc « endosser la responsabilité de libérer le requérant ». Responsabilité suisse toute relative, puisque dès sa sortie du centre pénitentiaire, M. Ruiz Pereira était embarqué à bord d’un avion à destination de Cusco, où il réside aujourd’hui. En compagnie de son épouse, car il s’est remarié en prison.
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Sur le web.
Bonjour
« Que le lecteur inquiet du sort du malheureux requérant »
Là j’avoue que j’ai un peu de mal, il est des automatismes verbaux qu’il faut mieux éviter.
Heureusement il y a un happy end, ils sont forts ces suisses 😉
On dit que tout le monde trouve chaussure à son pied… mais là ?
Il a coupé la tête de sa femme… et il trouve à se remarier?
Les Suisses se sont débarrassés du problème de manière civilisé (le Pérou n’est pas l’Arabie Saoudite).On aimerait que nos politicards s’en inspirent et n’agissent pas de telle manière à faire monter des partis extrémistes …