Par Francis Richard.
Quand George Orwell a publié 1984 (Nineteen Eighty-Four), en 1949, il ne se doutait pas de la forme multiple, et en toile d’araignée, que Big Brother prendrait trente ans après la date à laquelle se déroule son roman, souvent avec le consentement plus ou moins conscient des surveillés.
Certes, il faut rendre à George ce qui est à George, Orwell avait déjà pensé au développement de la vidéosurveillance pour connaître les détails les plus intimes des gens et à l’utilisation de la télévision pour leur faire passer les messages désinformés du pouvoir.
Pouvait-il imaginer la prolifération des clouds computing, des mobiles numériques (tablettes, smartphones, ordinateurs), des réseaux sociaux, des courriers électroniques, des cartes de fidélité des géants de la distribution, des cartes de paiement ou de crédit etc. qui ne laissent pas grand chose dans l’ombre pour des regards aiguisés… Or tous ces moyens formidables de communication et d’information sont autant d’armes aux mains des pouvoirs politiques, des sociétés commerciales et des malveillants pour espionner les êtres humains dans leurs retranchements personnels les plus reculés et, dans certains cas, pour leur nuire sans modération.
Dans son dernier numéro, le n°23 de février 2014, le magazine Reflex, qui est une publication de l’EPFL, consacre tout un dossier aux atteintes à la vie privée que ces moyens technologiques permettent et aux dommages qu’ils peuvent provoquer.
Un des arguments employés par les services secrets et les services de police pour justifier leurs intrusions dans la vie privée est de dire :
Qui n’a rien à se reprocher n’a rien à craindre.
Mais il est tellement facile, avec un peu d’imagination, de fabriquer de fausses preuves à partir de morceaux de vérité et de faire du chantage à partir de petits riens qui, grossis exagérément et hors de propos, comme une petite phrase sortie de son contexte, peuvent devenir gênants…
Daniel Saraga, dans son article sur « La fin de la vie privée », pose la question de l’illégalité de la surveillance étatique d’une NSA, dont les agissements ont récemment été dévoilés. Il devrait plutôt poser la question du droit à la sphère privée qui est un droit naturel qu’aucune loi ne peut enfreindre sans être illégitime, quelles que soient les raisons invoquées.
Personnellement peu me chaut que Migros ou Coop ou Sunrise conservent des données sur moi à partir des achats que j’effectue ou des appels que je passe, même si je comprends que d’autres puissent en être gênés. Si c’est le cas, il leur suffit de ne pas avoir de cartes de fidélité ou de rencontrer en personne les individus quand ils veulent avoir avec eux des conversations véritablement privées. Ce qui me gêne, toujours personnellement, c’est que mes données de paiement à des géants de la distribution puissent leur être volées, parce qu’ils ne les protègent pas bien, et que des escrocs hackers puissent vider mon compte en banque qui ne sera déjà jamais suffisamment garni à mes yeux. Chacun a ses phobies…
Pour se protéger des curieux, comme le rappelle Clément Bürge, il existe des moyens de cryptage des messages ou des connexions Internet. Mais il faut reconnaître qu’ils ne sont pas à la portée de la plupart des utilisateurs. Le plus ancien des cryptages de mails est PGP, Pretty Good Privacy, mais il est nécessaire que les clés soient de grande taille pour que les messages soient indéchiffrables… Tor est plutôt un bon moyen de crypter ses connexions à Internet – le principe est de brouiller les connexions en les transmettant de serveur en serveur avant d’aboutir au site cible, mais le nombre relativement peu élevé d’utilisateurs de ce mode de cryptage le rend tout de même assez vulnérable, surtout quand les gouvernements surveillent un site déterminé.
Le cryptage quantique serait parfait. Il n’a qu’un défaut : « Le système ne marche pour l’instant que pour deux usagers reliés par 100 km de fibre optique au maximum. » Il n’est donc pas relevant d’en décrire ici le mécanisme…
Selon Mark Peplow, les gouvernements s’essaieraient à la transparence. Cela me laissera toujours sceptique, parce que ce leur est foncièrement antinomique. L’auteur de l’article pense aujourd’hui de même : « Les vrais bénéfices n’ont pas été démontrés. »…
L’essayiste Christian Heller accepte sans regret – il a tort – la fin de la sphère privée et publie son journal intime public. Il est pourtant de ces gens qui cherchent à satisfaire des besoins légitimes tels que : « Conserver pour eux-mêmes et les autres la trace de leurs expériences, communiquer avec la planète entière de la même manière qu’avec leur entourage proche, et se simplifier la vie. » Il fait partie cependant de ces doux rêveurs qui pensent résoudre par là-même la violence étatique ou l’intolérance en poussant les États à la transparence et les hommes à communiquer entre eux.
Quand je dévoile quelques pans de ma vie privée sur un réseau social, je n’ai pas d’autre prétention que de partager une modeste expérience humaine avec d’autres, en gardant par devers moi ce qui constitue le plus secret de mon for intérieur. Et je n’ambitionne pas à ces moments-là de bousculer Léviathan…
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